Citations de Arturo Pérez-Reverte (1137)
Tandis qu'il s'éloigne, il entend la femme l'insulter entre ses dents. "Salaud de merde" dit-elle, ou quelque chose de semblable. Le ton est le même dans toutes les langues. Un peu plus loin, il ouvre sa capote et soulage sa vessie en urinant sur un tas de briques en morceaux, dans une ruelle courte et étroite où un éclat de la lune qui monte au-dessus des maisons et plonge entre deux avant-toits atténue les ombres et lui permet de distinguer des monceaux d'ordures et aussi, alors qu'il boutonne sa culotte, les yeux rougeâtres, brillants et malins d'un rat qui le guette. Presque aussi grand qu'un chat, immobile, l'animal le regarde fixement, tassé sur lui-même, pour essayer de passer inaperçu. Raposo l'observe, puis se baisse doucement pour ramasser un morceau de brique. Le rat semble deviner son intention, émet un couinement de peur et de menace qui dessine un sourire cruel sur les lèvres de l'homme, tandis qu'il lève la main dans laquelle il tient la brique. Un rat coincé dans une ruelle, au milieu des ordures. Parfaite image du monde, se dit Raposo en lançant le projectile.
— Une femme n'est jamais seulement une femme, mon cher Max. Elle est aussi, et surtout, les hommes qu'elle a eus, ceux qu'elle a et ceux qu'elle pourrait avoir. Rien ne s'explique sans eux... Et celui qui accède à cette connaissance possède la clef du coffre-fort. Le ressort de ses secrets.
La vertu ne donne jamais que des tableaux froids et mornes… En définitive, ce sont la passion et le vice qui animent les compositions du peintre, du poète et du musicien.
page 159
[...] Il entend le claquement sourd de l'arbalète et se dit, en un éclair, qu'il doit s'écarter de la trajectoire du trait ; mais il sait qu'un carreau court plus vite qu'un homme. Et il sent que son âme laisse couler lentement une plainte amère tandis qu'il cherche dans sa mémoire un Dieu à qui confier son repentir. Et il découvre avec surprise qu'il ne se repent de rien, même si à dire vrai il n'est plus très clair qu'il y ait, en ce moment où la nuit tombe, un Dieu pour l'écouter. Alors il sent le coup. Il y en a eu d'autres auparavant, comme en témoignent ses cicatrices ; mais il sait que celui-ci n'en laissera pas. Il ne fait pas mal non plus ; à peine si l'âme semble s'échapper par la bouche. Alors tombe soudain la nuit irrémédiable et, avant de s'enfoncer en elle, il comprend que cette fois elle sera éternelle. Quand Roger d'Arras lance son cri, il n'est déjà plus capable d'entendre sa propre voix. [...]
Alors qu'il passe un pont de pierre au-dessous duquel une rivière aux eaux troubles court avec violence, le cheval se met à boiter. En grommelant une malédiction, Raposo tire sur les rênes, descend de sa monture et examine les pieds de l'animal, dont la chaleur contraste avec l'eau glaciale qui court et les recouvre. La malédiction se change en un atroce blasphème quand il s'aperçoit qu'un des fers a disparu. Se protégeant du mieux qu'il le peut avec sa capote, momentanément aveuglé par la pluie, il ouvre la sacoche, en sort un fer de rechange, une navaja, des clous et un marteau. Puis il cale entre ses jambes le pied du cheval et, chassant de temps à autre l'eau de son visage du revers de la main, il racle la corne, y pose le fer et le cloue du mieux qu'il peut. Les gouttes s'écrasent tout autour de lui, le criblent, s'infiltrent dans les coutures de la toile qui le couvre, courent, froides, de sa nuque à ses épaules et à son dos, lui donnent le frisson. Quand après un long moment, il est venu à bout de la tâche, il a les jambes trempées jusqu'aux cuisses, les manches de sa veste dégoulinantes, et ses bottes ressuent l'eau. Alors, sans hâte, Raposo range les outils, saisit l'outre de vin et, renversant la tête en arrière, engloutit une très longue gorgée tandis que la pluie lui fouette le visage. Il se remet en selle et à peine le cheval sent-il l'homme sur son dos et la bride lâchée qu'il repart, laissant dans sa lancée le bruit de ses fers sur la pierre du pont.
