A quelques jours de la panthéonisation de Missak et Mélinée Manouchian, "La Grande Librairie" propose une réflexion sur la mémoire. Pourquoi et comment se souvenir ? Deux historiennes, deux témoins et une romancière livrent autant de récits sensibles et nécessaires. Augustin Trapenard accueille ainsi Michelle Perrot pour "S'engager en historienne", publié chez CNRS Editions, Annette Wieviorka pour "Anatomie de l'Affiche rouge", paru au Seuil, Robert Birenbaum pour "16 ans, résistant", édité chez Stock, Marie Vaislic pour "Je ne savais pas que j'étais juive", publié chez Grasset, et Claire Deya pour "Un monde à refaire", paru aux Editions de l'Observatoire.
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Dans des temps inhumains, être simplement humain relève parfois de l'héroïsme.
Le juge Landau, après qu’Eichmann eut prononcé une phrase longue de 140 mots, l’interrompt : le style dans lequel il s’exprime ne regarde que lui, mais s’il souhaite être compris, il doit s’exprimer en phrases plus courtes. « Il est vrai qu’en allemand le verbe vient toujours à la fin de la phrase, mais il faut bien dire que cela dure vraiment trop longtemps »
Aby et Méni avaient été baignés dans cette culture qu'ils connaissaient si bien. Elle prit fin avec eux. Dans ma famille, comme dans celle de mes cousins, même si nous étions de toute évidence juifs, rien ne nous fut transmis. Nous n'avons célébré aucune des fêtes juives dont nous ignorions tout. Nous n'avons jamais mis les pieds dans une synagogue, ou exceptionnellement. Nous avons été dotés de prénoms français. Sans que ce fût un projet consciemment exprimé, tout dans notre éducation a contribué à faire de nous de bons Français, bien intégré dans la société.
"Le « groupe » est donc devenu un couple, plutôt glamour, les « étrangers » les seuls Arméniens ; les Italiens, Espagnols, Juifs de toutes nationalités et les Français, compagnons de ce combat solidaire, passent au mieux au second plan, deviennent invisibles ou noyés dans la vaste catégorie des « étrangers » privés de noms."
Tout l'enseignement [Dans l'école consistoriale de la rue Claude-Bernard à Paris] était fait pour intégrer les enfants à la France. La phrase de Heine, « tout homme a deux patries, la sienne et la France » était répétée comme un mantra. Les enfants devaient devenir « de bons Français de confession israélite ». Ils chantaient La Marseillaise, le Chant du départ. Il fallait être très patriote. « J'ai quitté cette école à 12 ans, précisait Aby. Je n'ai donc pas fait ma bar-mitsva, mais j'ai fait « l'initiation religieuse », une sorte de répétition que les filles faisaient aussi.
Le Front populaire fut une embellie. « Pendant les premiers mois du Front populaire victorieux, les émigrés éprouvèrent plus qu'à tout autre moment de leur existence le sentiment d'être chez eux en France », écrit Manès Sperber. La crainte de l'expulsion avait disparu. L'électricité n'était plus coupée. « Ce n'était plus la même mouise », dit Aby.
P. 230 - Se rendre à Auschwitz pour un homme politique, c'est y chercher un certificat de moralité. Peu importe la façon dont il gouverne, que ses prisons soient pleines de détenus politiques qu'on y torture.
Dans un premier temps, rares ont été les auteurs qui récusent le portrait d'Eichmann que fait Hannah Arendt. Cependant, pour le procureur Gidéon Hausner (...) Eichmann n'a rien du fonctionnaire consciencieux. "Eichmann était un fourbe, un amateur de combinaisons fatales, doté d'un caractère démoniaque, parfaitement indifférent aux souffrances qu'il infligeait, que ce soit collectivement ou personnellement, et qui se délectait dans l'exercice de son propre pouvoir."
