Citations de Arthur Koestler (384)
On aurait dit la réunion d'un conseil municipal de province. Ils préparaient la plus grande révolution de l'histoire humaine. Ils étaient alors une poignée d'hommes d'une espèce toute neuve : des philosophes militants. Ils connaissaient les prisons d'Europe aussi bien que des voyageurs de commerce en connaissent les hôtels. Ils rêvaient du pouvoir, leur but était d'abolir le pouvoir, de gouverner les peuples afin de les sevrer de l'habitude de se faire gouverner. Toutes leurs pensées se traduisaient en actes, et tous leurs rêves se réalisaient. Où en étaient-ils maintenant ? Leurs cerveaux, qui avaient changé le cours du monde, avaient reçu chacun sa décharge de plomb. Les uns dans le front, les autres à la nuque.
Le Parti n'a jamais tort, dit Roubachov. Toi et moi, nous pouvons nous tromper. Mais pas le Parti. Le Parti, camarade, est quelque chose de plus grand que toi et moi et que mille autres comme toi et moi. Le Parti, c'est l'incarnation de l'idée révolutionnaire dans l'Histoire. L'Histoire ne connaît ni scrupules ni hésitations. Inerte et infaillible, elle coule vers son but. A chaque courbe de son cours elle dépose la boue qu'elle charrie et les cadavres des noyés. L'Histoire connaît son chemin. Elle ne commet pas d'erreurs. Quiconque n'a pas une foi absolue dans l'Histoire n'a pas sa place dans les rangs du Parti.
Dans cette guerre, nous combattons un mensonge total au nom d'une demie vérité.
Le désir de faire de la politique est habituellement le signe d'une sorte de désordre de la personnalité et ce sont ceux qui ambitionnent le plus ardemment le pouvoir qui devraient en être tenus le plus soigneusement à l'écart.
Son passé, c'était le Mouvement, le Parti : présent et avenir, eux aussi, appartenaient au Parti, mais son passé, c'était le Parti même. Et c'était ce passé qui était soudain remis en question. Le corps chaud et vivant du Parti lui apparaissait couvert de plaies - des plaies pustuleuses, ensanglantées. Où donc dans l'Histoire trouvait-on des saints aussi malades ? Une bonne cause avait-elle jamais été plus mal représentée ? Si le Parti incarnait la volonté dans l'Histoire, alors l'Histoire elle-même était malade.
En introduction au roman de Fred Uhlman, "L'ami retrouvé" :
"Des centaines de gros ouvrages ont été consacrés à l'époque où les cadavres étaient fondus et transformés en savon pour assurer la propreté de la race maîtresse. Mais je crois sincèrement que ce mince volume trouvera sur les rayons des bibliothèques une place durable."
L'attente est toujours une torture ; l'attente sans espoir, la pire de toutes.
Qu'est-ce que l'agonie d'un homme, comparée à l'agonie d'une ville! La mort est un phénomène biologique normal, mais quand une ville meurt, ce sont les fondements mêmes de la civilisation qui sortent de la norme.
[L'être humain] est vraiment comme une balle élastique. Reçoit-on un coup dont on croit rester en pièces, la balle s'arrondit à nouveau, et la seule trace qui vous reste du choc est tout au plus un peu de boue. Si notre conscience était la sommes de nos expériences, nous serions tous vieillards à vingt-cinq ans.
La souffrance a ses limites, pas la peur.
Roubachof songeait à son vieil ami et camarade Kieffer, le grand historien de la Révolution. Sur la fameuse phtographie de la table du congrès, où tous portaient la barbe et avaient de petits cercles autour de la tête comme des auréoles, il siégeait à gauche du vieux leader. Il avait collaboré avec lui dans ses travaux historiques ; il était aussi son partenaires aux échecs, et peut-être son seul ami intime. Après la mort du "vieux", Kieffer qui l'avait mieux connu que tout autre, fut chargé de rédiger sa biographie. Il y avait travaillé plus de dix ans, mais elle ne devait jamais paraître. La version officielle des événements de la Révolution avait subi de curieux changements pendant ces dix années ; il fallait réécrire les rôles qu'y avaient joués les principaux acteurs, y remanier l'échelle des valeurs ; mais le vieux Kieffer était un entêté et ne comprenait rien à la dictature du nouveau régime sous le N°1...
