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Critiques de Antonio Muñoz Molina (232)
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Tes pas dans l'escalier

L'attente de l'attente, latente et lente…



L'attente est le maitre mot de ce magnifique livre de l'espagnol Antonio Munoz Molina. le narrateur vient de quitter définitivement New York et d'aménager dans un appartement en plein coeur de Lisbonne. Il attend Cecilia, sa femme, éminente et active neurologue spécialiste dans les troubles de la mémoire et le traitement des traumatismes, retenue pour le moment par son travail.

En attendant qu'elle le rejoigne enfin dans leur nouveau logement, notre homme le transforme en petit cocon, attentif à ce que tout soit bien rangé et propre, fleuri et aéré, à son arrivée qui ne saurait tarder. Peut-être une question de jours ou de semaines, nous ne savons pas. le narrateur, dont nous connaitrons le prénom qu'à la toute fin, a tellement hâte d'entendre enfin ses pas dans l'escalier, lui qui semble fou amoureux de cette femme que nous découvrons au fur et à mesure qu'il en dresse le portrait sensible et délicat, lui qui semble vouer sa vie même à sa femme dont il est si fière. Leur chienne Luria attend également fidèlement aux côté de son maître. Il faut dire qu'ils ont quitté une ville bruyante, oppressante et dans laquelle ils ont vécu avec horreur les attentats du 11 septembre, les menaces à l'anthrax aussi.

Partir leur semblait nécessaire pour pouvoir oublier. Lisbonne, qu'ils connaissent un peu, Cécilia ayant parfois des congrès dans cette capitale, a été la ville choisie pour démarrer leur nouvelle vie. Une ville également océanique, où la présence d'un grand fleuve et d'immenses ponts ne les dépayse pas trop, mais une ville plus calme, plus lente, moins clinquante, plus douce.



Cet avant, cette période transitoire est source de projections. « C'est l'attente qui est magnifique » selon Breton, elle distille un suspense qui se délecte de ce qui n'est pas encore arrivé et qui se fantasme. Il est bon de voir cet homme, en attendant, déambuler dans cette ville magnifique qu'est Lisbonne, y prendre ses repères, plonger dans sa sensorialité, bruits, lumières, couleurs, odeurs passés au tamis des sens en éveil par la nouveauté. Il est touchant de le voir prendre ses marques, aménager leur intérieur avec les meubles d'avant qu'ils ont fait parvenir, selon un agencement proche de leur appartement américain au point d'ailleurs de parfois confondre les deux logements. Ce moment transitoire de l'attente est source d'un nouveau quotidien dans un lieu qui doit ainsi répondre à l'attente, répondre aux espoirs. Ainsi imagine-t-il Cécilia dans cette ville nostalgique et dans cet appartement où il se voit déjà lui servir le petit déjeuner sur la table bleu indigo du petit balcon d'où l'on aperçoit la statue du Christ, faisant penser confusément au Brésil…Se projetant dans ce futur proche, le narrateur songe au passé, depuis les lieux importants de sa vie, les écrivains lus, les paysages aimés.



Cette attente nous plonge nous-même dans une situation d'attente, amplifiée par une écriture lente et magnifique, toute en retenue et délicatesse. Les jours semblent passer sans que Cécilia n'arrive. Et notre homme d'attendre, et nous avec. Nous lisons, quelque peu figés, tournant les pages avec un peu plus de fébrilité et de malaise. Car, chose surprenante, ce temps de l'attente suspend le temps. le temps est arrêté contrairement au temps de l'accompli et de l'action à venir, ici tout se fige à tel point que la chronologie du temps du narrateur se grippe. Il attend à la fois quelque chose, en l'occurrence quelqu'un, et n'attend rien. L'attente devient un objet sans mémoire, sans mouvement, sans accomplissement, une parenthèse qui se cesse d'appeler le passé et de supposer le futur. Cette attente est-elle fuite destinée à nier le réel ? N'est-elle pas une réponse à la perte de sens de la vie ?

Le surréaliste Maurice Blanchot a écrit que « l'attente commence quand il n'y a plus rien à attendre, ni même la fin de l'attente. L'attente ignore et détruit ce qu'elle attend. L'attente n'attend rien ».



Avec ce temps figé, cette attente interminable, l'angoisse, le malaise monte peu à peu, nous le ressentons confusément, à l'aune de petites alertes de replis sur soi qui apparaissent, de ci de là, comme le ressent également Luria qui finit par se cacher dans les cartons loin de cet étrange maître. La fin du monde sans cesse évoquée pour justifier ce changement de vie, il est d'ailleurs totalement obsédé par les informations toutes plus angoissantes les unes que les autres qu'il peut lire ou entendre, semble être la fin de cet homme même, de son intégrité physique et psychique.

Se développe alors une autre forme d'attente vécue de manière plus incertaine, floue, aléatoire, angoissante dans laquelle des failles apparaissent. L'attente rendrait-elle fou ? Engluerait-elle notre homme habité par ses démons dans une certaine langueur ? Dans une anfractuosité du temps, au bord du grand fleuve, permettant de mieux se faire oublier ? L'attente est-elle un enfermement dans un mensonge ?

Dans cette montée progressive et subtile de l'angoisse, ce thriller psychologique m'a fait penser par moment au livre « Esprit d'hiver » de Laura Kasischke.



« La stricte répétition des tâches quotidiennes dans un lieu clos qui ne change jamais pétrifie le temps au point de le supprimer ».



Ce livre fait partie d'une littérature de l'attente mais aussi, soulignons-le, d'une attente de la littérature qui joue un rôle primordial durant cette période temporelle. A la fois élément d'aide mais aussi facteur d'isolement, la littérature est appréhendée en une mise en abyme passionnante, le narrateur multipliant les lectures amplifiant son état.

« Même si l'idée ne me séduit guère, il vaudrait mieux que j'arrête de lire pour le moment. La lecture a un effet excessif sur moi. La réalité est devenue un terrain trop fragile. Dès que je parcours un texte, je tombe dans un état hypnotique et deviens ce que je lis. La réalité tangible est usurpée par celle, imaginaire et bien plus puissante, des mots sur le papier ».



Voyage sur les méandres du temps, ce livre est également fascinant sur sa manière d'explorer les différentes facettes de la mémoire.

« Cela arrive une fois et de nombreuses autres fois. Les dates changent, de même que la lumière des saisons, les états d'âme, mais la scène est immuable. La fenêtre, la rue sous les arbres tantôt feuillus, tantôt nus, de jeunes feuilles ivres de chlorophylle ou jaunes en automne, le soleil couchant sur les façades et les corniches des immeubles d'en face, son déclin doré et rougeoyant, les fenêtres qui s'éclairent ensuite à mesure que la nuit tombe, et moi qui ne cesse de regarder les trottoirs, les feux d'un taxi, les voyants rouges, des braises dans le noir. La mémoire ne conserve guère les faits singuliers, elle privilégie des séquences réitérés, des patrons, des modèles, des concentrés d'expérience qui aident à prédire des répétitions à venir ».





Un huis-clos sur l'attente à l'immobilisme vertigineux, poignant et douloureux, subtil et profond, à la simplicité trompeuse, aussi dérangeant que brillant, aussi angoissant que méditatif, un livre que je ne suis pas prête d'oublier, dans lequel, cerise sur le gâteau, Lisbonne est mise à l'honneur comme le dévoile la superbe couverture du livre qui est en elle-même une invitation au voyage, un voyage vers la saudade ! Un grand merci à Sandrine, @HundredDreams, à qui je dois ce coup de coeur et la découverte de ce grand auteur espagnol.



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Pleine lune

« ils ont des yeux et ils ne voient pas, ils ont des oreilles et ils n’entendent pas. »



Telle une vague qui roulerait mille fois sur une plage, Antonio-Munoz-Molina nous entraîne et nous aspire dans des phrases fluides comme l'eau, pour mieux nous immerger dans un univers traumatique. Celui d'un inspecteur hanté par les fantômes mortifères de l'ETA, d'un vieux jésuite repentant, d'un tueur haineux, de parents ravagés par la disparition de leur fille. Un monde désespéré et désespérant où seule une institutrice s'autorise à croire en l'avenir après l'assassinat barbare d'une enfant.



Un roman noir — très noir et fascinant. J'avoue que je ne m'attendais pas à être à ce point embarquée. Antonio-Munoz-Molina est magistral. Ses personnages par leur profondeur psychologique, leur densité et leur réalisme envoûtants ont quelque chose à voir avec l'universalité des sentiments humains, et c’est assez perturbant. Merci à michfred et à engie, grâce à leurs superbes critiques j'ai découvert un peu plus de la littérature espagnole et un magnifique auteur.