L'épisode lui avait appris une leçon qui allait lui être très utile pour la vie : dans le doute, liquide l'autre. Mieux vaut un « on ne sait jamais » qu’un « si j’avais su ».
Ce qui faisait la supériorité des livres, elle avait découvert ça à El Puerto de Santa Maria, c'était que l'on pouvait s'approprier des vies, des histoires et des réflexions qu'ils contenaient, et que l'on était jamais la même quand on les refermait que quand on les avait ouverts pour la première fois. Des gens très intelligents avaient écrit certaines de ces pages ; et si on était capable de les lire avec humilité, patience et envie d'apprendre, ils ne vous décevaient jamais. Même ce qu'on ne comprenait pas restait ancré dans un coin caché de votre tête : dans l'attente que l'avenir lui donne un sens en le transformant en choses belles et utiles.
- Je veux vous adresser une requête, commandant Navia. Ou plutôt deux, en réalité. - II avait sorti une enveloppe scellée d’une poche de sa veste, qu'il tint entre ses doigts et regarda. - J'ai une femme et deux enfants en zone nationale. Ils sont à Luarca, je crois. Et j'aimerais que si... Je veux dire... Si le sort vous était favorable, que vous leur fassiez parvenir cette lettre.
Après un moment d'immobilité, comme s'il tergiversait, Navia tendit la main.
- Je ferai mon possible.
- Je vous remercie. La seconde requête concerne mes hommes... l’équipage du Mount Castle.
(...)
Quirôs fit trois pas en direction de la fenêtre. Il regarda la nuit, sortit de sa poche un paquet de cigarettes et en glissa une entre ses lèvres.
- Ce sont de braves gars, vous savez... Des marins comme les autres que la vie a conduits à bord du Mount Castle comme elle aurait pu les conduire à bord de votre destroyer. Une demi-douzaine d'entre eux a des idées radicales, les autres se bornent à rester ftdèles à leur bateau, à leur capitaine et à la République. Qu'ils servent en faisant leur travail aussi bien qu'ils le peuvent... C'est tout.
- Qu'attendez-vous de moi ?
Quirôs s'était tourné vers le commandant.
- Que vous ayez l'humanité de ne pas débarquer les survivants en zone nationale.
Bien des malheurs de ma vie adulte m'auraient été épargnés si j'avais consacré plus de temps à observer le regard des femmes.
J'aime Naples. C'est la seule ville d'Orient, Istanbul mise à part, qui se trouve géographiquement en Europe. Et qui est dénudée de complexes. Tandis que le taxi que j'avais pris à la Gare centrale longeait les vieux remparts espagnols noircis, la Méditerranée envahissait de sa lumière les rues saturées de bruit, de trafic et de gens, où un feu rouge, un panneau de sens interdit sont de simples suggestions.
... la vie est une espèce de restaurant coûteux où l'on finit toujours par vous remettre l'addition, sans qu'il faille pour autant renier ce qu'on a savouré avec bonheur ou plaisir.
( Le Tableau du Maître flamand )
Un chien n'est jamais qu'une loyauté en quête d'une cause.
Je remis Les Trois Mousquetaires sur leur rayon. Dumas était en bonne compagnie : entre Les Pardaillan de Zévaco et Le Chevalier au pourpoint jaune de Lucus de René. Comme ce qui faisait défaut n'était certainement pas le temps, j'ouvris ce dernier ouvrage à la première page et me mis à lire à haute voix :
Alors que les douze coups de minuit sonnaient à Saint-Germain-l'Auxerrois, trois chevaliers dissimulés sous leurs capes descendaient la rue des Bourdonnais, apparemment aussi sûrs d'eux que du trot de leurs chevaux...
