La bonté n'est pas si facile à reconnaître quand le monde a été mauvais si longtemps. Et il n'est pas évident de croire en soi quand plus personne ne le fait depuis belle lurette.
Elle (l'infirmière) avait vu les dessins dans ma chambre, sur lesquels j'avais écrit : " Il n'y a que les oiseaux en cage qui s'ennuient. Les oiseaux libres volent." Elle avait vu que je regrettais de ne plus pouvoir voler, que la cage m'ennuyait.
Peu importe ce que ça me coûte, je ne veux pas mourir avant d'avoir peint avec toutes les couleurs de ma boite, je ne veux pas vivre en pastel.
Ce besoin d’attention que nous manifestons tous au quotidien est évidemment beaucoup plus intense quand nous nous sentons menacés ou en danger. Si quelqu’un tombait d’un quai dans l’eau et se mettait à appeler au secours, il ne viendrait à l’idée de personne de passer devant lui en disant calmement : « Il fait juste ça pour attirer l’attention ». Bien sûr qu’il cherche à l’attirer ! Il est en danger de mort, incapable de se tirer d’affaire, son unique espoir de préserver son intégrité physique et de continuer à vivre est d’attirer l’attention de ceux qui peuvent le secourir.

Durant une longue période, j’ai été entourée d’assistants rémunérés. Pendant six ou sept années de ma vie, je n’ai eu personne dans mon entourage, hormis ma famille proche, qui soit avec moi volontairement, gratuitement. L’image que j’avais de moi s’en est trouvée modifiée. Certains assistants rémunérés étaient arrogants, indifférents ou négligents, mais en grande majorité ils ne l’étaient pas. Pour la quasi-totalité, ils ont fait preuve de respect, de compréhension et de professionnalisme, ou ils ont essayé. Ils voulaient presque tous m’aider à me construire une bonne image de moi-même, beaucoup m’ont expliqué que j’étais quelqu’un de valable, de bon, et j’en passe. L’effet en était pour ainsi dire nul. Les médecins et les infirmières pouvaient me répéter à l’envi que j’étais quelqu’un de fantastique, la vérité voulait qu’ils soient rétribués pour chaque minute qu’ils passaient en ma compagnie, et que s’ils m’accordaient un peu de temps supplémentaire, volontairement, ce serait déduit de celui qu’ils passeraient avec moi la semaine suivante. Dans ce contexte, que valaient leurs paroles ? Et que valais-je, moi, en fin de compte ?

(...) elle s'est mariée avec un garçon qui souffre de schizophrénie. Ce n'était pas si clair au début de leur liaison : "Il était simplement pas comme les autres." Puis, peu à peu, la maladie s'est installée et a pris beaucoup de place dans leur couple. Une schizophrénie sévère, avec délires, hospitalisations et difficultés en tout genres. Du coup, leur existence n'est vraiment pas drôle dans les périodes où il va mal, qui sont actuellement fréquentes. Beaucoup de personnes lui ont recommandé de quitter son mari, plus ou moins ouvertement, plus ou moins délicatement. Et dans le lot, pas mal de soignants, médecins, infirmières, ce qui l'a surprise. Elle a toujours refusé : "Vous comprenez, je l'aime. Est-ce qu'on quitte quelqu'un qu'on aime parce qu'il est malade ?" Nous discutons de cela : personne ne nous recommanderait de quitter notre conjoint s'il était atteint de cancer, ou de sclérose en plaques, ou de diabète. On trouverait que ce n'est pas très digne. Alors pourquoi est-on tenté de le faire pour la schizophrénie ?
[dans la préface de Christophe André]

Il m’arrive d’entendre des personnes qui ont traversé une crise dire que maintenant, après coup, elles n’auraient pas pu s’en passer. Je n’y arrive pas. Je me souviens à quel point ça faisait mal, à quel point la vie paraissait sans espoir. Je sais toutes les idioties que j’ai faites, contre moi et contre ceux que j’aime. Je sais que les choses auraient très facilement pu mal tourner, et que j’ai une chance incroyable d’être encore en vie. Alors si on m’avait donné le choix, j’aurais voulu éviter cette douleur. Mais c’est sans doute très bien qu’on ne me l’ait pas laissé. Car j’ai beaucoup appris, un savoir que je n’aurais jamais eu la chance d’acquérir autrement. Je suis peut-être devenue meilleure humainement, mais je sais surtout que je suis devenue une meilleure psychologue. Pas parce que mon histoire est générale et polyvalente, mais parce que mes expériences m’ont enseigné qu’il n’y avait pas d’« eux » et de « nous ». Nous sommes tous des êtres humains et rien de plus. Tous différents. Et tous fondamentalement identiques.
Ce n'est pas très important de se perdre un peu tant qu'on sait où l'on va, et tant qu'on a la force de faire tout le chemin.

« Je ne la revis pas avant plusieurs années », ai-je écrit, aussi simplement. Voilà un avantage énorme de l’écriture : on peut passer à toute vitesse sur plusieurs années en quelques mots, et vous pouvez avoir l’impression que j’ai passé ces années-là dans un congélateur ou quelque chose dans ce genre, bien à l’abri, en attendant que le monde s’améliore. Ce n’était pas le cas. J’ai fait comme tout le monde, j’ai traversé ces années en vivant un jour après l’autre. J’ai fait l’objet de pas mal de soins, et le reste du temps, j’étais un peu seule, un peu avec ma famille, beaucoup avec les employés des services de santé et des services sociaux. Même s’il me manquait des gens qui me connaissaient comme des amis et non comme des employés, ceux des services publics présentaient aussi des avantages. Par exemple, en règle générale, ils n’attendaient pas de moi que j’ai une vie. Ils connaissaient ma situation et mon dossier, ils posaient rarement des questions délicates auxquelles je ne pouvais pas répondre.

Et pour l’avoir vécu, je sais que j’étais beaucoup plus facile à gérer quand j’avais un peu d’espoir et de respect de moi-même que quand tout avait été balayé. « Freedom is just another word, for nothing left to lose », chante Janis Joplin. Quand on vous a tout pris, quand il ne vous reste plus rien à perdre, qu’il s’agisse d’honneur, de respect de soi, de santé, de métier, d’amis, d’avenir ou de quoi que ce soit d’autre, vous êtes libre, complètement libre. Et épouvantablement dangereux. Car pratiquement plus rien ne vous retient. La contrainte est parfois nécessaire. Je ne serais pas vivante aujourd’hui si la contrainte avait été interdite en milieu psychiatrique. Mais l’humiliation et la violence ne sont pas nécessaires. J’ai été mise au tapis par des gens qui connaissaient leur boulot, qui avaient suivi une formation et savaient comment s’y prendre. C’est désagréable, mais ça ne fait pas mal. Mais d’autres personnes m’ont trainée par terre, en faisant taper ma tête sur les barres de seuil que nous franchissions, elles m’ont écrasée sur un sol en béton, flanqué un genou dans les reins et m’ont appuyé la tête dans des oreillers pour que le manque d’air me contraigne à cesser de résister. Ça, ça fait mal. Des douleurs physiques m’empêchent encore parfois de dormir la nuit, et même s’ils sont beaucoup plus rares maintenant, les cauchemars n’ont pas complètement disparu.