Anne Sibran et
Emilie Angebault vous présentent leur ouvrage "Magda. Au grand jour". Parution le 6 octobre 2022 aux éditions Gallimard-Jeunesse Giboulées.
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Note de musique : © mollat
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La qualité du silence d'un homme présage souvent de la profondeur de sa parole. Et je sais que pour toi le mot est précieux. Tu parles avec parcimonie et seulement à certaines heures. Toujours en dehors de la lumière, de la routine de tes journées.
La certitude qu'à chaque instant tout écoute et donne à tes mots une autre portée. Ce qui explique sûrement ce suspend, chaque fois que tu vas te mettre à parler, cette façon de dresser l'oreille vers les arbres, de veiller à ne jamais couper la parole à la forêt.
Combien existe-t-il de peuples qui osent aujourd'hui s'adresser à une plante à voix haute ? Tu réveilles une mémoire ancienne, ranimes dans la parole ce mélange de prière et de magie, caché dans les ourlets de la langue, à ses zones de lisière. Cette force d'incantation, ce souffle d'inattendus. Ce désir immodéré d'être entendu par les arbres et les pierres. De revenir au monde. De l'honorer.
Le feu éteint, la nuit s'avance, tu chantes encore. La lune à mi-ciel déjà, un vent de nuit s'approche de l'autre côté du fleuve. Je l'entends qui empoigne les arbres, les froisse l'un après l'autre, marche sur les cimiers. Ton chant s'y cogne, s'y éparpille, quand le souffle dégringole jusqu'à nous, chargé du sucrin des fruits de palmes, que les chauves-souris grignotent avec des bruits métalliques, une faim d'ailes battues. Plus loin, une chouette soupire. Puis un buisson clignote sous la raucité du crapaud.
Ainsi tu chantes jusqu'au lever du jour, mélangeant ta parole avec les voix de la forêt …
Je suis un enfant de la forêt, comme les bêtes, les poissons, comme les fleuves, comme tous les arbres autour de moi.
La bête, c'est la forêt qui court.
Le poisson, c'est la forêt qui nage.
L'arbre, c'est la forêt qui caresse le ciel avec ses doigts de feuilles.
Le fleuve c'est la forêt qui coule.
Et nous les hommes, on est la forêt qui met des colliers et qui ouvre des jardins.
Les hommes ne savent plus écouter le monde, tendre l'oreille après la réalité, pour surprendre cette mélodie discrète, où l'on entend l'âme tinter avec comme une tension de joie.
Il n'y a pas de bête folle, pour la raison qu'on n'a jamais rien donné à la bête, qu'elle a tout trouvé par elle seule. Même son cri.
Ainsi, il n'y a rien qu'elle puisse perdre, ou qu'on puisse un jour lui reprendre.
La bête ignore tout du mot abandonné.
Je suis l’enfant du fleuve,
d’un peuple cent fois mort
mais qui toujours renaît.
Le fils de l’homme à la sarbacane
le grand souffleur d’oiseaux,
le fils de la femme-fleur,
mordue par le serpent.
Je suis l’enfant des ruisseaux
sauvé par la loutre,
Lucero Tanguila,
né le jour du volcan,
le neveu de l’homme-tigre,
qui mord le cou des panthères
et plante les enfants
dans le ventre des femmes
qui lui portent une soupe.
Je suis celui qui s’est dressé
devant le fauve aux yeux luisants.
Celui dont la mort n’a pas voulu,
ce soir,
celui dont la mort ne voudra pas !
À chaque instant la forêt est épaisse de ce qu’elle s’apprête à dire, ou bien de ce qu’elle tait. Tout parle, sous les mousses, au coude d’un vieil arbre. Même le parfum au ventre de la fleur est un mot prononcé.
Ça faisait un cri énorme. Un cri de toutes gorges : les sangliers, les serpents, les renards, les oiseaux. Un cri de toutes sèves. Et braillé depuis chaque fente, celles pour les sources ou l'intérieur des gouffres, la brisure d'un rocher. Ce cri nous révulsait la peau, nous poussait à hurler de même. Mais il n'était pas de terre, ce cri : c'était le vent. Il s'empoignait les arbres. On les voyait tourner un moment dans le ciel pour disparaître ensuite dans le fond de la nuit. Il emportait les bêtes aussi. Et même l'eau, quelques poissons.
Enfin je te réponds que si tu n'as pas les yeux pour le livre, moi je n'ai pas les yeux pour la forêt. On n'apprend pas dans nos écoles à regarder vraiment le monde, à l'écouter.
Je ramasse tes mots sous les arbres, Lucero Tanguila : gouttelant ou parcourus par les insectes, traversés de souffles et de cris. Cette forêt infusée dans le verbe, jungle de pleins et de déliés. Paroles de lianes à l’assaut des grands troncs, avec le timbre ombreux du chant enraciné dans la moiteur, germé partout en métaphores jusqu’en ses moindres pourrissements.
Le bonheur de ces mots vivants plantés en phrases drues, implacables et sonores comme des rideaux de pluie.
J’écris derrière tes traces, Lucero Tanguila, pour promener le livre dans la boue, rendre la page au monde.