- Le Parti n'a jamais tort, dit Roubachof. Toi et moi, nous pouvons nous tromper. Mais pas le Parti. Le Parti, camarade, est quelque chose de plus grand que toi et moi. Le Parti, c'est l'incarnation de l'idée révolutionnaire dans l'Histoire. L'Histoire ne connaît ni scrupules ni hésitations. Inerte et infaillible, elle coule vers son but. A chaque courbe de son cours elle dépose la boue qu'elle charrie et les cadavres des noyés. L'Histoire connaît son chemin. Quiconque n'a pas une foi absolue dans l'Histoire n'est pas à sa place dans les rangs du Parti.
(Livre de Poche, 2009, p.52)
C'est une bien misérable impartialité, celle qui permet de demeurer en dehors du débat sans être touché par aucune émotion.
Tu as dit que ses intentions étaient pures ? Mais naturellement ! Ce n’en est que plus dangereux. Nulle tyrannie n’est plus terrible que la tyrannie convaincue d’être la gardienne désintéressée du peuple. En effet, le mal que peut faire un tyran cruel de sa nature est limité au domaine de ses intérêts personnels et de sa cruauté. ; mais le tyran honnête et qui obéit à des raisons supérieures, celui-là peut faire un mal sans limites.
" La nature nous laisse à nos propres forces. Dieu a décroché son téléphone et le temps presse. "
Connais-tu, depuis l'établissement du Christianisme comme religion d'Etat, un seul exemple d'Etat qui ait réellement suivi une politique chrétienne ? Tu ne peux pas m'en désigner un seul. Aux moments difficiles - et la politique est une suite ininterrompue de moments difficiles - les gouvernants ont toujours pu invoquer des "circonstances exceptionnelles", qui exigeaient des mesures exceptionnelles. Depuis qu'il existe des nations et des classes, elles vivent l'une contre l'autre dans un état permanent de légitime défense qui les force à remettre à d'autres temps l'application pratique de l'humanitarisme.
Seul est inoubliable le temps pendant lequel on oublie le temps ; seul est fécond le temps qui n'a pas été possédé par la conscience...
- Tout à l'heure, tu m'as dit toi-même que tu ne croyais pas aux prophéties !
- Je ne crois à rien de ce qui est exprimé, répondit l'homme, mais je crois à la puissance du Verbe. Les mots sont de l'air, mais l'air se fait vent et il pousse les navires.
« L'Histoire te réhabilitera », pensa Roubachof, sans grande conviction. L'Histoire se fiche pas mal que vous vous rongiez les ongles. Il fumait et pensait à ces morts, et à l'humiliation qui avait précédé leur mort. Et cependant, il ne pouvait pas se résoudre à détester le N°1, comme il l'aurait dû. Souvent, il avait regardé la chromo du N°1 au-dessus de son lit, et avait en vain essayé de la détester. Ils l'avaient, entre eux, affublé de bien des sobriquets, mais en fin de compte, c'était celui de "N°1" qui lui était resté. L'horreur que répandait autour de lui le N°1 provenait avant tout de ce qu'il avait peut-être raison, et que tous ceux qu'il avait tués devaient bien reconnaître, même avec leur balle dans la nuque, qu'il était possible après tout qu'il eût raison. Il n'y avait aucune certitude ; seulement l'appel à cet oracle moqueur qu'ils dénommaient l'Histoire, et qui ne rendait sa sentence que lorsque les mâchoires de l'appelant étaient depuis bien longtemps retombées en poussière.
L'acte de mourir n'était en soi qu'un détail technique, sans aucune prétention à intéresser qui que ce soit : la mort en tant que facteur dans une équation logique avait perdu toute caractéristique corporelle intime.