Challenge MULTI-DÉFIS 2020
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Dans la grande nuit des temps

Nous ne sommes pas dans « Guerre et Paix » ici, loin de là ! Sur fond de guerre espagnole, nous assistons à la passion dévorante d’Ignacio Abel pour une jeune américaine, Judith. Ignacio est marié à Adela et a deux enfants mais sa maîtresse lui a tourné les sens. Et sa disparition brutale n’a pas mis fin aux sentiments, bien au contraire. Aussi, lorsqu’on lui offre un poste de professeur aux États-Unis, Ignacio ne réfléchit pas longtemps, espérant retrouver sa belle.



Quelle puissance ! Quel style ! C’est le tout premier roman que je lis de cet auteur, grâce à Sylvaine qui m’en a fait cadeau et que je remercie encore. Je me suis régalée ! Sans cesse, le personnage sera partagé entre les horreurs que subit son pays et les affres sentimentaux. Une phrase, dans le roman, peut résumer sa vie : « Ce que l’on a gagné en une seule minute d’éblouissement, on le perd avec autant de facilité. »



Si vous aimez les romans historiques, n’hésitez pas !
Lien : https://promenadesculturelle..
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Pleine lune

Je suis sortie de la fiction pour entrer de plain-pied dans la réalité et c’est assez perturbant ! Je suis une inconditionnelle d’Antonio Munoz Molina. Il est l’un de mes auteurs favoris mais j’ai dû abandonner, à mon grand regret, ce livre qui me bouleverse trop et me rappelle un drame qui s’est passé dans mon environnement. Je ne m’attendais pas à cela, Antonio Munoz Molina est stupéfiant dans l'écriture d' un roman noir, il excelle !





Lorsque vous habitez dans un village limitrophe de Guermantes, le village de la petite Estelle Mouzin, que vous avez dû rencontrer ses parents au détour d’une course chez le boulanger, celui là même où elle a été vue pour la dernière fois, que vous connaissez le chemin que la petite Estelle a emprunté le jour de sa disparition, celui qu’elle prenait de l’école à chez elle, dans un petit village tout ce qu’il y a de plus calme, que vous avez en mémoire les photographies placardées un peu partout, que vous avez assisté impuissante aux déambulations de la police, vous ne pouvez lire ce livre sans éprouver une vive émotion, une boule au ventre, des larmes aux yeux. Ce livre décrit avec un réalisme saisissant la découverte du corps d’une petite fille de neuf ans et l’enquête qui s’en suit. Alors, le spectre de la disparition d’Estelle refait surface avec violence. Ici, personne n’a oublié, la moindre information télévisuelle, la moindre évocation capte l’attention. Ce fut un véritable traumatisme.



Et sous la plume incomparable d’Antonio Munoz Molina, l’horreur de ce drame reprend toute son intensité. Avec ses phrases qui n’en finissent pas dont le regard ne peut se détacher, la fascination ajoute du réalisme au réalisme de son écriture, cette écriture hypnotique magnifique qui génère une expérience émotionnelle, qui prend le lecteur en otage, il étouffe, médusé sous la précision des états d’âme de tous les protagonistes, mélange de culpabilité, de scrupules, le film de la journée fatidique qui tourne en boucle dans la tête des proches.



Alors je n’ai pas pu continuer, je regrette tant j’apprécie le style de cet auteur. Je suis vraiment désolée mais si, à ma différence, l’Ogre des Ardennes, Fourniret, n’est pas venu roder près de chez vous pour enlever, dans les mêmes conditions que le livre, une enfant du même âge, c’est un livre très fort, très noir mais remarquable de précisions, avec des personnages tous aussi intéressants les uns que les autres. Fourniret, à ce jour, est toujours dans l’incapacité de dire où il a enterré la dépouille d’Estelle.



« Celui qui a fait une telle chose doit le porter sur son visage, dit le père Orduna. Il doit porter un signe, comme Caïn quand il avait tué son frère et cherchait à se cacher de Dieu. »

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Séfarade



Ouvrir « Séfarade », c’est entrer dans un royaume où les frontières du temps sont abolies, c’est entendre la voix de ces ombres qui peuplent notre passé, c’est écouter le témoignage des oubliés, des bannis, des exilés qu’ils soient anonymes ou familiers comme Primo Levi, Milena Jesenska, Franz Kafka, Margarete Beuber-Neumann ou Willi Munzenberg, Jean Amery.



« Une sorte d’encyclopédie de l’exil » pour reprendre les mots de l’auteur dans le sens qu’il accorde à ce titre « Séfarade ».



C’est un recueil de dix sept chapitres qui n’est aucunement un recueil de nouvelles. Le terme « Séfarade » s’entend, dans ce livre, non comme l’histoire des juifs originaires de la péninsule ibérique, chassés par Isabelle la Catholique mais plutôt comme le terme qui renvoie aux thèmes de l’exil partant du principe qu’il n’est pas nécessaire d’être juif pour faire partie de la grande famille des exclus. Il dit bien « chacun peut devenir le juif d’un autre ».



Seul, le dernier chapitre s’intitule « Séfarade », un chapitre émouvant sur le portrait d’une fillette de Vélazquez admiré par l’auteur à New York dans un musée, loin des lumières de la ville, le Hispanic Society of America.



Sur le thème du bannissement, du déracinement, parfois du voyage aussi, dix sept chapitres qui entrent en résonnance avec la Grande et la petite histoire où se mêle la fiction.



Machine à remonter le temps, mémoire de tous les exilés, à ceux qui ont fuit, à ceux qui sont restés, à tous les coupables sous aucun motif. Muñoz Molina les ressuscite à travers des témoignages, des rencontres comme des écrits, l’auteur donne la parole à toutes ces voix qui résonnent dans le silence de l’Histoire, tous ces destins brisés par les régimes totalitaires et le XXème siècle a été fécond.

Il dénonce les crimes du stalinisme, du nazisme et cette guerre espagnole qui reste un traumatisme empoisonnant l’inconscient collectif de tout un peuple.



A travers tous ces messages, ces confidences venus de la nuit des temps, Muñoz Molina évoque le destin de ces femmes de républicains espagnols pendant et après la guerre civile comme le sort de tous ceux qui ont connu l’exil forcé comme l’exil intérieur, tout aussi destructeur. Le Passé ressurgit. Comment peut-on oublier, nous qui sommes les héritiers de ce passé, vivre comme si rien ne s’était passé.



Une réflexion amène une nouvelle réflexion, incessant aller-retour entre passé et présent. Des personnes sortent ainsi de l’oubli, d’autres inconnus se racontent. C’est ainsi que j’ai appris, par la voix de la fille d’un républicain ce que sa mère, épouse d’un rouge, avait subi à la fin de la guerre civile. Elle avait été tondue : cette pratique de la tonte des femmes était usuelle chez les fascistes et fut, hélas, reprise en France par les Compagnons de la Libération.



L’auteur articule les réalités d’hier et celles d’aujourd’hui, jeu de miroir entre passé et présent, connexion entre diverses situations à travers le temps, tout est relié, comme lorsque vous cuisinez une tarte et qu’à travers ce geste, c’est votre grand-mère qui cuisine ou lorsque vous vous baignez sur les plages du Débarquement, situation façon Palimpseste. Sa narratrice ou son narrateur est identifiable parfois par le « je » et d’autre fois par « il ou elle » mais la lecture est aisée et tous ces récits ont pour vocation d’engendrer l’empathie du lecteur pour ne pas oublier !





Il m’est impossible de rester insensible à la mélodie que dégage l’écriture d’Antonio Muñoz Molina. IL possède un style d’écriture hypnotique qui n’appartient qu’à lui avec ses longues phrases simplement séparées de temps en temps par une virgule, dans une lente énumération, comme pour apporter des précisions supplémentaires ou mieux, pour nous faire épouser son propos. Il s’en dégage une grande humanité et une telle profondeur de réflexion qu’à chaque ligne, l’émotion, la révolte et la grandeur d’âme de cet auteur émergent.



Antonio Muñoz Molina est, à mes yeux, un très grand auteur dont j’admire l’écriture et ce livre est magnifique ! Trouver les mots pour rédiger cette chronique sans trahir le livre fut difficile tant la profondeur de réflexion de Molina est puissante et troublante.













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Cordoue des Omeyyades

Avant d'écrire l'épopée des Omeyyades, Antonio Muñoz Molina s'est beaucoup promené dans Cordoue pour trouver la ville dans la ville, cette Cordoue capitale d'al-Andalus pendant trois siècles. Puis, il se plongea dans l'Histoire et lorsque la documentation fit défaut, il se servit de son imagination.



Au début du VIIIe siècle, après avoir éliminé les Wisigoths qui, eux-mêmes, avaient déboulonné les Romains, les Arabes envahissent une partie de l'Espagne, bien décidés à conquérir la France. Ils furent arrêtés à Poitiers et refluèrent sur les terres espagnoles.



