Quelques questions à propos de Valencia Palace
06/02/2020
A l`origine de ce premier roman d`Annie Perreault, un traumatisme : celui d`un suicide face à elle, d`une femme qui se jette du toit d`un hôtel après lui avoir parlé. Un événement choquant, une brèche dans le cours tranquille de vacances en famille qu`elle a choisi d`exorciser dans la fiction, en réinvestissant cet instant, et surtout l`après. Avec Valencia Palace, elle nous offre un roman très cinématographique qui n`est pas sans rappeler les films de David Lynch ; comme pour laisser en suspens l`étrangeté de cet instant tragique, fugace et obsédant à la fois.Comment vous est venue l`idée de cette histoire de tourisme contrarié, de ces vacances en famille à Valence qui s`assombrissent subitement ?
C’est quelque chose que j’ai vécu, qui m’a marquée. Il y a dix ans, j’ai vu une femme se jeter du toit-terrasse d’un hôtel alors que je séjournais à Valence en famille. Avant de sauter, elle est venue vers moi pour me confier son sac, j’ai été la dernière personne à lui parler. Avec les années, alors que ce souvenir demeurait vif et déroutant, il m’a semblé qu’il y avait là, dans cette rencontre brève mais tragique qui ressemblait à une scène de cauchemar ou de film noir, matière à écriture. Mon point de départ pour ce roman était le désarroi et l’impuissance qu’on peut ressentir face à la détresse des autres. J’ai hésité sur la forme, ç’aurait pu être une pièce de théâtre ou un scénario de film. Chose certaine, j’avais un désir d’effacement, de mise à distance, voire de mise en scène plutôt que la volonté de livrer un témoignage de ce qui s’est vécu à Valence.

Le personnage principal du livre, Claire Halde, vit donc un véritable traumatisme quand une mystérieuse femme se jette du toit d`un hôtel après lui avoir parlé. Plus que l`événement en lui-même, c`est sa non-réaction qui semble la troubler au plus profond d`elle-même et va bouleverser sa vie. Pour vous, la fiction peut-elle avoir aussi cette faculté de bouleverser des vies, de perturber notre quotidien ? Ou bien cherche-t-on avant tout à entendre encore et toujours des histoires, comme de grands enfants ?
Bien sûr, on aime les histoires. Ce qui m’importe et me bouleverse, tant lorsque je lis que lorsque j’écris, c’est le pouvoir de la littérature, un pouvoir complexe qui touche à plein d’aspects de qui on est, de comment on vit. Parce que la fiction donne accès à un autre regard sur le monde et nous connecte à d’autres vies, d’autres manières d’être ou de penser, il peut en résulter un choc, parfois une prise de conscience. Pas toujours. Mais il me semble qu’être ébranlé par la beauté ou l’intensité d’une prise de parole, par le surgissement d’une phrase qui ne va pas là où on l’attend, c’est déjà un événement.
Votre obsession du détail, avec des descriptions presque cliniques d`actes quotidiens, semble répondre à l`obsession de Claire pour la suicidée du Valencia Palace. Etait-ce l`intention derrière la précision de votre style ? On y trouve aussi quelque chose de l’ordre du synopsis, avec cet aspect très cinématographique de ce livre…
Je ne sais pas jusqu’à quel point cette précision quasi clinique était intentionnelle. En tout cas, elle s’est imposée en cours d’écriture. Dans la mémoire traumatique, les détails d’une scène liée à la mort ou au danger de mort s’impriment de manière très nette. J’ai voulu rendre compte de cette vividité des images et des sensations qui subsistent dans le corps après un choc. Je voulais raconter les lieux, le ciel, la désolation, décrire les sensations de chaleur et de froideur ainsi que le vertige du désarroi sans nécessairement passer par des explications sur les motivations psychologiques des personnages. En écrivant, en réfléchissant au roman, j’avais des images mentales comme des plans cinématographiques. À ces images se mêlaient des souvenirs de films ou d’ambiances de films qui m’ont accompagnés dans l’écriture.

Le roman évolue vers plus de lumière au fur et à mesure, même si cette lumière se nourrit de l`absence (sans trop en dévoiler). On connaît d`ailleurs peu de choses de la protagoniste principale, finalement presque aussi mystérieuse que la suicidée, même quand sa fille en évoque le souvenir. Est-ce un livre peuplé de fantômes ?
De femmes insaisissables peut-être, mais en mouvement, un mouvement d’échappée en quelque sorte. Je m’intéresse aux non-dits, à ce qui est tu ou disparu, à ce qui nous échappe, à la part d’inconnu qui fait de l’autre – qu’il s’agisse d’une mère, d’un partenaire amoureux ou de soi-même parfois dans certaines situations –, une personne étrangère.
Pour la fille de Claire Halde, courir un marathon dans cette ville de Valence semble une manière d`en redessiner la géographie, d`épuiser ses rues et paysages autant que son corps en courant. Avez-vous conçu la fin du livre comme un exorcisme, qui lui permet à la fois de se libérer de ses souvenirs et de renouer avec sa mère via cette passion commune ?
La partie du marathon n’était pas présente dans les premières versions du roman. Je l’ai ajoutée tardivement, en cours de réécriture, alors que je cherchais à structurer le récit en y ménageant des ouvertures plus lumineuses. J’avais envie d’explorer cette divagation particulière à la course d’endurance qui est un aller-retour permanent entre les sensations du corps et la sensibilité au parcours, à la ville. Mon intention étant de reproduire cet état de conscience sur le fil du rasoir, entre grâce et douleur, qui survient quand le corps est mis à l’épreuve. Une longue phrase porte Laure, kilomètre par kilomètre, dans sa traversée de Valence. Elle impose ainsi sa respiration, une lecture différente de la ville, moins oppressante que celle de Claire. La fin du livre est d’abord la fin d’un mouvement ou d’un parcours et le début d’un autre, j’aimais donc l’idée de la ligne d’arrivée d’un marathon et d’un départ en train. Plutôt que de se libérer de ses souvenirs, on passe à autre chose, on va ailleurs.

