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Citations de Anne-Sylvie Salzman (12)


Il alluma la télévision et se servit un whisky avec des glaçons qu’il fit machinalement tinter en regardant, sans les voir, deux jeunes femmes qui donnaient des cours de cuisine indienne. Juste au-dessus de la porte, une lucarne rectangulaire montrait le haut de la colline qui surplombait le lac. Le bleu-noir de la montagne fut traversé par un lent faisceau de lumière : une auto ? Il n’y avait pas de route carrossable là-haut. Un gosse sur une moto de cross ? Crane partit un peu avant minuit, avec, dans un petit sac à dos, la bouteille de whisky, une paire de jumelles, une lampe torche et sa couverture bleue. Il monta jusqu’au chemin du phare. Des agneaux, le cul jaune, bêlaient.
Le phare, la falaise ? La falaise l’emporta. Du sommet on verrait mieux venir les forces ennemies. Au phare, malgré l’heure tardive, il craignait de rencontrer Katie ou les locataires, sortis regarder les étoiles et fumer. Il faudrait leur parler : lui, Crane, n’avait plus rien à dire. Mieux encore, en descendant au lac, les cuisses douloureuses, il dut se rendre compte obscurément qu’il avait perdu jusqu’à sa voix intérieure, laquelle, fabrique à digressions, lui avait pourtant tenu compagnie depuis l’enfance. De l’autre côté du lac, la pente était rude. Il glissa dans un trou d’eau et se releva, trempé jusqu’aux genoux. S’il avait fait plein jour et grand soleil, il se serait déshabillté et se serait enduit le visage et le torse de boue – la nuit était fraîche et il n’y avait plus place dans son esprit pour ces jeux enfantins. (« Au pied du phare »)
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En juillet 1925, l’écrivain Bua Amrit Juni, de passage à Thantlang, se vit offrir par des officiels Chin des « pierres de fertilité » – « de grosses pierres rouges », dit-elle, « polies à la main, et dont les Chin disaient qu’elles avaient été fabriquées autrefois par des peuples de la forêt qu’eux, Chin, nommaient les sans âmes (ou sans ombres, ou sans noms). Ces gens selon eux sont repartis vivre dans les montagnes. Leurs femmes, paraît-il, tatouaient leurs hommes d’un mélange de cendre et de sang menstruel. »
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Ayant pleine conscience de mon déshonneur et du plaisir qu’il me donne et sans doute me donnera encore, car je ne peux y renoncer, je confesse ici les actes mauvais qui m’écartent à jamais de la maison du père.
Je suis née, dernière de leurs enfants, à Zelenka, du baron Zelenka et de Catherine Oczimowa sa femme. De cela il y a vingt-deux ans ces temps-ci et dix-neuf seulement lorsque je quittai Zelenka. Naquirent avant moi Paulin, mort dans l’enfance, et Seban, frère vivant. Paulin fut enterré dans un cimetière que le baron mon père fit ouvrir sur ses terres. Avant cela les Zelenka étaient enterrés au village qui porte ce nom, et c’était une bonne chose que de reposer au milieu des autres. Quand Paulin mourut, le baron en eut un chagrin qu’il voulut cacher à tous. Ce cimetière de Paulin n’est qu’un enclos où sont aussi deux chiens de la maison, Tvor et Faj, et maintes autres bêtes que Seban, puis moi, y avons enterrées. Les murs sont de pierre grise ; la grille ne ferme plus. La tombe de Paulin est surmontée d’une stèle à la manière autrichienne, et d’un arbuste qui donne des fleurs blanches, puis des baies de la même couleur. De Paulin reste aussi un portrait que ma mère longtemps garda dans sa chambre. Paulin, qui mourut à trois ans, est en veste jaune ; il a un poupon dans les bras. Le peintre lui fit un visage de vieil enfant, comme j’en ai vu dans des cirques, et ma mère me dit un jour qu’elle s’en souvenait bien ainsi. Paulin mourut d’une fièvre qui est fréquente dans ces vallées. (« La boucle »)
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Enfin nous sommes morts et allons librement dans les montagnes, que nous avons aimées, et qui ne nous ont jamais gardés de nos ennemis. Nous dansons sur le sommet de l’Antakazh, que des ouvriers creusent nuit et jour, dans la boue, pour le plomb et l’uranium. Des trains, la nuit, traversent la grande vallée jusqu’au village que nous appelions Kurmaneh ; des soldats gardent le chemin de fer. Les aizes montent en nuées grises et rouges vers les plus hautes cimes, tous les printemps, une année sont si nombreuses qu’elles cachent le soleil ; puis disparaissent à jamais de nos montagnes.