Au mitan du siècle, la population de Damas, menée par les Abbassides, massacre la dynastie omeyyade dont quelques survivants finissent par échouer à Cordoue. Abd al-Rahman Ier, l'Omeyyade rescapé, prend le pouvoir par les armes et crée un émirat, s'émancipant bientôt de la tutelle du califat de l'Empire. Durant son long règne, ce ne furent que conquêtes et fureur mais il eut la présence d'esprit de fonder un hôtel des monnaies, une fabrique de tissus précieux, d'édifier des fortifications et de construire une flotte de guerre, de bâtir encore et encore, et d'entamer les travaux pharaoniques de la Grande Mosquée. Ses richesses considérables, issues de ses conquêtes et du commerce prolifique avec l'Orient, lui permirent de rivaliser avec le califat de Bagdad.



Ce livre, outre la biographie des émirs puis des califes omeyyades jusqu'au XIe siècle, fait la part belle à la vie culturelle et scientifique des règnes les plus marquants ainsi que la vision enchanteresse d'une Cordoue déroulant sa vie fastueuse au bord du Guadalquivir. Les trois Abd al-Rahman concentrèrent les arts, les lettres et les sciences jusqu'à atteindre leur point d'orgue au Xe siècle sous le règne d'Abd al-Rahman al-Nasir (le Vainqueur) puis de son fils al-Hakam II.



Le chanteur et musicien Zyriab apporta de Bagdad le raffinement majeur dans l'art vestimentaire et celui des banquets, introduisit le jeu d'échecs, initia la fabrication du cristal, l'usage du ver à soie. Il y eut Euloge, ce théologien qui, malgré la tolérance des musulmans pour les religions chrétienne et juive, encouragea le blasphème du Prophète. Lui et beaucoup de ses coréligionnaires (Martyrs de Cordoue) appelaient la mort, cruelle de préférence, pour convaincre le peuple de la suprématie du Christ.



Hasday ibn Shaprut, médecin juif, retrouva par ses recherches assidues la formule perdue de la thériaque, ce contrepoison puissant qui lui permit tant et tant de guérisons largement rétribuées. Sans oublier Ibn ‘Abd Rabbih, polygraphe infatigable qui rédigea une véritable encyclopédie de vingt mille pages renfermant « tout le savoir du monde ». le calife se devait de posséder la plus belle et la plus riche bibliothèque d'Occident. Celle de Cordoue, au nombre incalculable de copistes, a disposé de plus de 400 000 ouvrages et devint le lieu de confluence des érudits du monde connu. Un très beau chapitre est consacré à la calligraphie, à la fabrication du papier et de l'encre, à l'emploi des couleurs, à l'achat de manuscrits précieux et au travail inlassable des gens cultivés, notamment de nombreuses femmes franques lettrées enfermées dans le harem du calife.



L'architecture et l'artisanat représentent un point fort du règne des Omeyyades. Des centaines de mosquées furent élevées à Cordoue et dans les grandes villes, dont la grande mosquée, la plus vaste après La Mecque, qui, bien que devenue église au XIIIe siècle, puis cathédrale, a gardé les traces de la splendeur mauresque. Les centaines de colonnes en marbre, les arcs outrepassés, les dentelles sculptées, l'alternance de brique et de pierre blanche font de cet édifice un joyau, heureusement sauvegardé de la démolition. Ce ne fut pas le cas de la ville palatiale construite par Abd al-Rahman III, Madinat al-Zahra, sa deuxième capitale, où se trouvait l'impressionnante bibliothèque. Des jalousies, des vengeances et de nouveaux assauts berbères vinrent à bout de cette édification kilométrique où se résumait toute la magnificence de l'al-Andalus. Il semble que l'Islam ne privilégie pas la vénération des ruines. Les Arabes n'avaient pas cette « intention d'éternité » comme les Romains et les Grecs qui croyaient en leur pérennité.



Même si deux califes furent pacifistes, ils durent comme tous les autres affronter les Francs, les royaumes du nord de l'Espagne et les luttes de pouvoir. Vers la fin du Xe siècle, al-Hakam II meurt en laissant l'Etat à son fils mineur. Muhammad ibn Abi ‘Amir, dit al-Mansur, écrivain public, puis calligraphe royal et, enfin, général des armées, devint l'intendant de l'héritier du trône sans intention de le lui restituer à sa majorité. L'ambition démesurée d'al-Mansur billah, le Victorieux d'Allah, précipita la fin de la dynastie omeyyade. En 1031, la disparition du califat de Cordoue est consommée.



Merci à Pecosa dont la liste sur al-Andalous a attisé ma curiosité. Merci à Antonio Muñoz Molina d'avoir prêté sa plume à cet épisode historique passionnant.



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Carlota Fainberg

Deux personnages importants dans cette histoire. Ou plutot trois: deux hommes en chair et en os, et une femme revee, inventee, et pourtant omnipresente. Trio romantique s'il en fut, et triplet (reussi?) pour Munoz Molina.





Mais commencons par le commencement. Un espagnol americanise (de la tous les anglicismes qui enervent certains lecteurs), prof de litterature dans une minable universite US, doit se rendre a Buenos Aires y donner une conference. A l'aeroport il est happe et accapare par un autre espagnol qui a flaire son origine. Ils n'ont rien en commun. Claudio, le prof, est reserve, solitaire, presque timore. Marcelo est un homme d'affaires extraverti qui le force a ecouter ses souvenirs de Buenos Aires, la merveilleuse aventure qu'il y a vecu quatre ans avant avec une femme, le prototype de la tueuse d'hommes, Carlota Fainberg. Assez enerve au debut, excede par le sans-gene et le machisme de son interlocuteur, passif, notre prof se trouve peu a peu interesse par l'histoire. Fin de la premiere partie.





Une fois a Buenos Aires, Claudio se prend a visiter l'hotel ou s'est deroulee l'aventure de Marcelo, un hotel decrepit, au charme decadent. Il apprend que ladite Carlota a vraiment existe, habitant l'hotel qui appartenait a son mari, mais qu'elle est morte depuis une vingtaine d'annees. Il croit apercevoir son ombre, qui s'estompte des qu'il s'approche. Est-ce un fantome que Marcelo avait aime? Ou tout n'etait que pure affabulation de sa part? Comment lui, specialiste des artifices litteraires, est tombe dans les pieges d'un hableur?





En fait Munoz Molina veut nous faire partager son admiration pour l'art du conteur. Pour lui la "litterature orale" n'est pas forcement un parent pauvre, elle peut etre aussi sophistiquee que l'ecrite. Toutes deux ont pour vocation premiere de tenir l'auditeur/lecteur en haleine, condition sine qua non pour faire passer un quelconque message. Au passage il egratigne les critiques specialises, qui cryptent autant qu'ils decryptent les textes qu'ils etudient, ainsi que les abus du "politically correct", et les surencheres des "gender wars" a l'americaine. Tres rejouissant, tout ca.





Mais je ne place pas ce livre parmi les grandes oeuvres de Munoz Molina, et pas seulement parce qu'il est court. Peut-etre parce qu'il se disperse. Comme s'il contenait deux nouvelles differentes, de deux genres differents. D'un cote la rencontre des deux espagnols, ou l'ambiance de l'aeroport est tres bien rendue, ses bruits, sa musique qui te poursuit, les rumeurs de centaines de passants, et la communication entre eux, impossible mais qui aboutit a une sorte de communion disparate. de l'autre Buenos Aires, le decrepit hotel art-deco, ses longs couloirs obscurs, ses chambres rances de moisissure ou il s'est peut-etre passé quelque chose d'inquietant dans le passé, ou Munoz Molina flirte avec le fantastique. Chaque partie est interessante en soi mais le tout m'a laisse une impression d'ebauche, de piece qu'il aurait du plus limer.





Je reste avec la sensation bizarre que je n'ai eu droit qu'a l'ombre de Munoz Molina. Je retiens quand meme l'hommage a la literature orale, a l'art du conteur. Meme si sur ce theme il vaut mieux lire L'homme qui parle, de Mario Vargas Llosa. Beaucoup plus abouti.

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Dans la grande nuit des temps

Lu en v.o. "La noche de los tiempos".



Un pave. Lourd a soulever. Mais une fois en main tu n'en sens plus le poids. C'est lui qui t'emporte et te fait partir pour une enivrante odyssee litteraire.



C'est une histoire d'amour. Enveloppee dans un roman historique. Une critique de la memoire collective de tout un peuple. Je dirais meme un traite de morale. Et malgre ses longueurs un page-turner dont on veut tourner les pages lentement pour mieux s'impregner de la psychologie des personnages, des changements insidieux qui faconneront leurs destins. Pour paraphraser un auteur celebre, les destins d'un amour en temps de cholera, en des temps alteres, malades d'une maladie collective.



