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Avec Denis Frajerman, Laurent Rochelle & Antoine VolodineDenis Frajerman et Antoine Volodine sont liés depuis plus de vingt ans par une même passion de la langue et du son et s'accompagnent l'un l'autre magistralement. La plume tour à tour prophétique, incantatoire de l'écrivain d'un côté, les ensorcellements mélodiques du musicien-voyageur de l'autre, mettent en valeur l'univers post-exotique au sein d'un écrin poétique. Avec Laurent Rochelle au saxophone soprano et à la clarinette basse, Denis Frajerman aux percussions et à la flûte, Antoine Volodine à la voix, et à l'occasion de la parution d'un livre-objet composé de six albums, ils proposent une expérience musicale et littéraire unique en son genre. À lire & à écouter Antoine Volodine & Denis Frajerman, Variations Volodine, Poèmes et Coffret 6 CD, La Volte, 2022.
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Terminus Radieux de Antoine Volodine
Le chant cristallin des gouttes retombant dans la vasque. Le goût de l'eau. Un lointain parfum de tourbe, de silice un peu poivrée. Une impression de transparence, d'éternité. L'émotion de pouvoir ressentir cela, de ne pas être mort encore. Le silence de la forêt. Le martèlement d'un pic creusant l'écorce avec violence, à quelques centaines de mètres de la fontaine. Puis, de nouveau, le silence. |
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Terminus Radieux de Antoine Volodine
Il vient d’entrer dans une réalité parallèle, dans une réalité bardique, dans une mort magique et bredouillée, dans un bredouillis de réalité, de malveillance magique, dans une tumeur du présent, dans un piège de Solovieï, dans une phase terminale démesurément étirée, dans un fragment de sous-réel qui risque de durer au moins mille sept cent neuf années et des poussières, sinon le double, il est entré dans un théâtre innommable, dans un coma exalté, dans une fin sans fin, dans la poursuite trompeuse de son existence, dans une réalité factice, dans une mort improbable, dans une réalité marécageuse, dans les cendres de ses propres souvenirs, dans les cendres de son propre présent, dans une boucle délirante, dans des images sonores où il ne pourra être ni acteur ni spectateur, dans un cauchemar lumineux, dans un cauchemar ténébreux, dans des territoires interdits aux chiens, aux vivants et aux morts. Sa marche a commencé et maintenant, quoi qu’il arrive, elle n’aura pas de fin.
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Avec les moines-soldats de Antoine Volodine
Le plus proche navire était un ravitailleur. Dans sa coque transformée en caverne, des vagues parfois s'engouffraient avec des soupirs de monstre. Des aigles de mer traçaient des cercles au-dessus d'un point au nord-est, un banc de poissons ou des noyés. Ils étaient à peine visibles. - On dirait qu'il y a une inscription sur le ravitailler, fit soudain remarquer Brown. - On pouvait encore la lire il y a dix ans, dit Cuzco. - Et c'était quoi ? demanda Brown. - Dovjenko, dit Cuzco. - Le nom du bateau ? - Probablement. - Joli nom, dit Brown. - Oui, approuva Cuzco. Ukrainien ou russe, j'imagine. - Il y avait donc encore des Ukrainiens ou des Russes quand ils l'ont baptisé, fit observer Brown. - Faut croire, dit Cuzco. Ils se turent. Ils observaient une minute de silence à la mémoire des disparus, Ukrainiens ou autres. - Bon, souffla Brown. Il n'est pas très tard, je pense que je vais aller me promener dans les collines. |
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Les filles de Monroe de Antoine Volodine
Je dansais d'un pied sur l'autre. Je n'avais jamais trouvé qu'il y eût trop de fractions dans le Parti. J'appartenais, il est vrai, à plusieurs tendances à la fois et, en particulier, à une tendance tolérante et oecuménique - "Les Marxistes de la grande compassion" - ma préférée. C'était une fraction secrète et il était déconseillé de s'en réclamer devant un flic, bien évidemment. - A propos, s'interrompit Kaytel. Et toi, Breton, tu es membre de quelle fraction du Parti ? - "Les Samouraïs prolétariens", proclamais-je aussitôt avec assurance. Kaytel me giflait ou soupirait bruyamment. - Tu mens, décidait-il. Et il me giflait de nouveau. D'une manière générale, il n'accordait aucune confiance à ce que je débitais devant lui. Autre séance, autre conversation, je sortais autre chose. J'avais le choix. - A quelle fraction tu m'as dit que tu appartenais, déjà ? demandait Kaytel. [....] |
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Terminus Radieux de Antoine Volodine
Solovieï se piquait d'être non seulement révolutionnaire mais poète, et donc il estimait qu'il avait le droit de dire haut et fort ce qui lui passait par la tête. La perspective de devoir écrire des mensonges pour sauver sa peau le mettait en rage. Il sabotait ses autocritiques en y insérant des narrats ésotériques, des considérations sur l'apocalypse et des discours politiquement incorrects sur la sexualité et les rêves. Sur le papier officiel des dépositions, il exposait son espoir que viendrait un temps où chamanes, experts en sorcellerie, mages et disciples de l'oniromancie seraient seuls en charge de la lutte des classes et nomadiseraient librement dans les villes et les campagnes. Les relations de Solovieï avec les autorités s'étaient envenimées.