Les premières lignes, dis-je. Toujours ces extraordinaires premières lignes... Vous vous souvenez de notre dialogue à propos de Scaramouche : « II naquit avec le don du rire... » ? Il y a des premières phrases qui parfois marquent toute une vie, vous ne croyez pas ?... « Je chante les armes et le héros... », par exemple. Vous n'avez jamais joué à ce jeu avec un ami ?... « Un simple jeune homme se rendait au plein de l'été... », ou cette autre encore : « Longtemps je me suis couché de bonne heure... » Et bien sûr «Le 15 mai 1796, le général Bonaparte fit son entrée dans Milan... »
La vie est une aventure incertaine dans un paysage diffus aux limites en perpétuel mouvement, où les frontières sont toutes artificielles ; où tout peut s'achever et recommencer à chaque instant, ou prendre fin subitement, comme par un coup de hache, inattendu à tout jamais. Où la seule réalité absolue, compacte, indiscutable et définitive est la mort.
Ils se promenaient sur la rive gauche, devant les boîtes des bouquinistes, parmi les gravures suspendues dans leurs enveloppes de plastique et de cellophane, les livres alignés sur le parapet du quai. Un bateau-mouche remontait lentement le fleuve, sur le point de couler sous le poids d'environ cinq mille Japonais, selon les calculs de Corso, et d’autant de caméras vidéo Sony. De l'autre côté de la rue, derrière la glace de leurs élégantes vitrines constellées de vignettes Visa et American Express, des antiquaires guindés guettaient discrètement I’horizon, dans l'attente d'un Koweitien, d'un trafîquant russe ou d'un ministre de Guinée équatoriale à qui fourguer le bidet — porcelaine peinte. Sèvres — d'Eugénie Grandet. En prononçant naturellement tous les 0 avec un impeccable accent circonflexe.
J'ai dit que c'était un chien cultivé. Son maître est un humain qui a une grande bibliothèque et va beaucoup au cinéma.
Dieu déplace le joueur, et celui-ci la pièce. Quel Dieu derrière Dieu commence donc la trame ?
J.L. Borges
- Vous êtes, me dit-il, l’amant de Liana Taillefer.
- Oui, lui répondis-je en oubliant non sans mal le bon Porthos. Une femme splendide, n'est-ce pas ? Avec ses obsessions particulières... Belle et loyale comme la Milady de I’histoire. C'est curieux. En littérature, il existe des personnages de fiction doués d'une identité propre, connus de millions de personnes qui n'ont pas lu les livres où ils apparaissent. L'Angleterre en a trois : Sherlock Holmes, Roméo et Robinson. En Espagne, deux : don Quichotte et don Juan. En France : d'Artagnan. Mais moi, voyez-vous...
- Cessez donc une bonne fois de divaguer, Balkan.
- Je ne divague pas le moins du monde. J'allais ajouter à d'Artagnan le nom de Milady.
Commandant, je regrette que notre dernière rencontre se soit terminée comme elle s’est terminée, mais je crois que vous comprendrez ma situation. Ce sont là les enjeux d'une guerre que ni vous, j’imagine, ni moi n'avons voulue, mais que nous sommes forcés de livrer. Je vous serais très reconnaissant si vous acceptiez de vous entretenir avec moi une dernière fois. Dans une heure, je serai dans le bureau de mon consignataire, qui se trouve sur le port, en face de nos bateaux. Je vous donne ma parole d'honneur que tout se passera avec le respect que je vous dois, et j'attends la même chose de vous.
Signé : Femando Quirôs Galàn, capitaine du Mount Castle.
Séance à l'Académie Royale espagnole, intervention de Higueruela :
Higueruela entre en matière, en se réjouissant de son bonheur. Dans le style des articles qu'il rédige, il dresse le bilan apocalyptique de l'état, calamiteux à ses yeux, des idées en Europe : la tourmente de libre-pensée et d'athéisme qui menace la paix des peuples innocents ; la mécréance qui mine les fondations des maisons royales européennes, avec pour principal instrument de sape révolutionnaire les doctrines des philosophes et leur culte acharné de la raison qui empoisonne l'ordre naturel et insulte le divin : le cynique Voltaire, l'hypocrite Rousseau, le tergiversateur Montesquieu, les impies Diderot et D'Alembert, et tant d'autres dont l'infâme pensée a forgé cette "Enciclopedia"-- il dit ce mot en castillan pour rendre plus acerbe son ton méprisant -- avec laquelle l'Académie Royale espagnole cherche à déshonorer sa bibliothèque.
p 24