Nos villages sont perdus ; la terre a mangé nos villages. Nous les cherchons parfois dans la montagne, dans l’espoir de retrouver nos tombes ; nos tombes elles aussi sont perdues, nos champs sont perdus, nos troupeaux sont perdus, nos richesses sont perdues. Cervenece est dans les mines et Selak n’est plus ; Komes, Falles et Bos sont sous le barrage ; Kormaneh seule reste debout. Y habitent ouvriers et soldats, qui vivent sans doute comme nous vivions, le matin regardent s’il pleut ou s’il fait brume, et soupirent. (« Enfin nous sommes morts »)
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Kesenic souriait dans la pénombre. J’avais trouvé Kesenic seul habitant de Zelenka lorsque les barons m’avaient vendu le château et les terres, et je l’avais gardé. Puis une année, sa femme, qui était des Hauts et y passait toujours la Pâque, qu’ils appellent Résurrection, n’était pas revenue au château. Elle n’aimait que ses montagnes. Kesenic était parti la rejoindre.
– Nous nous reverrons demain, dit-il, au retour de là-haut. Je vous expliquerai.
Les aizes au fur et à mesure que le soleil baissait étaient revenues voler autour des toits. La patrouille partit vers la montagne et je crus voir d’autres ombres briller en contrebas. Je me rappelai à voir Kesenic marcher qu’il avait perdu une jambe à la guerre, en France, et n’était plus si jeune.
– Sa femme a de la parenté chez nous, dit le messager, imperturbable. Ils avaient une maison à Dombrace, bien plus bas, mais le village tombe dans la mine.
Ces mines dans les montagnes étaient des mines de plomb, de fer et d’uranium. Des soldats les gardaient et les mineurs, je crois, venaient tous de nos prisons. (« Dans les Hauts »)
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À Châtillon, terminus de ligne, nous descendîmes vers une rue bordée d’usines et d’entrepôts déserts. Schullerus reprit quelque courage, reconnaissant là sans doute des formes familières. Mais voilà l’hôtel Milton, au coin d’un pâté de maisons, et de nouveau Schullerus baisse les yeux, et semble rétrécir. Pour entrer dans l’hôtel il faut traverser une terrasse de ciment; il y a du linge aux fenêtres et le café est au rez-de-chaussée.
Je payai une semaine d’avance ; cela faisait pour nous deux plus de mille cinq cent francs soit, calcula Schullerus dans la douleur, en couronnes presque mon salaire d’un mois.
Pas de cuisine dans les chambres, lus-je au-dessus des règlements d’incendie, derrière la porte de la nôtre. Elle donnait sur une voie de chemin de fer où passaient toutes les dix minutes à peu près des trains blancs et rouges, et parfois de petites motrices jaunes qui ne tiraient qu’un wagon, chargé d’essieux ou de ferrailles. Schullerus était sorti prendre une douche et je vis sur le talus herbeux de la voie deux filles en chemise, les mains sur les genoux. Le train passa; elles furent prises dans le vacarme; l’une posa la tête sur les genoux de l’autre. Elles mangeaient du pain. J’avais pensé un instant à les regarder que j’étais à Jesenik, où j’avais enseigné un an, et que j’attendais, un matin de printemps, le train de Fels.
Sous nos fenêtres, au pied du talus, il y avait une courette encombrée de poubelles et de tonnelets gris. Schullerus revint au moment où le souvenir de mes jours à Fels était devenu si fort que je ne savais plus comment revenir à la vie présente, et quitter la fenêtre, la contemplation imbécile de la cour où les deux filles en blanc étaient maintenant descendues, et où elles roulaient les tonnelets de bière vers une porte invisible.
