Il Postino (1994), trailer
Durant les deux mois qui suivirent, les scènes que vécut Mario dans le lit de Beatriz lui firent comprendre que toutes les jouissances qu’il avait connues jusque-là n’étaient que le pâle synopsis d’un film projeté désormais sur un écran officiel en cinérama et en technicolor.
- Et rappelle-toi que j’ai lu Neruda bien avant toi. Comme si je ne savais pas que quand ça leur chauffe le bas-ventre, tous les hommes font les poètes !
- Neruda est quelqu’un de sérieux. Il va être président !
- Quand il s’agit d’aller au lit, ils sont tous pareils, présidents, curés ou poètes communistes. Tu sais qui a écrit : « J’aime l’amour des marins qui donnent un baiser et s’en vont. Ils laissent une promesse et jamais ne reviennent » ?
- Neruda ?
- Bien sûr que c’est Neruda. Et toi, tu bois ça comme du petit lait.
- Je ne vois pas pourquoi tu fais un scandale pour une histoire de baiser.
- Pour un baiser, non, mais le baiser, c’est l’étincelle qui provoque l’incendie. Tiens, écoute encore ce vers de Neruda : « J’aime l’amour qui se partage entre les baisers, le lit et le pain ». En clair, fillette, ça veut dire que cette chose-là c’est petit déjeuner au lit compris.
Son premier mois de salaire, payé suivant les usages chiliens avec un mois et demi de retard, permit à Mario Jimenez de faire l’acquisition des biens suivants : une bouteille de vin Cousiño Macul « Vieille Réserve » pour son père, un billet de cinéma qui lui permit de savourer West Side Story, Natalie Wood comprise, un peigne de poche en acier allemand acheté au marché de San Antonio à un vendeur ambulant dont le slogan était : « L’Allemagne a perdu la guerre mais elle n’a pas perdu son industrie. Peignes inoxydables Solingen », et l’édition Losada des Odes élémentaires de son client et voisin, Pablo Neruda.

- Écoute ce poème : « Ici dans l’Île, la mer, et quelle mer. A chaque instant hors d’elle-même. Elle dit oui, et puis non, et encore non. Elle dit oui, en bleu, en écume, en galop. Elle dit non, et encore non. Elle ne peut se faire calme. Je me nomme mer, répète-t-elle en battant une pierre sans réussir à la convaincre. Alors, avec sept langues vertes de sept tigres verts, de sept chiens verts, de sept mers vertes, elle la couvre, la baise, la mouille et se frappe la poitrine en répétant son nom. »
Il observa une pose satisfaite.
- Comment le trouves-tu ?
- Bizarre.
- « Bizarre ». Quel critique sévère tu fais !
- Non, don Pablo. Ce n’est pas le poème qui est bizarre. Ce qui est bizarre, c’est ce que moi j’ai ressenti pendant que vous le récitiez.
- Mon cher Mario, il va falloir te dépêcher de mettre un peu d’ordre dans tes idées parce que je ne peux pas passer toute la matinée à jouir de ta conversation.
- Comment vous expliquer ? Pendant que vous disiez ce poème, les mots bougeaient, ils passaient d’un bord à l’autre.
- Comme la mer, bien sur !
- Oui, c’est vrai, ils allaient et venaient comme la mer.
- Ça, c’est le rythme.
- Et je me suis senti bizarre, parce que tout ce mouvement m’a chaloupé.
- Tu tanguais ?
- C’est ça. J’allais comme un bateau tremblant sur vos mots.
- « Comme un bateau tremblant sur mes mots » ?
- C’est ça !
- Sais-tu ce que tu viens de faire, Mario ?
- Quoi ?
- Une métaphore.
- Mais ça ne compte pas, elle m’est venue simplement par hasard.
- Il n’est pas d’autres images que celles qui sont dues au hasard, fils.
-Et pourquoi, si c'est une chose tellement facile, on emploie un nom si compliqué ?
-Parce que les noms n'ont rien à voir avec la simplicité ou la complexité des choses. Avec ta théorie une petite chose qui vole ne devrait pas avoir un nom aussi long que papillon. Pense qu'éléphant a le même nombre de lettres que papillon et pourtant c'est beaucoup plus grand et ça ne vole pas, conclut le poète d'un air accablé. (Editions du Seuil, 1987, p.27)
Il n'y a de pire drogue que le boniment. Il peut faire croire à une serveuse de village qu'elle est une princesse vénitienne. Et ensuite, quand vient l'heure de vérité, le retour à la réalité, tu te rends compte que les mots sont un chèque sans provision. Je préfère mille fois qu'un ivrogne te mette la main au cul dans le bar plutôt qu'on vienne te raconter que ton sourire vole plus haut qu'un papillon !
— C'est ridicule ! Parce qu'un homme m'a dit que mon sourire voltige sur mon visage comme un papillon, il faut que j'aille à Santiago !
— Ne fais pas la dinde ! éclata à son tour la mère. Aujourd'hui, ton sourire est un papillon, mais demain tes tétons seront deux colombes qui veulent qu'on les fasse roucouler, tes mamelons deux framboises fondantes, ton cul le gréement d'un vaisseau et la chose qui fume en ce moment entre tes jambes le sombre brasier de jais où se forge le métal en érection de la race ! Bonsoir !
-Il y avait une fois un poète qui était tombé amoureux d'une certaine Béatrice. Les Béatrice provoquent des amours incommensurables.
Le facteur s'escrima avec son bic sur la paume de sa main
-Que fais-tu ?
-J'écris le nom de ce poète : Dante.
- Dante Alighieri
- Alighieri avec un H majuscule ?
- Non, mon garçon, avec un A.
-Et sa Beatriz à lui: avec un z comme la mienne ?
- Non, Béatrice , avec un c.
- C comme coquelicot ?
- Comme coquelicot, pavot, opium. (Seuil, 1987, p.39)
[Le Ministre de l'Intérieur à Adrian Bettini, qui vient de refuser de diriger la campagne électorale du "oui à Pinochet":]
- Mais votre conduite, maintenant, n'a rien de moral. Il n'est pas déontologique de repousser une offre en raison de divergences politiques. Imaginez un médecin qui refuse de soigner un malade parce qu'il est son ennemi politique. Diriez-vous qu'il agit selon les codes de la déontologie?
- Si le malade s'appelle Pinochet, franchement oui, monsieur.
— Je t’ai rapporté de Santiago un cadeau très original : « l’hymne officiel des facteurs ».
Sur ces mots, la musique de Mister Postman par les Beatles se répandit dans la pièce, déstabilisa les figures de proue, culbuta les voiliers dans leurs bouteilles, fit grincer des dents les masques africains, liquéfia les cailloux, stria le bois, brouilla les filigranes des chaises artisanales, ressuscita les amis morts aux poutres du toit, fit fumer les pipes depuis longtemps éteintes, sonner comme des guitares les céramiques pansues de Quinchamali, exhaler leur parfum les cocottes de la Belle Époque qui tapissaient les murs, galoper le cheval bleu, siffler la longue et antique locomotive arrachée à un poème de Whitman.