Se fondant sur des tests soumis à un expert qui ignore l'identité du sujet qui les a exécutés, Hausner affirme que le spécialiste lui a déclaré : "Vous êtes en présence d'un homme des plus dangereux." "Tout confirmait, poursuit le procureur, que légalement sain d'esprit et responsable de ses actes, Eichmann présentait une personnalité dangereuse, perverse, avec une tendance anormale et sans contrainte à user de ses frères humains comme autant d'objets inanimés pour parvenir à ses fins."
P. 224 - Qu'Auschwitz soit devenu un musée est en soi incongru. Si un musée a pour objet de montrer au public et de conserver des oeuvres d'art, des produits de la culture, celui d'Auschwitz témoigne au contraire d'une éclipse dans la culture, d'un épisode de dé-civilisation.
[ La déportation des enfants. ]
L'arrivée des enfants en provenance des camps de Pithiviers et Beaune-la-Rolande bouleverse tous ceux qui sont à Drancy. Georges Wellers, nommé chef du service d'hygiène de l'administration juive du camp, a été le témoin de l'arrivée le 15 août et les jours suivants de 4000 enfants juifs de 2 à 12 ans, mêlés en quatre convois à 200 adultes, un pour vingt enfants. Il témoignera de cet épisode au procès Eichmann le mai 1961. Auparavant, André Schwartz-Bart avait intégré son récit à son chef-d'oeuvre " Le dernier des Justes " .
Les enfants ont été conduits de la gare d'Austerlitz à Drancy en autobus. Les baluchons oubliés dans les véhicules sont jetés dans la cour et, dans cet amoncellement, ils tentent, souvent en vain, de retrouver leurs biens. Puis, ils sont " parqués par 110-120 dans des chambres sans aucuns mobilier, avec des paillasses d'une saleté repoussantes étalées par terre. Sur les paliers, on disposait des seaux hygiéniques parce que beaucoup étaient trop petits pour descendre l'escalier tout seuls et aller aux WC se trouvant dans la cour, écrit Georges Wellers, un des rares adultes autorisés à pénétrer dans les chambrées d'enfants après 21 heures. A cette époque, l'ordinaire du camp se composait de soupe aux choux. Très rapidement, tous les enfants furent atteints de diarrhée. Ils salissaient leurs vêtements et les paillasses sur lesquelles ils restaient assis toute la journée et sur lesquelles ils dormaient la nuit. [ . .. . ] Leur sommeil était agité, beaucoup criaient, pleuraient et appelaient leur mère et, parfois, la totalité des enfants d'une chambrée hurlaient de terreur et de désespoir ".
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L'internée Odette Daltroff-Baticle accompagne les enfants dans les épreuves qui précèdent leur déportation. " On recrute parmi nous des femmes de bonne volonté pour s'occuper de ces enfants, raconte-t-elle. Nous sommes munies de brassards et de laissez-passer signés par la gendarmerie, qui nous donnent droit de circuler dans le camp. Des autobus arrivent, nous en sortons des petits êtres dans un état inimaginable. Une nuée d'insectes les environne ainsi qu'une odeur terrible [ . . . ] les trois quarts sont remplis de plaies suppurantes : impétigo. [ . . . ] Pour 1000 enfants nous disposons de 4 serviettes, et encore, avec difficulté. Par groupe nous menons ces enfants aux douches, une fois nus ils sont encore plus effrayants, ils sont d'une maigreur terrible [ . . . ] ils ont presque tous la dysenterie. Leur linge est souillé d'une manière incroyable et leur petit baluchon ne vaut guère mieux. [ . . . ] après le départ de ces 3000 ou 4000 enfants sans parents, il en restait 80 vraiment trop malades pour partir avec les autres : mais on ne pouvait les garder plus longtemps. "
Comme les adultes, les enfants subissent la veille de leur déportation la fouille par le SEC et la tonte. Puis, comme le raconte Odette Daltroff-Baticle : " Vers 5 heures du matin il fallait les descendre dans la cour pour qu'ils soient prêts à monter dans les autobus de la STCRP qui menaient les déportés à la gare du Bourget. Impossible de les faire descendre ; ils se mirent à hurler, une vraie révolte, ils ne voulaient pas bouger, l'instinct de conservation. ( . . . ) . "