Payot - Marque Page - Annette Wieviorka - Tombeaux
Dans des temps inhumains, être simplement humain relève parfois de l'héroïsme.
Le juge Landau, après qu’Eichmann eut prononcé une phrase longue de 140 mots, l’interrompt : le style dans lequel il s’exprime ne regarde que lui, mais s’il souhaite être compris, il doit s’exprimer en phrases plus courtes. « Il est vrai qu’en allemand le verbe vient toujours à la fin de la phrase, mais il faut bien dire que cela dure vraiment trop longtemps »
P. 230 - Se rendre à Auschwitz pour un homme politique, c'est y chercher un certificat de moralité. Peu importe la façon dont il gouverne, que ses prisons soient pleines de détenus politiques qu'on y torture.

Dans un premier temps, rares ont été les auteurs qui récusent le portrait d'Eichmann que fait Hannah Arendt. Cependant, pour le procureur Gidéon Hausner (...) Eichmann n'a rien du fonctionnaire consciencieux. "Eichmann était un fourbe, un amateur de combinaisons fatales, doté d'un caractère démoniaque, parfaitement indifférent aux souffrances qu'il infligeait, que ce soit collectivement ou personnellement, et qui se délectait dans l'exercice de son propre pouvoir."
Se fondant sur des tests soumis à un expert qui ignore l'identité du sujet qui les a exécutés, Hausner affirme que le spécialiste lui a déclaré : "Vous êtes en présence d'un homme des plus dangereux." "Tout confirmait, poursuit le procureur, que légalement sain d'esprit et responsable de ses actes, Eichmann présentait une personnalité dangereuse, perverse, avec une tendance anormale et sans contrainte à user de ses frères humains comme autant d'objets inanimés pour parvenir à ses fins."
P. 224 - Qu'Auschwitz soit devenu un musée est en soi incongru. Si un musée a pour objet de montrer au public et de conserver des oeuvres d'art, des produits de la culture, celui d'Auschwitz témoigne au contraire d'une éclipse dans la culture, d'un épisode de dé-civilisation.

[ La déportation des enfants. ]
L'arrivée des enfants en provenance des camps de Pithiviers et Beaune-la-Rolande bouleverse tous ceux qui sont à Drancy. Georges Wellers, nommé chef du service d'hygiène de l'administration juive du camp, a été le témoin de l'arrivée le 15 août et les jours suivants de 4000 enfants juifs de 2 à 12 ans, mêlés en quatre convois à 200 adultes, un pour vingt enfants. Il témoignera de cet épisode au procès Eichmann le mai 1961. Auparavant, André Schwartz-Bart avait intégré son récit à son chef-d'oeuvre " Le dernier des Justes " .
Les enfants ont été conduits de la gare d'Austerlitz à Drancy en autobus. Les baluchons oubliés dans les véhicules sont jetés dans la cour et, dans cet amoncellement, ils tentent, souvent en vain, de retrouver leurs biens. Puis, ils sont " parqués par 110-120 dans des chambres sans aucuns mobilier, avec des paillasses d'une saleté repoussantes étalées par terre. Sur les paliers, on disposait des seaux hygiéniques parce que beaucoup étaient trop petits pour descendre l'escalier tout seuls et aller aux WC se trouvant dans la cour, écrit Georges Wellers, un des rares adultes autorisés à pénétrer dans les chambrées d'enfants après 21 heures. A cette époque, l'ordinaire du camp se composait de soupe aux choux. Très rapidement, tous les enfants furent atteints de diarrhée. Ils salissaient leurs vêtements et les paillasses sur lesquelles ils restaient assis toute la journée et sur lesquelles ils dormaient la nuit. [ . .. . ] Leur sommeil était agité, beaucoup criaient, pleuraient et appelaient leur mère et, parfois, la totalité des enfants d'une chambrée hurlaient de terreur et de désespoir ".
( . . . )
L'internée Odette Daltroff-Baticle accompagne les enfants dans les épreuves qui précèdent leur déportation. " On recrute parmi nous des femmes de bonne volonté pour s'occuper de ces enfants, raconte-t-elle. Nous sommes munies de brassards et de laissez-passer signés par la gendarmerie, qui nous donnent droit de circuler dans le camp. Des autobus arrivent, nous en sortons des petits êtres dans un état inimaginable. Une nuée d'insectes les environne ainsi qu'une odeur terrible [ . . . ] les trois quarts sont remplis de plaies suppurantes : impétigo. [ . . . ] Pour 1000 enfants nous disposons de 4 serviettes, et encore, avec difficulté. Par groupe nous menons ces enfants aux douches, une fois nus ils sont encore plus effrayants, ils sont d'une maigreur terrible [ . . . ] ils ont presque tous la dysenterie. Leur linge est souillé d'une manière incroyable et leur petit baluchon ne vaut guère mieux. [ . . . ] après le départ de ces 3000 ou 4000 enfants sans parents, il en restait 80 vraiment trop malades pour partir avec les autres : mais on ne pouvait les garder plus longtemps. "
Comme les adultes, les enfants subissent la veille de leur déportation la fouille par le SEC et la tonte. Puis, comme le raconte Odette Daltroff-Baticle : " Vers 5 heures du matin il fallait les descendre dans la cour pour qu'ils soient prêts à monter dans les autobus de la STCRP qui menaient les déportés à la gare du Bourget. Impossible de les faire descendre ; ils se mirent à hurler, une vraie révolte, ils ne voulaient pas bouger, l'instinct de conservation. ( . . . ) . "
Encore !
Cet adverbe, nous l'entendons chaque fois qu'est proposé sur Auschwitz un livre, un film, un voyage de lycéens... Encore ! Mémoire saturée, fascination perverse pour l'horreur, goût mortifère du passé, instrumentalisation politique des victimes... Sortir enfin d'Auschwitz... Oublier que cela fut. Ou alors en parler, à la condition d'inscrire les morts d'Auschwitz dans la litanie des assassinés en masse : Indiens d'Amérique, morts des champs de bataille de la Première Guerre mondiale, Arméniens, paysans ukrainiens, Kosovars, hommes de Sebrenica, Tutsi, Herero, Cambodgiens, jusqu'à ce qu'ils se dissolvent.
" Encore ! vont dire les blasés, ceux pour lesquels les mots chambres à gaz, sélection, torture, n'appartiennent pas à la réalité vivante, mais seulement au vocabulaire des réalités passées."
Pourtant, cet été-là, elle eut un choc en voyant un numéro sur l'avant-bras gauche de Berthe, tatoué d'une encre bleue un peu délavée. Brutalement, tout ce qui circulait à la maison, à la télévision, dans les films ou à l'école s'incarnait, devenait en quelque sorte réel.

