Anne Tyler

C'était un après-midi de mai ensoleillé et chaud, le temps invariablement parfait de la Californie du Sud. Willa en avait assez du soleil. Les saisons lui manquaient ; elle rêvait d'un orage, voire d'une violente tempête de neige hivernale où tout le monde restait bien au chaud chez soi avec un livre. Mais non, il n'y avait que cet éternel ciel bleu, cet air à la même température que la peau, cet éclat jaune cuivré qui se réverbérait sur l'autoroute.

Elle avait servi tout le monde à présent. Elle s'assit et adressa un sourire à la tablée avant de déplier sa serviette. Derek cligna des yeux, mais les autres se contentèrent de commencer à manger. La famille d'Alice réagissait toujours à ses histoires avec embarras. Non pas qu'ils n'y croyaient pas, pas tout à fait, mais son ton exalté, sa gaieté fébrile, ses ellipses théâtrales les mettaient mal à l'aise. Elle semblait à tout moment susceptible de dépasser les bornes, comme Willa se le formulait.

– Tu sais ce qui est le plus triste pour les enfants dont la mère est violente ? C'est que, malgré ça, c'est auprès d'elle qu'ils vont chercher du réconfort, après. Tu ne trouves pas ça pathétique ?

Il se leva tout doucement, comme s’il était beaucoup plus âgé, et regagna la nef. « À quoi bon continuer de vivre ? demanda-t-il à Kate.
– Je n’en ai aucune idée », répondit-elle sèchement.

– Dans mon pays on a un proverbe : "Méfie-toi des gens sucrés, parce que le sucre, il ne nourrit pas."

Denny jeta un coup d’œil à son voisin, s’attendant presque à échanger avec lui un regard déconcerté, mais à son plus grand désarroi, il s’aperçut que le garçon pleurait. Il n’avait pas simplement les larmes aux yeux ; il était secoué de sanglots, la bouche tordue par la douleur, les mains agrippant ses rotules. Denny était complètement désemparé. Devait-il lui témoigner de la compassion ? L’ignorer ? Mais l’ignorer lui paraissait rude. Et puis, quand quelqu’un faisait ainsi étalage de sa peine, n’était-ce pas une forme d’appel à l’aide ?

Denny se pencha à nouveau.
– Allie, écoute. Tu me demandes toujours ce qui cloche chez moi, mais tu ne te dis jamais que je me pose la même question ? Je me la suis posée toute ma vie ; je me réveille en pleine nuit et je me demande : « Qu’est-ce qui ne tourne pas rond chez moi ? Comment est-ce que j’ai pu tout faire foirer comme ça ? » Parfois je vois comment j’agis, et je suis incapable de comprendre pourquoi je fais ça.

Après tout ce qu’il avait subi aujourd’hui – l’effort physique éreintant, le bruit assourdissant et la chaleur accablante, l’altercation avec le voisin puis la douloureuse scène avec son père –, Red étudiait calmement cette souche pour déterminer son âge.
Qu’y avait-il de si enthousiasmant là-dedans ? Peut-être était-ce sa concentration inébranlable. Ou bien son indifférence aux insultes, ou son absence de rancœur. « Oh, ça ? avait-il l’air de dire. Ça n’a aucune importance. Toutes les familles ont des hauts et des bas ; calculons plutôt l’âge de ce tulipier. »

– Parfois, reprit-elle, j’ai l’impression qu’on côtoie le même genre de personne toute notre vie, tu vois ce que je veux dire ? Le genre facile ou difficile ; on tombe dessus sans arrêt. Merrick m’a toujours fait penser à ma grand-mère Inman. Une femme revêche ; avec la langue comme une râpe. Elle ne me tenait pas en grande estime. Toi, par contre, tu es du genre compatissant, comme ma tante Louise.

Au petit déjeuner, elle avait mangé comme un ogre, mais si lentement et avec tant de grâce qu’on eût dit qu’elle n’avait pratiquement rien avalé.

Il a changé. Tout comme moi. Il a amassé au fil des années une force secrète, obstinée, alors que je devenais de plus en plus sensible à tout ce qui était petit et vulnérable, et si nous avons chacun évolué sous l'influence de l'autre, c'est précisément ce qui nous a séparés et nous séparera toujours. Me demander de revenir serait admettre sa faiblesse. Revenir sans qu'il me le demande serait l'écraser et l'enfoncer plus bas que terre.

Ce qu'il y a de triste, en ce monde, c'est que les actes qui vous coûtent le plus sont généralement ceux qui passent inaperçus.

Seuls les gens tristes sont sincères. Ils vous disent la vérité. Ils savent depuis toujours qu'il n'est personne au monde sur qui on puisse indéfiniment compter et qu'aucun changement dans votre vie, aussi majeur soit-il, ne pourra vous empêcher de finir comme vous aviez commencé : solitaire et perdu, assis sur une vieille toile cirée à regarder le reste du monde nager la brasse papillon.

L’honnêteté : c’est son unique défaut. C’est une chose d’être trop perspicace, c’en est une autre d’aller livrer à un homme le fruit de ses spéculations, mais cela, je ne sais quand elle le comprendra.

Tôt ou tard, ses élèves le quittaient. Ils allaient à l'université, se mariaient, partaient à New York ou se trouvaient un autre professeur. (...) Il se voyait comme une statue érigée dans une fontaine, à jamais immobile, au pied de laquelle les gens venaient jeter les piécettes porteuses de tous leurs espoirs avant de repartir.

Les gens estiment toujours que vous avez de la chance quand vous avez seulement fait preuve d’un peu plus de bon sens qu’eux.

Elle apprenait la vertu de l'ennui. Elle se vidait l'esprit. Elle avait toujours su que son corps n'était guère qu'une coquille dans laquelle elle séjournait, mais elle s'apercevait à présent que son esprit n'était jamais qu'une autre coquille – auquel cas, qui était « elle » ? Elle se vidait l'esprit pour voir ce qu'il resterait. Peut-être n'y aurait-il rien.

Je comptais sur l'effet voiture. Tu sais, quand les enfants qui refusent de parler à leurs parents s' épanchent dés qu'ils sont dans un véhicule en mouvement. Comme si ce qu'on disait dans une voiture ne comptait pas.

Tard un soir de juillet 1994, Red et Abby Whitshank s’apprêtaient à se mettre au lit quand ils reçurent un appel de leur fils, Denny. Abby, vêtue de sa seule combinaison, se tenait devant la commode et ôtait une par une les épingles qui retenaient le chignon couleur sable ébouriffé au sommet de son crâne. Red, un homme émacié et très brun, en pantalon pyjama à rayures et t-shirt blanc, venait tout juste de s’asseoir au bord du lit pour retirer ses chaussettes ; si bien que lorsque le téléphone sonna sur sa table de nuit, ce fut lui qui décrocha. » p 9 (Incipit)

Même s’il n’avait fait que manger depuis la dernière fois qu’ils l’avaient vu, Denny n’aurait jamais pu être aussi massif. Et pourtant, vous savez ce que c’est, quand un être cher vous manque. Vous essayez de transformer tous les inconnus que vous croisez en la personne que vous espériez voir. » p 48 a 8