C'est ecrit a la troisieme personne, par un narrateur omniscient, qui de loin en loin livre ses propres pensees. Il raconte l'histoire de l'amour d'un espagnol, Ignacio Abel, et d'une americaine, Judith Byela. Un amour cache, interdit. Parce qu'elle est jeune et libre mais lui est marie et pere de famille. Une histoire qui occupe relativement peu de pages. Beaucoup plus sont consacrees au souvenir de cette histoire. Aux pensees, aux divagations d'Ignacio quand cet amour prend la tangente. Il passe et repasse en tete les moments qu'il a passe avec elle, les missives qu'ils s'ecrivaient, et son attitude envers sa femme, envers ses enfants, quand il etait en famille, quand il ne les fuyait pas. Et Munoz Molina nous promene entre present et passe, dans les intentions d'Ignacio, ses elucubrations, ses reves, ses illusions, ses actions. Quand il se rememore son enfance pauvre, fils d'un macon et d'une concierge, et les etudes d'architecture qu'il a reussi a mener. Son mariage dans une famille bourgeoise, avec une femme plus agee que lui. Mariage d'amour ou de raison? Il ne sait pas. Il ne sait plus. Il n'a jamais su.



Le narrateur suit Ignacio pendant une courte periode, moins d'un an. le temps que tout chamboule. Sa vie familiale, bourgeoise, est balayee par sa rencontre avec cette jeune americaine, si libre, si differente des espagnoles qui l'entourent. Et son travail, la construction d'un nouveau campus universitaire, est carrement detruit. Parce que ce sont des temps de destruction, de destructions physiques inspirees par des reves de constructions politiques. Ce sont les mois d'anarchie d'avant la guerre civile, ponctues par une frenesie de violence, par les virees de tirailleurs de tous les camps qui assassinent sans discernement. Puis les mois qui suivent l'insurrection franquiste, quand les rues de Madrid sont “assurees” par les polices autoproclamees de differents partis. Un chaos que les elus et les fonctionnaires de la republique ne savent ni peuvent gerer. Une rage qui devient aveuglement, folie destructive, deraison. le narrateur, et derriere lui Munoz Molina, n'epargne aucun camp. La cruaute extreme des rebelles a son pendant dans celle des anarchistes et des communistes qui destabilise le gouvernement legitime. Un gouvernement transi, mine de l'interieur, qui tarde a s'organiser, qui envoie au front se faire tuer des recrues non entraines et mal armes.



Autour d'Ignacio foisonnent une multitude de personnages. La famille de sa femme, catholiques bien-pensants qui ont aide a la reussite de l'architecte tout en execrant ses idees de gauche. Un contremaitre de chantier devoue qui l'assiste et le protege. Des ouvriers chomeurs qui detruisent une oeuvre, esperant qu'on les embauchera pour la reconstruire. Des phalangistes qui s'embusquent pour tirer dans la foule. Un richissime americain essayant de pecher des affaires dans ces eaux glauques. Un juif allemand refugie qui finira assassine par des milices communistes. Et des personnages historiques. Cela se passant a Madrid, ce seront des personnages du camp republicain. Et rares sont ceux qui sortent agrandis sous la plume de Munoz Molina. Azana, le president quand la conflagration eclate, est aureole d'une tristesse fataliste. Par contraste, Negrin, ce scientifique qui devint le dernier president, est presente comme une force de la nature, bon vivant, le seul qui sache organiser quelque chose, le seul qui ne se laisse pas porter par des illusions, tout en restant actif et optimiste. Et comme Ignacio, professeur d'architecture, se meut dans des cercles academiques et culturels, il y a beaucoup d'ecrivains, de poetes. Garcia Lorca est imbu de lui-meme, condescendant envers ceux a qui il vole des idees, sinon des passages (envers Moreno Villa par exemple, un poete moins connu qui publia avant lui un recueil de poemes sur New-York), et peureux. La peur lui fait quitter Madrid des les premiers jours de l'insurrection pour se refugier dans son Sud. Sa peur lui coutera la vie. Juan Ramon Jimenez, le nobelise, diagnostique les evenements: “Une fete tragique et folle”. Rafael Alberti fait le clown devant des delegations etrangeres. Et Bergamin, ce fils de ministre sous la royaute, est depeint comme un enrage, un maigrichon qui s'affuble de bottes et vestes de cuir et affiche partout son pistolet a la ceinture, un intellectuel qui cautionne la violence et les meurtres: “la revolution est une chirurgie necessaire…”.



Tous ces politiques et ces intellectuels finiront par s'exiler, comme Ignacio Abel. Il acceptera in extremis l'offre d'une obscure universite americaine et, avec l'aide de Negrin, partira vers les Etats Unis. Il abandonnera sa famille, sans savoir ce qu'elle devient. Il fuit sa famille et son pays, se bercant de l'espoir, de l'illusion qu'il retrouvera Judith, que son tardif amour n'est pas lui aussi perdu. N'est-ce donc qu'une fuite ou est-ce aussi la perseverance d'accomplir son meilleur destin? L'amour avaliserait-il toutes les actions? Il nest pas sur lui-meme des fondements, des mobiles de sa fuite. Il a des pensees desenchantees: “on peut fuir le malheur et la peur aussi loin que possible, mais ou se cachera-t-on du remords?”.



Dans la grande nuit des temps est une tragedie. La tragedie d'un homme en des temps propices aux tragedies. A travers le parcours de cet homme, Munoz Molina ecrit la tragedie d'un pays, d'un peuple. Nombreux l'ont fait avant lui. Je crois quant a moi que c'est un de ceux qui l'ont fait le mieux. Sans atermoiements mais sans parti-pris. Comme il se doit pour une tragedie. Vers la fin du livre un republicain dira: “nous avons commis de telles barbaries que nous ne meritons pas de gagner”. J'ai eu l'impression que Munoz Molina pense que dans cette tragedie aucun des camps n'a “merite” de gagner. En mots pretes a Ignacio Abel, cet anti-heros: “La raison et la justice ne s'imposent pas en tuant”.

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Dans la grande nuit des temps

Dans la grande nuit des temps est une vaste fresque, un projet de lecture ambitieux. Il faut se le dire dès le début, ça frôle les 1000 pages et l’intrigue peut paraître complexe. Mais ça vaut le coup. Jamais l’idée d’abandonner ne m’est venue en tête. C’est que, dans ce roman, la petite histoire rencontre la grande Histoire. Quand l’une ralentit, l’autre prend le relais et vice-versa. En 1936, Ignacio Abel débarque à New York. Son arrivée dans la métropole américaine l’amène à penser à ce qui l’y a conduit et à ce qu’il laisse derrière lui. L’idée de satisfaire ses ambitions d’architecte et de retrouver sa maitresse Judith Biely l’enchante mais il culpabilise d’avoir abandonné sa femme Adèle et ses deux enfants dans une Espagne à feu et à sang, en pleine guerre civile. Dit ainsi, il a l’air d’un beau salaud mais c’est plus complexe. Et qui peut affirmer hors de tout doute comment il réagirait dans une situation semblable ? Tiraillé entre une profession pour laquelle il n’y a pas de débouchés à cause de la situation politique, une épouse devenue bourgeoise, une belle-famille qui le méprise, une maitresse devenue une âme sœur ? Les rêves et la réalité, quoi ! Dans tous les cas, Abel revit en pensée ces dernières années et ces retours en arrières expliquent ce qui l’a mené à cette nouvelle vie.



L’auteur espagnol Antonio Munoz Molina a reconstitué cette période troublée avec beaucoup de rigueur. Son protagoniste Abel se tient renseigné des développements politiques, lit les journaux, en parle avec ses amis et collègues. Ainsi, les noms de plusieurs personnalités publiques et organisations reviennent régulièrement. En ce sens, l’index des noms propres et abréviations, à la fin de la collection Points, est très utile. Mais cette Histoire peut parfois devenir lourde pour le lecteur. Munoz Molina lui a épargné les longs passages descriptifs mais son souci du détail peut en agacer plus d’un, surtout ceux qui ne sont pas familiers avec la guerre civile espagnole et qui n’en sont pas vraiment intéressés, cherchant plutôt une lecture plaisante. Heureusement, les événements historiques sont habituellement mis en perspective avec la trame d’Abel, lequel n’est pas lié directement aux conflits, il n’en est affecté indirectement quand l’État, le principal bâilleur de fonds des grands projets de construction, a d’autres chats à fouetter et que les dirigeants changent. Et bien sûr quand les combats se rapprochent et font rage dans la capitale espagnole. En fait, on passe constamment de la politique aux épisodes sentimentaux (la guerre et l’amour !) et c’est la grande force du roman, selon moi.
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L'hiver à Lisbonne

Une belle écriture qui distille une ambiance de piano bar, de jazz nostalgique et pénétrant. Elle nous parle d'un amour fulgurant et perdu, d'une femme aimée et attendue pendant trois ans, d'un pianiste mélancolique, Biralbo, qui un matin s'est réveillé en réalisant avec soulagement qu'il n'avait plus besoin, pour vivre, de bonheur ni d'amour. Ça boit et ça fume, ça dit bien «cet étrange enivrement» que procure le mélange de l'alcool, de la musique, de l'amour passionnel. Tout ça c'est bien beau, mais ça a un effet un peu funeste sur la dynamique romanesque, et j'ai parfois eu l'impression de m'enliser doucement dans les sables mouvants des nuits de jazz, de confidences et de Bourbon, dans les chambres d'hôtels de deuxième catégorie, avec leurs brûlures de cigarettes et leurs graffitis, traces d'hôtes solitaires à qui ils «n'offrent aucun alibi pour tromper autrui où se leurrer soi-même».

