Un jour, les mots et les théories qui étaient le fond de nos conversations : couleurs, harmonies, rapports des lignes et des tons, équilibre, ont perdu leur signification abstraite pour devenir quelque chose de très concret. Brusquement j'avais compris ce que je cherchais et comment je pourrais tenter de l'obtenir.
Ainsi il est admiré des fous comme des sages. On ne se lasse pas de voir des Bonnard. On ne se lasse pas non plus de les discuter. Il est le régal des délicats et la curiosité des esthéticiens. Il charme, il déconcerte, il scandalise.
Chapitre "Témoignages et documents"
[Extrait d'un article de Maurice Denis sur Bonnard]
En juin 1933, s'ouvre chez Bernheim-Jeune son exposition "d’œuvres récentes", la première depuis 1928. Parmi la trentaine de tableaux présentés figurent de nombreux chefs-d’œuvre venus d'Arcachon et surtout du Cannet. Le public aurait-il pu deviner que telles toiles aux titres brefs - "Chambre", "Matinée", "Cabinet de toilette", "Placard" ou "Intérieur blanc" montraient toutes les pièces d'une même maison ? Tout y est transposé, magnifié.
Ce sont des tableaux dont le sujet tend à disparaître au profit de la magie colorée. La pièce la plus simple est devenue une salle de palais. Le blanc, de plus en plus destiné par son voisinage à "rendre possibles des couleurs fortes dans la lumière", y tient une grande place. "Le cabinet de toilette" est traité dans une harmonie bleue à gauche, rose orangé à droite ; des rappels de couleur de part et d'autre établissent le lien entre les tons qui s'ajoutent de proche en proche.
Chapitre V, "Un tableau est un petit monde qui doit se suffire"
En maître absolu, il absorbe toute la lumière ambiante. A son gré il la raréfie, l'éteint jusqu'aux pus exquises délicatesses de ce Crépuscule, ou le prodige assourdi de cet Intérieur. A son gré il en emplit le Paysage normand, qui rayonne, ou la fait jaillir blonde, inondante, des draps ou elle joue avec un superbe corps de femme qui s'abandonne.
Les femmes que vous placez dans vos tableaux semblent reliées par le silence.
- On me l’a toujours dit. Peut-être cela vient-il de l’observation de Chirico, de ses rues silencieuses. C’est ma façon d’exprimer le climat, le mystère des choses. Si je mets des hommes, c’est par opposition, ça ajoute du contraste. Le savant que l’on voit dans mes tableaux et qui regarde toujours quelque chose est la copie exacte de l’illustration du « Voyage au centre de la terre » de Jules Verne dans l’édition Hetzel.
J’ai lu Jules Verne longtemps. Je me suis attaché à lire l’Iliade et l’Odysée plusieurs fois, car il faut les lire souvent pour en connaître la saveur. Mes études classiques gréco-latines m’ont donné le goût de l’Antiquité. C’est pourquoi ; dans certaines de mes peintures, j’ai mis des frontons, des arcs de triomphe… sans vouloir pour autant faire de l’Antique, mais pour dépayser en mêlant ces éléments à des éléments contemporains. On m’a dit que j’étais le peintre des « gazomètres et du Parthénon ».
Nommer un objet, c'est supprimer les trois quarts de la jouissance du poème, qui est faite du bonheur de deviner peu à peu. Le suggérer voilà le rêve, disait Mallarmé, que Bonnard admirera toute sa vie.
Dès son retour à Paris, Paul Sérusier n'avait eu qu'une hâte : montrer à ses amis le petit tableau qu'il venait de peindre à Pont-Aven, au Bois d'Amour, sous la dictée de Gauguin. Il le présente en grand mystère à ses camarades de l'académie Julian : Pierre Bonnard, Henri-Gabriel Ibels, Maurice Denis, puis à Edouard Vuillard, Ker-Xavier Roussel, René Piot, élèves, eux, de l'Ecole des beaux-arts. Pourquoi sur cette planchette de bois, ces taches vives de couleurs pures ? C'est que Gauguin lui avait demandé : "Comment voyez-vous cet arbre, il est vert ? Mettez donc du vert, le plus beau vert de votre palette. Et cette ombre, plutôt bleue ? Ne craignez pas de la peindre aussi bleue que possible." Et ainsi du jaune, ou du vermillon. Gauguin avait dit la même chose à Van Gogh à Arles.
"J'aime la Bretagne. Quand mes sabots résonnent sur ce sol de granit, j'entends le ton sourd, mat et puissant que je cherche en peinture". Un pays, sans doute, ne peut suffire à l'éclosion d'un art. Mais la rencontre d'une pensée avide de renouveau d'expression avec une terre à la spiritualité profonde peut être singulièrement bénéfique. Ce que Gauguin retrouve ici, c'est ce climat spirituel qui s'unit merveilleusement à son désir d'une peinture à la fois simple et intérieure.
Né en 1863 à Thann, en Alsace, où son père était dessinateur de tissus, Charles Filiger vient étudier la peinture à Paris, dans l’atelier Colarossi.
Chacun possède au fond de soi toute une imagerie de l’enfance qu’un bruit, une odeur, la vue d’un spectacle –le regret ou la nostalgie aussi- suffisent à faire renaître dans l’esprit. Il y a cette insistance de l’homme à se rattacher à des racines les plus profondes possibles, à tenter de retrouver les chemins par où il est passé, et jusqu’à la trace de ses premiers pas : rares sont ceux que leurs premières années n’intéressent plus, ou qui veulent les ignorer.