Le choix des libraires. Direction le Gers ! À la rencontre de Marielle Dy, propriétaire de la librairie « Les Petits Papiers » de Auch. Avec elle partagez ses coups de c?ur comme António Lobo Antunes « Je ne t?ai pas vu hier dans Babylone », Raymond Queneau « Zazie dans le métro » ou encore Iceberg Slim « Mama Black Window ».

...un appartement au deuxième étage sans ascenseur qui sentait presque comme ma grand-mère, autrement dit qui sentait la vieille lavande des coffres, pour aller lui rendre visite il fallait descendre quelques marches, on traversait une espèce de petit tunnel, on arrivait dans une cour avec un bac à laver le linge dont l'un des pieds avait été remplacé par une brique, un vélo appuyé contre le mur, les pneus à plat, qui n'appartenait à personne et deux petits immeubles à la peinture écaillée, on choisissait celui de droite et on montant dans le noir jusqu'à un palier où un sourire enveloppé de lavande, plus petit que moi, nous attendait dans le salon désignant une paire de souliers cirés dans un coin, et le sourire si léger qu'il entrait et sortait par la fenêtre comme ces petites graines avec des poils m'appelant
-Gamin
et moi mourant d'envie qu'il me frôle, encore aujourd'hui, par moments, bon ça suffit les mièvreries, mes parents ne m'ont pas emmené à l'hôpital pour que je lui fasse mes adieux et effectivement à quoi bon si chaque printemps elle entre par la fenêtre, je la distingue immédiatement au milieu des autres graines car c'est la seule qui sourit, elle se pose sur le guéridon, elle se pose sur le cadre du tableau, elle sort entre les rideaux, revient, ressort, ne revient plus, disparait au-dehors...
De temps en temps, des visites inattendues arrivaient dans ce trou perdu : des officiers de l'État-Major de Luanda, conservés dans le formol de l'air conditionné, des quinquagénaires sud-africaines qui embrassaient mes malades dans une fureur de rut de ménopause, deux actrices de Revue en train d'agiter à contretemps leurs grosses jambes sur une scène faite de tables, accompagnées par un accordéon exténué ; elles ont dîné au mess des officiers à côté du commandant luisant d'orgueil dont la timidité s'embrouillait dans des sourires d'adolescent pris en faute, pendant que le lieutenant, celui de la bonniche, tournait autour d'elles, flairant leurs décolletés dans une extase muette. L'aumônier, contrit, baissait ses paupières vierges sur sa soupe-bréviaire.
« Quarante ans à accumuler du sperme, calculait le capitaine âgé, en le toisant de loin. Si ce mec jouit, il nous noie tous dans l'eau bénite de ses couilles. »
E.
...la nuit à la campagne est différente de la nuit en ville, un silence immense avec plein de bruits à l'intérieur, on n'arrive pas à les entendre mais ils sont là, cachés dans un vide empli d'ombres et de feuillages...