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Alto solo de Antoine Volodine
Il regarde par la fenêtre. En fait, ce n’est pas une fenêtre, mais l’ouverture d’une caverne où habitent des oiseaux. Dehors, tout est à pic, tout est bleu : nuages bleus, soleil bleu, abîmes bleus. Quand il se penche, il aperçoit des volcans, des lacs, des coulées de lave, des montagnes que couronne une neige d’azur. La brise est légère, tiède, embaume. Il se penche un peu plus à la lisière du précipice. Les étendues d’herbe scintillent, les oiseaux planent, traversent le ciel, plumes frémissantes. Il sait que, malgré son aile blessée, il pourra voler. Il écoute la musique. Il écoute le murmure de Tchaki Estherkhan qui chante autour de lui et, quand il s’élance, il la voit. |
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Le radeau de la sardine de Antoine Volodine
Volgone Krof se reconnaissait de loin : un béret en laine bleue dans lequel étaient piqués des plumes multicolores, un pardessus gris qui recouvrait une robe de chambre verte, des bottes en caoutchouc jaune, et la tête d'une vieille grand-mère. Elle animait l'atelier "Connaissance du chou", et comme je n'étais pas allé à la dernière séance, je me suis approché d'elle en bafouillant. Il fallait que je trouve une excuse. - Je n'ai pas été aux choux avant-hier, ai-je commencé. Euh... j'ai été absent sans cause, c'était à cause de... parce que... - Oui, Bobby, j'ai vu que tu n'étais pas là, a dit Volgone Krof d'un air de reproche. [...] - On a parlé du bébé chou de Shanghai, a dit encore Volgone Krof. - Ah oui, le baby chou, ai-je hasardé. - Le baby bok choy, a corrigé Volgone Krof. J'avais les joues brûlantes. |
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Ilia Mouromietz et le rossignol brigand de Antoine Volodine
Et ainsi, le temps qu'un sablier s'écoule, il arriva en haut d'une colline. Il regarda en direction du sud-ouest, il scruta la route qui conduisait au secteur de Kiev. Dans la distance, il distinguait les boulevards et les habitations et les champs d'orge orange et les jardins d'absinthe du secteur de Tchernigov, et les voies ferrées et les ateliers de mécanique qui prolongeaient la Moyenne Centrale, les usines à pain et les usines à anthracite et à mercure, les dépôts de vêtements, les écoles, et il voyait aussi que tout cela tremblait sous une brume de peur, car le secteur se trouvait encerclé par une puissance invincible et obscure, très , très obscure. |
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Alto solo de Antoine Volodine
Nous nous tenions au sommet d'une pente dont l'ascension avait été rude. Des couples, l'allure raidie et les lèvres tremblantes, des hommes isolés, en habit de soirée ou en tenue plus simple, continuaient à émerger de la foule, à traverser les mailles du service de sécurité et à escalader lentement, comme en un ralenti cinématographique, les marches. Une solidarité spontanée naissait entre ces gens. Sans se connaître, ils se saluaient, s'adressaient des gestes discret, dépourvus d'emphase, des sourires rassurants, tandis que dans leur dos s'amassait l'orage. Nous pénétrâmes dans l'atrium, le hall. Tout était éclairé normalement. Les vestiaires fonctionnaient, mais le climat d'incertitude, de précarité, incitait le public à ne pas se déshabiller.
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Salut la morosité