Et pourtant j'ai trouvé un charme certain à cette écriture qui nous fait déambuler dans un univers romanesque qu'Antonio Muñoz Molina dit avoir créé dans un «état de somnambulisme lucide». Je serais presque tentée de relever ma note: j'aime le souvenir que me laisse cet Hiver à Lisbonne.
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Séfarade

Pourquoi nos plus belles lectures et les profonds bouleversements qu'elles mettent dans nos coeurs sont elles les plus difficiles à partager?



 Pourquoi Sefarad qui m'a fait si grande impression, que j'ai lu avec un mélange de chagrin et de fascination- et si lentement, au début- ne se laisse t il ni raconter , ni expliquer,   ni critiquer?



Depuis 5 ans que je chronique presque toutes mes lectures sur Babelio c'est ,je crois , la première fois qu'un livre follement aimé pourtant me paraît hors de toute prise.



Essayons pourtant.



 Sefarad n'est pas un recueil de nouvelles, les 17 chapitres qui le constituent je les ai plutôt vécus comme 17 promenades en terre d'exil, 17 voyages sur les traces douloureuses,  cruelles , dérangeantes,  toujours sensibles et fraternelles,  de ceux qui sont partout d'éternels étrangers.



Certains de ces exilés sont connus:  Kafka, Milena, Margarete Buber Neumann, Evguenia Guinzburg, Michel del Castillo, Jorge Semprun, Pablo Casals..

D'autres le sont  moins comme Willi Münzenberg, Babette Gross, Jean Amery .

D'autres enfin oscillent entre fiction et réalité :  Camille Safra, Isaac Salama, ou ce  cordonnier possédé d' une nonne rebelle,  cette  fille de "rouge" qui se croit sans père,  ce médecin inquiet , cet  homme hanté par un ancien amour,  ce voyageur entre deux trains, entre deux temps, entre deux souvenirs.



Tous en exil. 



En exil de leur pays, quel qu'il soit. Chassés de cette emblématique Sefarad, nom  hébreu  de l'Espagne pour les juifs orientaux qu'Isabelle la catholique chassa en 1492 de cet eden de paix de science  et de culture qu'ils partageaient  avec les Arabes,  eux aussi chassés de la terre andalouse, précipitant  derechef l'Espagne brillante , ouverte et lumineuse dans les feux de l'inquisition et les ténèbres du fanatisme.



En exil de leur passé,  de leurs rêves,  de leurs utopies aussi. Utopie du communisme qui se révèle aussi ravageur que le fascisme qu'il prétendait affronter. Les camps ceints de barbelés  hérissent l'Europe, d'Argelès à  Ravensbruck, et d'Auschwitz à  Kolyma. Et les trains la sillonnent : sur les rails sont ballottées les  existences fragiles et  tragiques de tous ces "étrangers" qui découvrent leur étrangeté dans le regard des autres. Dans l'étoile jaune qu'on épingle à leur poitrine, dans la maladie qui fait d'eux des parias, dans la folie maniaque des ogres au pouvoir qui  excluent, traquent, tuent aussi bien ceux qui croyaient les servir aveuglément que ceux qui pensaient leur échapper en  vivant discrètement  leur vie anonyme.



En exil d'humanité,  d'identité,  de fraternité,  d'amour.



Mais ce qui rend ces exilés si proches, si intimement en résonance avec nos vies, ce sont les liens tendres, subtils, profonds, déchirants que tisse entre eux et nous, entre passé et présent , entre orient et occident, entre brûlante Espagne et Sibérie glaciale,  la phrase magique, enveloppante,  méandreuse, ensorcelante  d'Antonio Muñoz Molina.



Plus longue, plus envoûtante, plus entortillante encore que la proustienne, la phrase "molinesque" m'a prise dans ses filets, arrimée, encoconnée.



 Emballée.



Un peu perdue au début,  j'ai très vite cessé de lutter, comme la mouche prise dans la toile d'araignée . Insensiblement, le poison doux de la mélancolie s'insinuait un peu plus , à chaque chapitre, dans mon esprit et mon coeur, en y creusant une vertigineuse tristesse.



"La tristesse, disait Gide, est comme un poison. On peut l'aimer, mais non s'en trouver bien".



 C'est faux.



Sefarad m'a fait toucher le fond d'une immense tristesse, que j'ai aimé éprouver , c'est vrai, puisque j'y revenais avidement, mais il a aussi mis des mots sur les maux de notre siècle , tissé des liens entre  ces exilés,  ces temps disjoints, ces diasporas éparses, ces destins écartelés.  Et il a ainsi, bizarrement, recréé une fraternité,  lucide et tendre, qui culmine, pour moi, dans le chapitre "Tu es" qui m'a émue aux larmes.



"Tu es chacune des diverses personnes que tu as été, et aussi celles que tu t'imaginais pouvoir être, et chacune de celles que tu n'as jamais été, et celles que tu désirais ardemment être et que, maintenant, tu te félicites de n'être pas devenu."



Sefarad est un livre unique et puissant: il fait autant de peine que de bien, il bouleverse et fait penser, il déroute et il aiguille, il sépare et il enveloppe. Inoubliable.Il n'y a pas assez d'étoiles pour l'honorer.



Merci Martine pour me l'avoir fait découvrir. 
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Le royaume des voix

Accoutume a l'oeuvre de Munoz Molina, j'ouvre ce livre avec un geste impatient, demangeaisons aux doigts, fourmis, picotements aux yeux, symptomes tous d'attirance, plus que ca, de desir, non denue, comme tout desir, d'une certaine apprehension, et j'entame la premiere phrase, m'elancant a travers mots en une course affolee, je suis a la chasse, concentre comme un enqueteur que rien ne peut distraire de son objectif, de la cible qu'il poursuit, m'apercevant apres une page ou deux que je ne sais plus ou je suis, que je n'ai rien compris, que je n'ai rien retenu de ma lecture, que je dois tout recommencer, et que je dois abandonner cette manie, cette recherche, imbecile, du point. Je reprends depuis le debut, je m'abandonne au rythme des phrases de Munoz Molina, et lentement, insidieusement, des vagues de plaisir me submergent, un peu, beaucoup, completement: je me noie dans ce livre.





Brossant une histoire d'amour, une rencontre, ou plutot une rerencontre qui dechaine une grande passion, Munoz Molina fait parler, entre deux embrassades, entre deux etreintes, un couple, Manuel et Nadia, qui se confesse, enchevetrant, outre leurs langues, leurs souvenirs depuis l'enfance, insistant sur tous les personnages qui les ont entoures, ceux qu'ils ont connus et ceux dont ils ont entendu parler, et sur la petite ville de province qui l'a vu naitre, lui, et ou ils se sont vus sans vraiment s'en rappeler alors qu'elle y avait passe une annee avec son pere.





Quelle galerie! Un bisaieul, enfant abandonne (et de la le nom de famille qu'il porte: Exposito Exposito) qui fit la guerre de Cuba et en revint avec un chien qui vecut aussi longtemps que lui, devenant ensemble un fidele couple de taiseux; un grand pere qui, en 36, vet sa grande tenue de “guardia de asalto” pour aller a la caserne deja prise par les factieux de Franco, se fait arreter, fier comme Artaban, et passe des annees en prison; un jeune medecin, emmene yeux bandes dans la nuit pour faire accoucher une servante de grande maison, qui devient le grand medecin, mythique, du lieu; le meme medecin qui subtilisera, une fois vieux, la momie emmuree d'une jeune femme, decouverte par hasard quand une grenade oubliee explose et fait voler un pan de mur; qu'etait-elle pour lui? Et un commandant de garnison locale, qui reste du cote de la republique, abattant froidement son lieutenant fasciste, et est force de s'exiler en Amerique a la fin de la guerre; il reviendra 30 ans plus tard passer quelque temps dans la ville avec sa fille (elle sera l'heroine du couple d'amoureux) et se fera remettre par l'ancien photographe du coin une malle pleine de tires a part, en fait la memoire pictoriale de la ville; et la gardienne d'un grand palais abandonne qui, congediee dans sa vieillesse par des entrepreneurs qui le renovent, passe et repasse devant toutes les nuits pour y voler une brique qu'elle cache sous ses habits et a qui elle chante comme a un bebe; et l'aveugle, ancien fasciste, a qui on a tire deux salves de sel dans les yeux, et qui attend depuis, un revolver en poche, que quelqu'un vienne finir la besogne, comme on le lui avait promis; et l'inspecteur de police qui publiait des poemes anonymes de peur des moqueries et qui emploie sa retraite a rediger ses memoires, memoires de sa vie passee et de sa vie future; et les parents de Manuel, un pere qui a trime durement pour pouvoir acheter une petite “huerta", un petit lopin de terre, decu que son fils, intellectuel et fuyard, ne continue pas son oeuvre agricole, et une mere qui 55 ans plus tard revient aux bancs d'une ecole qu'elle a du quitter, fillette, quand eclata la guerre civile.