...et voilà une grande vérité, je devrais penser un peu moins à moi, surtout comme le conseille le psychologue de l'hôpital, fermer mon esprit au passé oui mais comment si le passé n'est même pas passé, il continue d'avoir lieu, il n'a pas changé, des kilomètres et des kilomètres de brousse chaque jour avec arme, toile de tente et rations de combat, en prenant la précaution de mettre mes pieds dans les traces de ceux qui m'ont précédé, y compris ici dans le jardin de la maison au village la précaution de mettre mes pieds dans les traces que j'ai laissées il y a une heure ou deux parce que allez savoir où les terroristes ont semé une mine antipersonnel ou une grenade à fil-piège, on se prend la jambe dans le fil, la grenade bondit et un feu d'artifice à la hauteur du ventre, la quantité de tripes que j'ai pu voir comme ça, après il faut les verser dans une bassine, les laver, les cuisiner, les manger et donner les restes aux nègres qui viennent jusqu'aux barbelés tendre leurs boîtes de conserve, nom de nom comment fait le psychologue de l'hôpital pour ne pas se lever de sa chaise et partir en cavalant dans le couloir pour ne pas vomir ici même devant nous, en nous regardant avec une haine modeste comme les chiens du bout du monde...
Ma mère était leur cousine germaine, je veux dire la cousine germaine du père, pas de son fils nègre qui n’a jamais été son fils même s’il le traitait comme son fils et que le nègre le traitait comme son père, le cousin de ma mère l’a ramené de la guerre en Angola, il avait cinq ou six ans, moi je n’étais pas encore née, je suis arrivée plus tard et je me rappelle que mon beau-père m’a répondu, quand je lui ai demandé pour quelle raison le cousin était revenu avec un enfant peut-être plus heureux là-bas dans la cambrousse où il l’avait trouvé, que pour ainsi dire tous les soldats rapportaient des souvenirs, un masque, une statuette en bois, une oreille dans un bocal de formol, un gamin, un moignon, des silences au milieu des conversations pendant lesquels ils partaient très loin tout en restant là et au loin j’avais comme dans l’idée qu’on entendait presque des tirs et des cris...
(incipit)
Jamais les mots ne m'ont semblé aussi superflus qu'en ces temps de cendre, dépourvus du sens que j'avais l'habitude de leur donner, privés de poids, de timbre, de signification, de couleur, à mesure que je travaillais sur le moignon pelé d'un membre ou que j'introduisais, à nouveau, dans un ventre les intestins qui en débordaient.
F.

Ma femme s'affalant doucement comme une pieuvre s'endort, plongeant ses tentacules dans le sable des draps
- Quel soulagement
moi, craignant qu'elle ne me dévore, de m'habiller dare-dare avant qu'elle ne me demande dans son sommeil
- Tu ne me fais pas un bisou Luis ?
et que je ne soit obligé de me couler jusqu'à cette chose flasque en chemisier à volants et de frotter mon menton sur un front enduit de crème hydratante, pendant qu'une paume visqueuse me pincerait l'oreille
- A ce soir Luis
me rappelant une fille brune, boulotte, en train de m'enfiler une alliance au doigt sur la photo de l'album, j'ai fait chauffer du café dans la cuisine en priant pour qu'elle ne s'amène pas en chaussons histoire de m'aider à allumer le gaz, trouver le sucre, ouvrir le placard au-dessus du micro-ondes.
- Tu n'as jamais su où se trouvaient les tasses Luis
et de me quitter sous le porche en me gâchant la matinée avec son petit au-revoir d'adolescente décrépite, j'ai traversé le jardin à pas feutrés, la cravate pendue autour du cou, j'ai fais les nœuds à mes lacets...
...il y a un je-ne-sais-quoi dans les chaussures pour femmes, même vides, qui fait naître en nous des enthousiasmes heureux...
Je n'ai pas envie d'épouser des bouffées de chaleur ménauposiques, des kystes d'ovaires, des mains parsemées de taches de vieillesse, des amies impliquées dans de tortueuses histoires d'amour avec des notaires dont le stimulateur cardiaque fait cliqueter des passions électriques sous le Damart. Laisse-moi rester à Alcântara sur un coin de ton lit comme un animal inoffensif, laisse-moi bavarder avec ton sommeil, laisse-moi mourir d'amour pour toi comme les légionnaires voulaient mourir pour la Patrie avec leur fusil sans culasse et leur pistolet de carnaval, marchant à la rencontre des Russes en s'évanouissant de terreur...
Si nous étions, Madame, par exemple, vous et moi, des tamanoirs, au lieu de causer l'un avec l'autre dans cet angle du bar, peut-être me ferais-je davantage à votre silence, à vos mains posées sur le verre, à vos yeux de colin vitreux flottant quelque part sur ma calvitie ou sur mon nombril, peut-être pourrions-nous nous entendre dans une complicité de trompes inquiètes reniflant de concert sur le ciment des regrets d'insectes inexistants, peut-être nous unirions-nous, sous le couvert de l'obscurité, en coïts aussi tristes que les nuits de Lisbonne.
A.