Au-dessus du sifflement insupportable du vent s’éleva ensuite un bruit étrange, contre nature, qui ne ressemblait à rien de ce qu’avaient jamais entendu les citoyens rassemblés sur la berge. Seuls les guerriers, les vétérans, comprirent ce qu’il signifiait et, heureusement, ils n’étaient pas en état de se ruer sur leurs armes. Le bruit d’une armée d’invasion.
Les hordes asura jaillirent des bois du Midi tel un sanglier enragé d’un roncier. Les démons rampaient, couraient, bondissaient, volaient, chevauchaient, glissaient, coulaient de la forêt obscure, se répandaient sur la rive sud de la Sarayû comme la peste. Innombrables. Une armée de fourmis n’aurait pas compté davantage de soldats. […] Les créatures du monde d’en bas rassemblées sur la rive opposée de la rivière étaient assez nombreuses pour couvrir la terre sur une douzaine de yojana à la ronde – deux cent cinquante kilomètres carrés. L’armée en marche devait être visible depuis Chandra, la lune, tapis grouillant progressant à la manière d’une amibe, gigantesque force primordiale engloutissant tout sur son passage.
Les asura s’immobilisèrent un instant pour contempler le somptueux butin qu’ils étaient venus chercher tellement loin de chez eux : Ayodiâ l’Imprenable. Râkshasa, dâvana, daitya, pishaca, yahsa, et autres démons issus de tous les croisements imaginables rivèrent leurs yeux étranges sur le but qui avait échappé, un millénaire durant à tous les envahisseurs. Puis, dans un cri à faire vibrer les os, à glacer les sangs, ils chargèrent.
Le viol d’Ayodiâ commençait
" Je ne tarderai pas à terminer ma course, comme tous les fleuves, je m'endormirai dans le giron de l'océan, et les cauchemars prendront fin."
Mantharâ détestait son ombre. C’était une chose que d’être bossue, c’en était une autre que de voir sa difformité s’étaler sur un mur, dix fois plus grande que nature. Malheureusement, la servante chargée de la torche, trop lente à descendre du carrosse, la suivait au lieu de la précéder. La flamme vacillante faisait fuir l’ombre de Mantharâ devant elle, danser sa silhouette sur les pavés de la rue puis sur la paroi à l’extrémité de l’impasse. A cette heure tardive, après plusieurs nuits blanches d’attente anxieuse, cette vision était plus que l’infirme n’en pouvait supporter. Elle se retourna brusquement, faisant sursauter la servante avant même que la gifle ne s’abattit sur sa joue. La fille laissa échapper un couinement, mais ne lâcha pas la masâl*. Malgré la faible clarté de la torche, la marque des longs doigts osseux se dessinait aussi nettement que des cils sur sa peau pâle. Elle fixa intensément Mantharâ, se demandant quelle erreur elle avait commise, mais la bossue ne se donna pas la peine de l’en informer. Déjà, elle était repartie de sa démarche traînante vers le fond de l’impasse.
*torche
- Il s'agit de la Brahmâstra, l'arme de Brahmâ, notre Créateur, la plus puissante, la plus terrible à avoir jamais existé. Sa seule raison d'être est de balayer l'ennemi. Elle n'est pas faite pour conquérir, vaincre ou dominer, mais purement et simplement pour détruire. L'employer aujourd’hui reviendra à nous débarrasser en un clin d’œil de toutes les troupes de Râvana. Un massacre encore plus terrible que celui par lequel le seigneur de Lankâ compte abattre Mithilâ, car vous et les vôtres, raje, pouvez au moins prendre une épée pour tuer quelques asuras avant de vous faire occire. Tandis qu'en utilisant la Brahmâstra, vous ne leur laisserez aucune chance. La horde qui approche, quine se trouve plus qu'à quelques kilomètres des portes de la cité, cessera purement et simplement d'exister. En fait, elle sera « décréée » par le pouvoir cosmique de l'arme du grand Brahmâ. Voilà, je vous la donne. Sachez que vous ne pourrez l'utiliser qu'une fois. Et que, ce faisant, vous condamnerez votre âme à un cycle infini de renaissances. Il ne vous sera plus possible de vous racheter par de bonnes paroles, de bonnes actions, de bonnes pensées ou des prières. Celui qui emploie l'arme la plus terrible de toute la Création renonce au salut. Le nirvana et l'illumination lui sont inaccessibles, l'union avec le Brahman interdite.
Râma, Sitâ et Lakshman accomplissaient chaque jour leurs exercices, de même que leurs obligations et rituels religieux. Ils se sentaient de plus en plus en accord avec eux-mêmes, les uns avec les autres et, surtout, avec leur situation.
Ainsi l’exil devenait-t-il en douceur un mode de vie. Ni désirable ni indésirable ; un simple fait, comme être homme ou femme, petit ou grand, brun ou blond, oriental ou occidental.