Et la ville! Magina, que Munoz Molina avait deja evoque dans Beatus Ille, et qui n'est autre qu'Ubeda, ou il a grandi. Une Ubeda tres reelle, mais magnifiee, aureolee par l'ecriture. On pourra s'y promener, livre en main. Venant du sud, on rangera la voiture pres d'un long muret, promu au rang de mirador par l'auteur, d'ou l'on pourra repaitre ses yeux de l'immense oliveraie vert de gris, qui pousse jusqu'au Guadalquivir et plus loin la “Sierra de Magina”, la petite cordillere de Magina (oui, meme ce nom n'est pas invente). A deux pas de la le Palais du Dean Ortega (aujourd'hui un parador de reve que je conseille chaudement), l'eglise “del Salvador", la municipalite, ancien palais elle aussi, et les jardins de la Cava, tous celebres par l'auteur. Un peu plus loin “la Casa de Las torres", de nos jours ecole d'art, ou vous ne pourrez plus voir la momie qu'avait derobe don Mercurio le medecin. Mais si vous vous demandez si ce n'est pas exagere d'imaginer une momie emmuree, qui reapparait intacte apres 70 ans, sachez qu'a Ubeda la realite depasse des fois la fiction: Il y a seulement une vingtaine d'annees, un entrepreneur qui voulait detruire une maisonette du vieux centre pour edifier a la place un immeuble moderne decouvre derriere les murs qu'il abat d'autres murs, beaucoup plus anciens. C'est ainsi qu'a ete decouverte une synagogue, emmuree depuis plus de 500 ans, qui a ete retapee et qu'on peut visiter: la tres jolie “sinagoga del agua", ainsi baptisee (j'emploie de ces verbes… heureusement que personne ne sait ou je me cache) pour le “mikve", le bain rituel ou sourd encore de nos jours de l'eau. Alors une momie de rien du tout… Munoz Molina avait vu petit pour une fois. Et je vais arreter ce tour guide, cette enumeration, avec la place que l'auteur nomme “de Orduna”, en fait la “plaza de Andalucia", qui garde tous les reperes signales dans le livre: la tour de l'horloge, la statue du general Saro, le vieux commissariat, et, sous les arcades, des magasins aux devantures rappelant les annees 60. Munoz Molina donne donc vie a la reelle Ubeda, mais sous sa plume c'est une bien meilleure vie, retouchee avec l'art du vieux photographe, Ramiro Retratista.





Waou! Quelle longue critique! Et je n'ai encore rien dit. Rien dit de mon emerveillement lisant ce livre. Il y a tellement d'amour, tellement de nostalgie, tellement de pitie, de compassion, et en meme temps tellement de rancoeur dans ses descriptions. Rien dit de l'habilete de l'auteur a nous prendre par la main et nous promener, a travers divers endroits et divers temps, dans les tetes et les coeurs, dans les pensees et les actions d'une foule de personnages. Rien dit de la profondeur avec laquelle il traite d'amour et de haine, d'exil et de retrouvailles, d'enracinement, de memoire et d'oubli. Rien dit de son heureux langage, de son style fleuri, du rythme envoutant de ses phrases. Je n'ai pas encore dit que la premiere des trois parties du livre est un regal pour tous les sens. Je n'ai pas encore dit que la fin effleure le sublime. Alors je declare, to whom it may concern, que je prendrai ce livre avec moi, pour accompagner ma solitude, quand j'echouerai sur une ile deserte (en esperant ne jamais etre tenu d'honorer cette promesse).
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Beltenebros

Je suis tombée par hasard sur le film Beltenebros (1991) avec Terence Stamp, récompensé à de nombreuses reprises à Berlin et Espagne, et qui s'avère être une bonne adaptation du non moins excellent roman éponyme de Antonio Muñoz Molina. Je l'ai donc relu et le plaisir n'en est que plus grand. Quand on connaît déjà le dénouement on ne peut qu'en apprécier davantage la structure.

Placé sous l'égide de Don Quichotte et d'Amadis de Gaule (qui prit le nom de Beltenebros, Beau Ténébreux), le roman débute à manière de Pedro Páramo : « J'étais venu à Madrid pour tuer un homme que je n'avais jamais vu. »



Darman, qui a combattu dans les rangs républicains pendant la guerre civile, vit à Brighton. Ancien agent du S.I.M., et membre du Parti communiste en exil, il effectue toujours quelques missions. Droit, froid, méthodique, il est passé sous les radars, tel un fantôme. Cette fois-ci il revient à Madrid après une vingtaine d'années d'absence pour exécuter une taupe, Andrade. Les membres du réseau républicain qui poursuivent la lutte intérieure, tombent les uns après les autres, traqués par le mystérieux et insaisissable Commissaire Ugarte. Pour retrouver Andrade, Darman doit se mettre en contact avec Rebecca, une belle prostituée, dont la filiation le replonge dans les années de guerre. Mais a-t-il fait les bons choix? L'expression galvaudée « fantômes du passé » prend ici tout son sens, et le légendaire Capitaine Darman revoit les visages de l'autre Rebecca, de Walter, un traître qu'il a abattu, de Valdivia…



Beltenebros est un grand roman noir digne d'un Chandler ou d'un Hammett, un implacable thriller d'espionnage qui en plus d'une intrigue retorse, joue aussi sur la symbolique des noms et des identités, un roman de chevalerie, où les chevaliers errants parcourent les rues toujours sombres d'un Madrid sordide, gothique. Muñoz Molina insiste sur les jeux de lumière, les clair-oscur, les halos fugaces, le brouillard, pour nimber le héros et son ennemi le Prince des Ténèbres. Difficile dans cette purée de pois, de distinguer les amis des ennemis, le mensonge de la vérité...Ouvrage très riche qui offre plusieurs niveaux de lecture, le roman s'achève avec un face à face d'anthologie qui marque ce crépuscule des héros.
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Tes pas dans l'escalier

Bruno, le narrateur, s'est installé à Lisbonne « pour y attendre la fin du monde », mais pas seul : il attend aussi sa femme Cecilia, dans cet appartement qu'ils viennent d'acheter. Retraité, Bruno s'est occupé du déménagement de leur appartement de New York vers le Portugal et, pendant que Cecilia règle les détails de son transfert professionnel en Europe, il aménage leur nouveau foyer. A l'écart du bruit et de la fureur des grandes villes et du reste du monde qui court à sa perte (des feux de forêt font rage au même moment en Californie, en Australie, en Allemagne), Bruno prépare minutieusement l'appartement - couleurs de peinture, distribution des pièces, emplacement des meubles – pour qu'il soit le calque parfait de celui de New York. Pourquoi ce besoin de reconstituer aussi fidèlement un endroit familier ? Besoin de sécurité, de repères, de continuité, comme si rien n'avait changé, comme si tout était comme avant malgré leur retour sur le Vieux Continent ? Est-ce la peur de la nouveauté, du changement ? Et si oui, qui a peur, qui est fragile au point d'être perturbé par l'emplacement différent de telle lampe ou de tel ustensile de cuisine ? Bruno, Cecilia, les deux ? Autant de questions que le lecteur rationnel se pose pendant le premier tiers du roman, tant cette manie de Bruno apparaît obsessionnelle et surtout, à ce stade, inexpliquée. Pendant ce temps, le flux de conscience de Bruno nous dévoile l'histoire du couple, deux Espagnols travaillant à New York, fortement marqués par le 11-Septembre, le métier prenant de Cecilia, neuroscientifique renommée qui se livre à des expériences sur le cerveau et la mémoire de rats pour tenter d'en extraire le sentiment de peur, avec pour objectif de « déterminer s'il est possible de supprimer des souvenirs atroces de la mémoire de soldats souffrant de stress post-traumatique ».



Au fil des pages tout en introspection, le temps s'étire, se dilate, se distend entre New York et Lisbonne, entre souvenirs et projection, avec la certitude inébranlable de Bruno que les jours à venir couleront heureux et doux avec sa chère Cecilia. Mais le temps passe, ou semble passer, et un voile de confusion entoure l'arrivée toujours aussi indéterminée de Cecilia.



Suspense psychologique hypnotique, « Tes pas dans l'escalier » embarque le lecteur dans une histoire très simple au départ, qui glisse imperceptiblement vers quelque chose d'inquiétant et mystérieux, au fil de l'accumulation de petites entorses à la rationalité. On se perd en conjectures sur ce qui a pu se passer au sein du couple, avant de le découvrir dans les dernières pages.



