Anne Lauricella

Elle croit que c'est normal de pas avoir le droit de rire avec un homme en la présence du père. Comme la fois où elle est allée chercher un pantalon qu'elle avait porté à repriser. Le père était resté dehors, mais elle savait pas qu'il la regardait derrière la vitrine. Le gars avait dû dire un petit mot agréable, elle avait ri poliment et le père, dès qu'elle avait mis un pied dehors, Qu'est-ce qu'il t'a dit ? Et ça te fait rire, ça ? (Elle croyait que tout ça était normal. En échange, elle croyait avoir l'amour inconditionnel du père - eh ben même pas)

Elle croit nécessaire d’inviter l’amoureux dans leur grande maison de campagne (celle là-même où le père, en arrivant, met « l’hymne de la maison », c’est-à-dire la sonate en la mineur de Schubert pour arpeggione et piano, pendant qu’ils ouvrent tous les volets). Mais l’amoureux n’aurait pas dû venir avec son chien. Le père le déplore ensuite, outré. Il n’aurait pas dû parler avec aisance, le père repère, ulcéré, ses fautes de grammaire. Il n’aurait pas dû les complimenter sur la maison, le père s’offusque, de quoi il se mêle ? Il n’aurait pas dû venir du tout (elle est mortifiée de tout ce que le père remarque). C’est après ça qu’il écrira les fameuses pages pour la convaincre de rompre
 
En plus, tu as peur de lui, décrète le père. Comme c’est un cancre, il fait l’autoritaire, c’est tout ce qui lui reste, le pauvre (un autre signe de sa grande intelligence, elle croit, de détecter de telles subtilités). Il faut dire que pour le coup, c’est vrai qu’elle le craint un peu, l’amoureux. Comme elle craint tout homme qui l’approche de trop près (elle croit que c’est pour la vie)
 

Mon enfance me tiraille, m’élance comme une blessure de guerre. J’ai mal au bonheur perdu, à la jouissance d’être, révolue. J’ai mal à la paix, celle qui nous recouvrait comme un voile silencieux, ces fins de matinée, pendant que notre mère préparait le repas et que nous jouions dans la chambre. Celle de mon frère, la grande, à la moquette bleue comme une étendue d’eau. Les villages des petits personnages étalés partout. Mon frère construisait pour moi les édifices un peu difficiles, les voitures. Je m’en souviens d’une, un kart bleu qu’il avait fabriqué et avec lequel il me laissait jouer. Je me souviens d’avoir pleuré, inconsolable, le jour où mon frère, sans me prévenir, l’avait démontée pour en faire une autre. Déjà, je pleurais la disparition irréparable, le retour impossible. Il ne comprit pas ce qu’il jugea comme un excès de larmes. Ma mère non plus.

Un jour, elle croit rêver. L’amant resurgit par la fenêtre. La porte n’a toujours pas retrouvé sa clé. Elle voit d’abord ses belles boucles. Elle croit défaillir. Il n’est là que pour récupérer la table de la cuisine qui lui appartient, et mettre une majuscule à leur adieu. Après qu’il a disparu par la même fenêtre, elle halète sur le lit. Puis elle se lève, s’approche de la fenêtre. Elle attend un peu. Elle ne veut pas que son corps en tombant le tue. Elle doit lui laisser le temps de descendre les six étages. Elle attend. Et parce qu’elle attend, elle se dit : Ou alors. Ou alors prendre n’importe quel cahier qui traînera et s’y reconstruire. Tout reprendre depuis le début. Chercher le pur.

La douleur comme une crue. Elle croit que ce sera toujours comme ça, qu’elle doit vivre désormais avec ça. Qu’il faut qu’elle casse. Quelque chose à elle de préférence. Cette fois c’est la chaîne hi-fi. Cris. Coups de poing. Une force inouïe. Elle arrache les rideaux. Si elle ne brisait pas, ne déchirait pas, il n’y aurait pas de soulagement. Elle doit aller au bout de sa souffrance. Après. Calmée. Elle ne sort pas de la chambre. Elle écoute. Elle l’entend téléphoner à sa psy à lui. « Qu’est-ce que je dois faire ? » Il a peur. Il ose pas entrer. Ce sera à elle de se montrer. Et là, aucune compassion dans ses yeux à lui. La réserve, la circonspection, l’autoprotection. Avant tout

Un été, amoureuse. Un sursaut de liberté. Elle se croit parcourue d’un sang neuf. Par un vasistas, elle grimpe sur le toit de l’immeuble. Y déjeune. Pleins feux sur les Invalides et la tour Eiffel. Paris est à elle. Les jours suivants, elle ne sait trop comment, elle se retrouve dans un train,fait du stop jusqu’à Vézelay. Des heures d’une beauté fulgurante, rivière, prés et forêts. Elle recouvre la vue. Une liberté infinie. Se lave les cheveux à la fontaine d’un village. Nage nue dans un ruisseau. Mais la beauté lui fait mal. Elle ne s’en sent pas digne. Elle rentre et ne connaîtra plus une telle liberté de mouvement

Il y a toujours eu en moi un total manque de confiance, j'ai toujours eu besoin de me faire confirmer ce que je pensais. Je le pensais et je n'osais pas le penser, n'osais pas faire confiance à ce que je pensais.
Charles Juliet

Elle croit qu’elle ne pourra plus jamais perdre cette source d’amour qu’elle a trouvée en elle. Et que, eux, ils n’avaient pas accès à leur propre source d’amour. Que c’est pour ça qu’ils ne l’ont plus aimée quand elle est devenue elle-même. Que c’est pas de sa faute s’ils ne l’ont plus aimée d’un coup, et s’ils ne l’ont jamais aimée pour ce qu’elle était, avant. Et c’est à ce moment précis, quand elle comprend ça, pendant toute une nuit blanche où elle fait entrer lentement, très lentement cette nouvelle conscience en elle, comme une opération très délicate, qu’elle quitte leur galaxie. Qu’elle rejoint la Vie

Elle croit être son adorée, et qu’il boit le suc de ce qu’elle est quand elle dit ou fait quelque chose qui lui plaît. Elle le voit bien à la façon qu’il a de la regarder : par exemple, quand une fois, elle avait dit, parce qu’il y avait longtemps qu’ils étaient pas montés sur leurs vélos de course, qu’elle avait l’impression d’être dans une position « burlesque ». Ou quand elle avait qualifié le lierre qui peu à peu recouvrait leur maison d’« acidulé » et qu’il avait dit J’étais sûr que ce serait toi qui trouverais le mot juste – et puis finalement non, un jour, elle n’a plus été son adorée

Elle se croit anormale chaque fois qu’elle serre les jambes et que monte le plaisir. Elle se promet chaque fois de ne plus jamais refaire une chose aussi répugnante
Elle croit qu’il y a « quelqu’un d’autre » quand elle se regarde parfois, toute seule, dans le miroir. Ce qu’elle entrevoit la fait chavirer. Elle tombe. Elle croit se perdre, à quatre pattes elle crie Non, Non (elle croit vouloir dire non). Puis elle se réintègre enfin, rassurée, elle croit se retrouver, et maudit et lui pelote le sein – d’ailleurs, elle est en train de lire une page de littérature comme il le lui a demandé