Votre livre a d`abord paru sous le titre La Femme de Valence (éditions Alto) en 2018, au Québec. Pour sa publication en France, Valencia Palace a visiblement été l`objet d`un redécoupage par votre éditeur au Nouvel Attila. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Dans la deuxième partie de Valencia Palace, l’assemblage des chapitres a été modifié. Les parcours de Laure qui court un marathon en 2025 et de Claire qui revisite Valence en 2015 s’alternent donc selon un ordre d’apparition légèrement différent. Leurs histoires évoluent toujours en parallèle, mais certaines révélations qui surviennent au fil des kilomètres du marathon sont décalées. J’avais déjà beaucoup travaillé l’architecture du roman, en testant différents assemblages pour la version publiée au Québec. Pour moi, la structure n’était pas figée, j’étais même ravie qu’on le redécoupe encore une fois. Je ne saurais toujours pas dire quelle séquence est la plus appropriée, tellement les possibilités étaient nombreuses.
Quelques questions à propos de vos lectures
Quel est le livre qui vous a donné envie d`écrire ?
Ça remonte aux premières lectures, sans doute un recueil de contes d’Hans Christian Andersen ou de Jacob Grimm et Wilhelm Grimm.
Quel est le livre que vous auriez rêvé d’écrire ?
Un Journal avec un grand J comme celui d’Anaïs Nin ou de Virginia Woolf. À l’adolescence, j’étais fascinée par de telles entreprises littéraires, et ça m’impressionne encore, d’autant plus que je n’ai jamais pu tenir un journal plus que quelques jours.
Quelle est votre première grande découverte littéraire ?
L`Avalée des avalés de Réjean Ducharme et Les Hauts de Hurle-Vent d’Emily Brontë, lus à peu près en même temps, à 15 ans.
Quel est le livre que vous avez relu le plus souvent ?
Des passages au hasard d’Un homme qui dort de Georges Perec.
Quel est le livre que vous avez honte de ne pas avoir lu ?
Plusieurs grands romans russes.
Quelle est la perle méconnue que vous souhaiteriez faire découvrir à nos lecteurs ?
Les Lieux et la poussière, un essai du philosophe et architecte Roberto Peregalli sur la beauté de l’imperfection, et Frayer, un recueil de poésie de Marie-Andrée Gill.
Quel est le classique de la littérature dont vous trouvez la réputation surfaite ?
Aucun.
Avez-vous une citation fétiche issue de la littérature ?
Plusieurs. Ces dernières années, je me suis répété souvent la phrase de Roland Barthes, « L’écriture passe par le corps » ou celle de Samuel Beckett, « Il faut continuer, je ne peux pas continuer, je vais continuer… ». J’aime aussi beaucoup le commentaire de Marguerite Duras dans le synopsis d’Hiroshima mon amour : « On se rencontre partout dans le monde. Ce qui importe, c’est ce qui s’ensuit de ces rencontres quotidiennes. »
Et en ce moment que lisez-vous ?
Un guide pour planifier un voyage à bord du Transsibérien. Je m’apprête à relire Moscou-Pétouchki (aussi intitulé Moscou-sur-Vodka) de Vénédict Eroféiev.
Découvrez Valencia Palace d`Annie Perreault aux éditions Le Nouvel Attila

Entretien réalisé par Nicolas Hecht
Trois entrevues en solo et en rafale avec des auteur·rice·s autour d'un même sujet: le voyage. En premier lieu, l'auteur Vincent Brault nous parlera des raisons qui l'ont mené à choisir Tokyo comme destination pour la quête de son personnage dans le fantôme de Suzuko. de son côté, Annie Perreault nous fait voyager vers la Russie dans Les grands espaces. Finalement, Joanne Rochette nous transporte en Colombie pour vivre le rire de Garcia. Animation: Audrey Martel.
Avec:
Joanne Rochette, Auteur·rice
Annie Perreault, Auteur·rice
Vincent Brault, Auteur·rice
Audrey Martel, Animateurrice
Livres:
Le rire de GarciaLes grands espacesLe fantôme de Suzuko
Le Site Web du #SalonDuLivreDeMontreal : https://www.salondulivredemontreal.com/
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