C'est la première fois que je lis A. Muñoz Molina, et je découvre un écrivain au style impeccable et maîtrisé, qui excelle ici dans l'installation d'une ambiance floue d'inquiétude et d'oppression diffuses. Dans ce roman sur l'attente, il explore, en profondeur et sinuosités, la mémoire, la raison, la peur, la fragilité des murs qu'on se construit face à l'âpreté de la vie.



En partenariat avec les Editions du Seuil via Masse Critique de Babelio.
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Beatus ille

L'intrigue se situe en Espagne, sous Franco, en 1969. Minaya, jeune étudiant madrilène participe à une manifestation d'étudiants où il est repéré par la police et incarcéré. Pour se faire oublier à sa sortie de prison, Minaya demande l'hospitalité à son oncle Manuel qui demeure dans la ville de Magina, sous le prétexte d'écrire la biographie du poète communiste Jacinto Solana, grand ami de Don Manuel depuis l'enfance, et que ce dernier a hébergé à sa sortie de prison, assassiné par la police franquiste en 1947, et qui avait lui-même entrepris de rédiger ses mémoires sous le titre de « Beatus Ille ».



Toute la trame du récit s'articule autour du mystère de la mort par balle de la belle Mariana Rios au lendemain de ses noces avec Don Manuel et la découverte, par Minaya, de la valise de Jacintho Solana dans laquelle reposent des manuscrits et un petit cahier bleu accompagné d'une douille.



Que s'est-il passé en mai 1947 au cours de la dernière nuit vécue par Marianna, quels sont les évènements qui ont amené à retrouver le corps sans vie de cette jeune femme, abattue d'une balle au milieu du front. Nous sommes du côté des Républicains mais les oppositions avancent masquées. Est ce une balle perdue ou un acte délibéré?

La grande demeure de Don Manuel fait partie des personnages de ce récit. On imagine aisément l'atmosphère de cette majestueuse demeure aristocratique avec son patio, son grand escalier, sa bibliothèque et au dernier étage, les appartements de la mère de Don Manuel, Dona Elvira. Utrera, sculpteur, bénéficie aussi de l'hospitalité de Don Manuel. Cette belle demeure bourdonne de la présence du médecin de famille, Médina et de la visite d'Orlando, peintre, ami de tous.



La ville de Magina participe aussi à l'étrange ambiance du récit, elle qui fut témoin de tous ces évènements dont un lynchage sur la place du Général Orduna. Les pierres comme les fenêtres ont mémorisé les drames et les joies et elles se font, avec la vieille horloge, dépositaires de l'histoire de Magina avec toutes ses indiscrétions.



Hébergé sur les lieux du drame, Minaya, très curieux de ce passé, tente de reconstituer cette énigme en retrouvant et en sollicitant tous les protagonistes de l'époque et c'est là que dès le début de la lecture, les difficultés de compréhension pour le lecteur se font sentir. La période va de 1937 à 1969 et toute l'écriture se compose de conversations directes et indirectes, de rétrospectives, de changement d'interlocuteurs et du narrateur. Il faut une grande capacité de concentration pour les centaines de premières pages mais au fur et à mesure de la lecture, les situations et les enjeux s'éclairent.



Ce n'est pas une enquête ordinaire, c'est beaucoup plus que cela, c'est l'histoire d'un traumatisme jamais vraiment cicatrisé que cette guerre civile espagnole et c'est l'histoire du tragique de l'être humain, de ses passions amoureuses qui finissent mal. « Les histoires amours finissent mal en général » !



Certains passages sont terriblement évocateurs de la répression qui a régné pendant et après cette guerre, des exécutions sommaires et des lynchages.



Antonio Munoz Molina possède une écriture magnétique. C'est bien la première fois que je me retrouve fascinée devant un récit dont le sens m'échappe dès les premières pages. Je suis très sensible à l'esthétique et c'est ce qui a retenu toute mon attention. Ce sentiment de retrouver l'esthétique de Marcel Proust, de longues phrases à savourer, une lecture lente qui s'étire, des portraits, des situations décrites toutes en subtilité. A la différence de Proust qui possède, à mes yeux, une écriture limpide, Molina élabore un récit très complexe, un véritable puzzle, un enchevêtrement de destinées et de sentiments humains qui permet de parvenir à un dénouement inattendu.



Beatus Ille est le premier roman d'Antonio Munoz Molina que je découvre. A présent que je me suis familiarisée avec son écriture, que je me suis glissée dans son écriture, je vais continuer ma découverte de cet auteur peu ordinaire.

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Beatus ille

Les phrases de Munoz Molina! Difficile de savoir ou prennent elles leur source, d'ou jaillissent elles, d'ou provient cet ecoulement continu qui se taille son lit, avec une endurance tranquille, a travers monts collines et plaines, recevant apres quelques virgules et maints meandres des affluents qui amplifient son nerf et sa puissance, charriant le lecteur, le poncant, le limant, le lustrant, jusqu'a son echouage, essoufle mais ravi, a l'apaise estuaire du point.





Le long des pages, tout ce flux, toute cette eau ondoyante se fixe en chapitres, se solidifie, devient pierres, une s'appuyant sur l'autre pour edifier une batisse de pierres seches, qui fait fi de tout ciment bourratif et finit inscrite par l'Unesco au patrimoine de l'humanite.





Munoz Molina a, en plus d'une prose imagee, rutilante, le chic pour construire un recit qui feint d'egarer le lecteur pour mieux le rattraper au tournant. Ce livre, Beatus ille, se deguise en intrigue tant soit peu policiere pour mieux raconter une ville, une maison, une amitie, un amour, et surtout une epoque. Un roman polyphonique ou presque chaque personnage a le droit de donner son point de vue, de faire avancer l'action selon son bon vouloir. D'epaissir le scenario par ses aveux ou ses affabulations.





Tout commence par le retour d'un jeune etudiant dans sa ville natale (la Magina que Munoz Molina declinera dans plusieurs de ses livres et qui n'est autre que l'Ubeda ou il a grandi) a la recherche d'un poete mort et oublie. A partir de cela le lecteur a droit a une description detaillee de la ville et de ses environs, aux moeurs de ses differentes classes sociales, a leurs demarches, leurs affrontements pendant la guerre civile et la premiere decennie d'apres-guerre. Une terrifiante chronique de gens executes pas pour ce qu'ils avaient fait mais pour ce qu'ils pensaient, ou simplement pour ce que d'autres alleguaient qu'ils pensaient. Il aura droit a l'histoire d'un grand amour, non, de plusieurs grands amours; a l'histoire d'une grande amitie, pas equitablement reciproque mais minee par une certaine jalousie; a de belles circonvolutions sur le fosse des generations, incomprehension et blame d'un cote, revolte de l'autre; Il aura droit a ce que l'auteur, parlant de je ne sais plus quoi, definira comme "un laberinto sabio de figuras trenzadas en la desesperacion y el deseo", "un savant labyrinthe de figures tressees dans le desespoir et le desir".





Beatus ille est un roman complexe, non lineaire, bouleversant la chronologie, ou les multiples narrateurs compliquent chacun d'eux la trame selon son point de vue ou ses manigances, piegeant le lecteur, le malmenant par cercles concentriques en avant et en arriere, jusqu'a une fin qui eclaire le tout.





C'etait le premier roman de Munoz Molina. Pas un coup d'essai, mais tout de suite un coup de maitre. Beatus ille. Heureux celui qui a ce don d'ecriture. Beatus ille. Heureux celui qui le lit.



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Un promeneur solitaire dans la foule

Un andar solitario entre la gente, le dernier roman d'Antonio Muñoz Molina m'a laissée sur le bas-côté de la route. Dire que j'ai peiné à le terminer serait un euphémisme et je suis bien triste de ne pas être aussi enthousiaste que la majorité de ses lecteurs.

Le narrateur, un peu dépressif, se promène dans les rues de Madrid, de New-York, de Paris, et nous livre ses observations. Au cours de ses déambulations, surgissent des hommes, des noms, des bruits, des bribes de conversations, des pensées, des interrogations, des collages, des slogans publicitaires. Comme d'illustres prédécesseurs, Baudelaire, Walter Benjamin, Federico Garcia Lorca, Antonio Muñoz Molina est le piéton qui témoigne et partage ses observations sur la ville, sur les nouveaux modes de vie et de consommation, sur la beauté et la laideur de notre monde.