Schullerus se taisait et fumait. J’étais couché sur l’un des deux lits de notre chambre et me figurais être marin dans un port du Sud. Le plafond tanguait. Esztena avait disparu depuis cinq mois déjà. Elle était partie quelques jours chez son père, qui vivait à Bratislava, et le jour de son retour Schullerus l’attendit en vain jusqu’au soir. Il passe dans l’après-midi à la gare de Fels quatre trains en provenance de Bratislava, à ce dont je me souviens.

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Le rêve commence toujours ainsi : je vois Esztena traverser une pièce sans lumière dans laquelle se tient le comte. Elle porte une robe qui paraît rouge et c’est bien l’Esztena du monde éveillé, jamais une autre à laquelle j’aurais donné ce nom. Parfois Esztena parle, parfois elle se tait; parfois elle marche vers le milieu de la pièce et sa main se tend; vers moi, me dis-je, vers moi ; c’est vers le comte. Dans certaines versions du rêve il se passe avec lui des choses effroyables. Esztena tire les rideaux sur le cadavre infâme du comte. Esztena soudain livide est dépecée par les griffes du comte. Je pleure, ou plutôt jappe ainsi qu’un chien.
J’ai fait l’un de ces rêves la nuit où nous sommes arrivés en France. Robe parfois rouge, tentures beiges de la chambre du comte vers qui de nouveau Esztena marchait sans inquiétude; je me suis réveillé dans une rue déserte où le car s’était arrêté. La tête de Schullerus pesait sur mon épaule. Je me suis demandé s’il rêvait d’Esztena; si de son côté Esztena rêvait de nous; enfin si le côté d’Esztena avait encore un nom. Je finissais toujours lorsque je pensais à sa fuite par me dire qu’elle était morte et qu’il ne servait donc à rien d’avoir sans cesse son nom à l’esprit : elle ne l’entendait pas.
Schullerus se réveilla à son tour, se frotta les yeux, en fit tomber de ces humeurs blanches qui y avaient séché. Paris, disait-il, quand ? Le car sortit de la ville et nous repartîmes dans la nuit des campagnes. Schullerus se massa l’intérieur des genoux et finit par se rendormir; ailleurs sous le toit vibrant du car on parlait à voix basse, on ronflait; j’avais si peur soudain que je voulus dormir.
À la frontière avec l’Allemagne, nous étions tous descendus du car, que des chiens avaient flairé une demi-heure durant, cependant que dans le soleil des policiers fouillaient nos bagages. Dans ceux de Schullerus ils trouvèrent de la farine de pomme de terre, et la goûtèrent du bout des doigts. Schullerus leur expliqua que nous allions en France pour des motifs sérieux. Il leur montra une photographie d’Esztena Schullerus, sa femme, partie peut-être à Paris.
Ils n’avaient jamais vu Esztena. Nous fûmes pareillement traités à la frontière française. La nuit, le blanc de la lune m’ôtèrent la colère de l’esprit; je compris aussi la crainte que Schullerus avait de ma méchante langue, qui nous eût renvoyés à Fels.
Pour me distraire je mangeai un gâteau — à la gare routière la mère d’Esztena nous en avait donné une boîte — non par faim mais pour sentir avant Paris l’odeur de la farine et du beurre : Schullerus, Schullerus, qu’allons-nous faire si loin du pays ?
Dans Paris, nous sommes dans Paris. Schullerus tremble; il pose la main à plat sur la vitre du car puis sur ses joues et son front; son malheur lui donne la fièvre. Je regrette déjà de l’avoir accompagné à Paris ; cependant Schullerus ne parle pas le français. Je l’enseigne, moi, et suis le cousin d’Esztena, son presque frère. Nous avons grandi dans la même maison des faubourgs de Fels, que mes parents et ceux d’Esztena partageaient avec la famille Svankmajer. C’était un monde où Schullerus heureusement n’existait pas.