J'ai commencé à écrire ce récit, auquel je pensais depuis des dizaines d'années, sous le signe du COVID : confinement, couvre-feu, masques, pass sanitaire. La pandémie m'avait donné un sentiment d'urgence : il fallait le terminer avant de disparaître. Ce serait mon dernier livre. Un écrit-testamentaire. Mes tombeaux et mon tombeau. Je le terminé alors que la guerre fait rage en Ukraine. Elle manque de m'en détourner. Cette guerre au coeur de l'Europe, que la réthorique poutienne - nazis, génocide, pogroms... - ramène autemps de la Seconde Guerre Mondiale, frappe de dérision mon entreprise de redonner vie aux miens et risque de me paralyser. Je lis pendant des heures la presse et regarde la télévision. Sur les cartes, les noms des lieux que j'ai visités par le passé, certains qui évoquent l'histoire de ma famille, comme Kiev (aujourd'hui Kyiv) où se deroulère t les obsèques nationales de mon grand-père Avrom Wievorka, ou Odessa où vécut Roger après sa libération d'Auschwitz.

(p.63)
La fonction du crématoire n'est jamais de mise à mort. Il sert à l'incinération, comme au cimetière du Père Lachaise par exemple. Sa fonction peut être banale; elle ne l'est pas dans les camps. D'abord pour des raisons culturelles. L'incinération des corps n'est pas alors une pratique courante dans les divers pays de culture catholique, en France, par exemple. Elle ne l'est pas non plus pour les Juifs. Les morts sont censés reposer dans leur intégrité -pour les Juifs religieux jusqu'à la venue du Messie - dans la terre, la leur, celle de leur village, de leur pays. La réduction en cendres rend la mort anonyme. Elle signe l'achèvement du processus de négation de l'individu qui commence dès l'entrée au camp. "Plus rien ne nous appartient, écrit Primo Levi dans Si c'est un homme, ils nous ont pris nos vêtements, nos chaussures et même nos cheveux [...] Ils nous enlèveront jusqu'à notre nom." Et on peut rajouter : jusqu'à notre mort, jusqu'à notre dépouille. Pour le concentrationnaire, le crématoire est la matérialisation permanente de la mort, le rappel permanent, par la fumée et par l'odeur, de la précarité de son existence. Le" crématoire est devenu un symbole majeur du camp de concentration. Tous les récits l'évoquent : "On sort par la cheminée."