Si j'ai eu beaucoup de mal à terminer ce roman (qui n'en est pas un) de 494 pages, ce n'est pas à cause de la structure fragmentaire car j‘adore son ouvrage Séfarad, qui est un de mes livres préférés. Le narrateur de Un andar solitario entre la gente m'a laissée de glace, les slogans publicitaires, les injonctions des réseaux sociaux, les collages, la manifestation intempestive de la modernité m'ont fatiguée (était-ce le but de cette oeuvre?). Le seul élément qui m'aura poussée à terminer cette lecture harassante et finalement pour moi inconsistante est l'érudition d'Antonio Muñoz Molina et son amour pour les romanciers tels Quincey, Pessoa, Whitman. Finalement je me suis sentie très seule dans cette longue déambulation au milieu d'inconnus.
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L'hiver à Lisbonne

L'hiver à Lisbonne fait partie de ces romans que j'adore pas tant pour leur intrigue que pour l'ambiance. Vous savez, ces clubs plus ou moins fréquentables qui dégagent une odeur l'alcool, où l'on sert des coktails sophistiqués et imbuvables, où l'on joue du jazz à profusion et où on finit la soirée dans une chambre d'hôtel avec un des musiciens. le tout dans une atmosphère de tristesse vaguement vulgaire. Je ne sais pas pourquoi ça m'attire dans les livres parce que c'est tellement pas le genre d'endroit que je fréquente dans la vie. Peut-être dans une vie antérieure, si je croyais à ce genre de trucs. Mais bon, il y a des choses que je n'arrive pas à expliquer. Dans une autre critique, un babeliote a fait la comparaison avec un film en noir et blanc. C'est tellement l'impression que j'avais tout le long de ma lecture. J'avais contamment l'impression qu'un type suspect en imper allait apparaître à tout moment !



Et ce type, Santiago Biralbo, pianiste de jazz, qui raconte son histoire d'amour pour Lucrecia au narrateur, un ami, plutôt une connaissance. le besoin de se confier, un autre élément imbattable. Et l'amour passionnel impossible ou perdu… Un sujet inépuisable mais toujours aussi intéressant. Dans ce cas-ci, l'amour est surtout bref et tumultueux. Lucrecia se sauve, est mêlée à des histoires douteuses avec des gens peu recommandables. Et Santiago qui essaie de raviver la flamme ! On se doute un peu comment ça va se terminer tout ça mais on ne peut s'empêcher de continuer à lire. C'est alors que la mélancolie et la nostalgie revient mais pas pour les raisons que vous imaginez. Parfois, il y a des forces plus puissantes que la mort…



Dans tous les cas, moi, j'ai apprécié L'hiver à Lisbonne même s'il ne s'y passe pas grand chose et que les histoires d'amour ne comptent pas parmi mes genres préférés. Je peux comprendre que certains n'aient pas accroché. Comme je l'ai écrit plus haut, c'est l'ambiance m'a gagné dès le début. Quand Biralbo raconte au narrateur qu'il a écrit un morceau de piano et qu'il l'a intitulé «Lisboa», pour le voyage à Lisbonne que lui et Lucrecia avaient l'intention d'y faire, ça m'a touché. Ça m'a surtout étonné. Cet été, j'ai lu deux autres romans de Munoz Molina et ce n'était pas du tout dans le même registre. Bref, une belle découverte qu m'encourage à essayer d'autres oeuvres de cet auteur visiblement talentueux.
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Pleine lune

Envoûtée.  Je suis définitivement envoûtée par Antonio Muñoz Molina.



 Cette fois, ce ne sont plus,  comme dans Séfarade, des micro récits reliés par une trame arachnéennne d'exil et de solitude, éparpillés dans l'espace-temps en une vaste cosmogonie secrète et douloureuse.



Pleine lune c'est  un roman policier, non, plutôt un  récit noir, resserré, puissant. Une ville d'Espagne,  provinciale et frileuse, un hiver rude, et un inspecteur de police qui fuit les tueurs de l'ETA et traque un tueur de petite fille( peut être même de petiteS filleS) ,  qui tue à la pleine lune selon un rituel aussi barbare qu'imparable. La police scientifique a tout trouvé,  sauf l'homme lui-même. Sans fichier, sans mobile, sans visage. Sans adresse. L'anonyme parfait.



Mais chez Molina il n'y a jamais d'anonymes. La phrase s'insinue au coeur même du vivant, sonde les reins et les coeurs. Scrute les âmes. Les silhouettes lentement prennent une consistance, une couleur, une odeur. Une voix. Et tout le suspense est là,  au plus profond de l'humanité.  L'histoire n'est presque qu'un prétexte à approcher les hommes.



Il y a ce flic harassé qui attend,  résigné,   le coup de feu qui va l'abattre, l'imprudence fatale qui  mettra un point  final à son exil, à ses échecs,  et qui cherche malgré tout dans la foule l'assassin aux yeux morts qui a pu commettre une telle horreur de sang-froid.  Pour retrouver une dignité,  un sens à sa vie. A moins que l'amour, inespéré et généreux, ne le lui donne, enfin.



Il y a cette magnifique institutrice, lumineuse et sans détour, indépendante et blessée, fragile et forte qui a tout donné déjà,  et est prête à rejeter les dés, et à perdre, encore une fois, mais les yeux ouverts.



Il y a ce vieux curé "rouge" toujours un peu sur la touche dans sa paroisse, qui en sait long sur les blessures des petits garçons devenus des hommes au désir bancal et dangereux. Ce médecin légiste voué éternellement au rôle d'ami, de confident. Ce père à jamais détruit  qui refait sans cesse le film du soir de pleine lune où Fatimà , sa petite fille , est sortie acheter carton et crayons...



Et il y a l'assassin, brutal, humilié,  fou, qui cherche dans le sang une puissance qui le fuit.



Dit comme cela, rien que de très banal.



Mais c'est pourtant un miracle de lenteur, de poésie, de tendresse et de terrible cruauté. Molina est un styliste exceptionnel et il a une rare profondeur de vue et de pensée. Ses personnages continueront longtemps de m'entourer, et sans la connaître ni l'avoir identifiée,  je me promènerai souvent dans les rues de la petite ville où se hâte,  le soir, une foule indifférente et pressée,  et jetterai un coup d'oeil plein d'apprehension aux ombres du parc, noyé dans le brouillard, là où le talus, loin du dernier réverbère, plonge dans le gouffre noir de la Cava...





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En l'absence de Blanca

Une femme entre chez lui, se rapproche, l’embrasse, et Mario ne reconnait pas tout à fait Blanca, un je ne sais quoi, une rapidité dans l’approche, une indiscrétion, un rien de vulgarité, alors que Blanca , depuis qu’il la connaît , réserve ses jugements et ses élans amoureux.

Voilà pourquoi il en est tombé passionnément amoureux, elle lui échappe, elle est absente, elle s’éclipse dans ses pensées, parfois sans le vouloir. Ses goûts sont résolument modernes, et mettent en évidence son appartenance sociale à la bourgeoisie grenadine, alors que lui est fils de paysan d’un village proche de Jaen..

Elle lui échappe, et pourtant c’est elle, perdue dans la drogue et l’alcool, percluse à l’issue d’un amour à sens unique avec un peintre qui la trompe avec de petits jeunes, elle qui a fait le premier pas vers lui.

Trop complexé, Mario, il ne se serait pas permis de donner à penser qu’il la désire.

Les années passent, ils vivent côte à côte, sans que leurs deux mondes se rejoignent; Mario ne peut se passer d’elle : si elle est en retard de quelques minutes, il pense qu’elle a eu un accident grave, ou que sa mère moribonde l’a appelée, ou qu’elle l’a, un malheur de plus, abandonné.

Elle, de son côté, devant ses amis experts en gastronomie, voulant redorer son blason à lui et il s’en sent flatté, prétextait qu’il ne supportait pas les sushis d’un japonais de Grenade.

Au-delà de cet amour que Antonio Muñoz Molina campe sur fond de modernité espagnole des années 80, avec l’entrée dans l’Otan, le haschisch, puis la cocaïne, la libération sexuelle, la musique électronique et la peinture plus photographique que peinte, c’est tout un monde moderne que Blanca adore, auquel elle participe simplement en voyeuse groupie, et que Mario sans oser le dire déteste.



Mario continue à penser comme ses parents, que naitre c’est accoster à une vallée de larmes, et que l’on doit gagner son pain à la sueur de son front.

En conséquence le peintre, l’ex de Blanca, sorti de nulle part, qui se forge une renommée avant-gardiste, qui ne supporte pas faire le jeu du pouvoir puis affirme quand il commence à être connu : « l’avant-garde, c’est le marché ». le rend malade parce qu’il continue à attirer Blanca, au point qu’elle n’existe plus par elle-même.

Au delà d’une relation de passion unilatérale, inadéquate ( ou pas, le doute est permis) Antonio Muñoz Molina , avec un phrasé scandé, de longues analyses , un vocabulaire très particulier, nous dépeint le complexe de classe sociale, l’amour basé sur le manque, l’idée fixe de l’abandon.

Je me suis demandé si, finalement, puisque Blanca l’absente bien que vivant chez lui part un jour, son retour n’est pas prévu par Mario ; il préfère penser que ce n’est pas elle qui est revenue, mais une autre. Il a aimé qu’elle ne soit pas ancrée dans la réalité, rêvant de projets sans issue, dans un autre monde, ailleurs, sans lui , même s’il lui a sauvé la vie et qu’elle en est reconnaissante.



Ceci est mon analyse toute personnelle, de ce petit livre grandiose.



LC thématique : un prénom dans le titre .saison 2

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