En descendant du car Schullerus comme la plupart des passagers tenait à peine sur ses jambes; ses joues étaient grises de barbe; il s’assit accablé sur un banc de pierre, face à la Seine. Nombre de nos compagnons de voyage disparurent dans les minutes qui suivirent : leurs visées inversement aux nôtres étaient touristiques et pressantes.
Schullerus se sentait sale; il renifla ses vêtements et les paumes de ses mains et me supplia de trouver au plus vite le chemin de notre hôtel. Un ami de Schullerus, un ingénieur qui voyageait, nous avait recommandé un établissement des environs de Paris : le café-hôtel Milton, à Châtillon, service familial. Il nous fallut prendre le métro. Schullerus se tenait à moi, intimidé.
– Un voile est tombé sur mes sens, dit-il plus tard.
Pour moi, l’odeur horrible des couloirs et la râpe suave du français m’allaient au cœur, et j’eusse été joyeux, même, si Schullerus m’avait lâché le bras.
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La fille qui perd son sang la première fois
la fille dont les cuisses se couvrent de sang
la vierge dont le ventre pleure
la vierge dont les draps fleurissent
cette fille connaît le chemin
cette fille ira seule à la hutte
cette vierge verra l’ours
cette vierge parlera à l’aigle
cette fille bandera l’arc
cette fille te mangera le cœur.
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Quand le sang sort de toi, fille des xhuxha’i, il faut que tu saches quel goût il a. Alors : qu’il sorte de tes yeux, qu’il sorte de ta bouche, qu’il sorte de tes oreilles, qu’il sorte de ta vulve, qu’il sorte de ton œil profond, porte-le à ta langue. S’il est sombre, s’il sent le cheval, la viande : fille des xhuxha’i, tu vas mourir. S’il est clair, s’il sent l’œuf et la terre : fille des xhuxha’i, garde-toi des hommes.
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La femme (la xhuxha’i) se retire dans la hutte menstruelle.
Médite le monde.
Elle reviendra dans un corps fait de sang.
Caillots : des yeux.
Caillots : que tu prends, ô femme-oiseau des premiers jours, entre les doigts que tu auras, et que tu presses : en sors un peu plus de sang.
Plus noir mais non nécessairement.
Il faudrait que tu sois bien sotte, ô xhuxha’i, pour ne jurer que par l’encre.
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Les parents d’Ada lui interdisent d’emprunter le chemin qui, partant de la ville, parvient à l’autoroute et ce faisant longe des marinas improvisées le long de l’Ouse : les bateaux qui s’arriment là ne le font pas dans les règles. Y vivent des mariniers effrayants et silencieux dont les chiens sont galeux et les femmes moroses. Des filles se sont noyées là, corps et âme. Et lorsqu’elles ont survécu, elles se sont mariées sur le chemin de halage, un sort sans doute plus terrible que la mort. Le soir, elles se baignent nues dans la rivière brune et offrent leur poitrine aux mariniers cruels, qui les battent et les mordent et les font saigner et gémir – songe Ada. Car il y a des enfants au milieu de toute cette vermine, œuvres de la chair, bien sûr, et non pas de la boueuse rivière. (« Le chemin de halage »)
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La sœur dort, la main droite sur la poitrine ; elle ronfle très légèrement ; ses lèvres esquissent de temps en temps un mouvement de succion. Keiko la regarde dormir ; la terreur s’empare de chacun de ses muscles jusqu’à anéantir ses forces. Elle s’imagine un instant n’être que peau tendue sur une immense, informe, palpitante amibe. La peau explose, Keiko retourne au désordre protozoaire. Ni les lendemains, ni les jours qui suivent, Keiko ne parle à sa sœur de la créature si inopinément venue au monde. La caisse est cachée dans un placard du vestibule que la sœur, se dit Keiko, jamais n’ouvrira. Du reste, Keiko ne parle à personne de cette naissance illégitime. L’envie ne lui manque pas – mais les mots ? Le premier jour, étant partie sans même rendre visite à la bête en son enfance (« Pourvu qu’elle meure ! »), Keiko vers midi est saisie d’une épouvante sans nom. La sœur aura trouvé l’animal, l’aura porté chez le vétérinaire – aura ainsi rendu son apparition misérablement officielle. (« Fox into Lady »)
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