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Citation de JOE5


JOE5
28 décembre 2016
Demain le 29 décembre a lieu le procès d'Asli
Une lecture pour "on n'enfermera pas sa voix"

TON ULTIME PAYS LIBRE p.39-42
Le Bâtiment de pierre - Asli Erdogan

Tu te traînes sur le ventre, tu rampes sur des
pierres de la couleur de l'homme, tu cherches
une main amicale, un mot auquel t'agripper
pour te hisser, un fleuve qui t'emporte. Un
fleuve qui mette fin au silence. Tu cherches un
mot, une main ... en gémissant, en tremblant, en
claquant des dents ... Tu laisses des empreintes
tout le long du mur, roses qui se fanent sitôt
écloses, avec leur rouge intense, leurs replis et
leur parfum ... Tu voudrais être mort, devenir
un être ailé, ne jamais être né. Que n'y a-t-il un
dieu auquel tu puisses dire: "Pourquoi m'as-tu
abandonné ?" Tu rampes sur les genoux, sur
les coudes, tu sors de ton corps comme une
rivière se retire de son lit asséché. Tu fermes
les yeux pour les rouvrir dans un autre monde.
Un monde pas encore mort, pas encore créé ...
Tu avances lentement, à grand-peine, dans
cette nuit toujours semblable, vers la fenêtre au
bout du mur, vers ce visage humain émacié et
étrange que reflète la vitre embuée ... Couvert
de taches, disloqué, intemporel. Tu chemines
vers le monde extérieur dont les contours indécis
apparaissent derrière ton reflet. Vers l'appel
bleu comme la glace de l'étoile du berger - ton
étoile, désormais - qui t'attend à l'horizon ...
Tu prends appui sur le rebord de la fenêtre, tu
te lèves lentement, comme la lune nouvelle se
lève sur les ruines. Tu voudrais gravir l'escalier du
ciel, te changer en une clarté d'un or pâle et faire
pleuvoir tes rêves sur la nuit, sur les eaux ténébreuses,
sur le long sommeil agité des hommes,
sur les forêts incendiées. On ne distingue plus
l'obscurité de la pierre de celle de la nuit, la nuit
de la pierre de celle de l'homme. (Pégase est né
de la tête fracassée de la Méduse, du sang le plus
ancien, des veines de la pierre, et il s'est changé
en étoile. Or les étoiles n'appartiennent qu'aux
défunts, la Voie lactée dessine leurs visages.) Sans
mot dire, tu tournes tes regards vers le bas, tu
vois les toits brillants d'humidité, les rues où nul
ne remarque ton absence, les places, les ponts, les
lumières sophistiquées, indifférentes, indécises,
de la ville... Horizons qui ne promettent qu'une
nouvelle disparition. Tout seul, à grand-peine, tu
te mets debout, par-delà l'espoir et le désespoir,
le bien et le mal, tes bras sans force pendent à
tes côtés comme des ailes brisées. Dans un courant
d'air froid, ton ultime pays libre te fouette
le visage, un vent chargé d'éternité disperse tes
cheveux, mais il rassemble tes morceaux épars et
te rend ton visage. Sur tes yeux privés de sommeil
passent doucement les doigts du clair de
lune, ils te montrent la vie comme un miracle
et se posent sur tes paupières sans te faire mal.
Désormais ton corps tout entier est invulnérable,
il vibre comme un arc tendu, il attend aux portes
du monde son dernier exil. Ton voyage n'est
plus qu'une paire de battements de cœur d'un
horizon à l'autre, l'étoile du matin, ton étoile,
te tend une corde pour la rejoindre, tu prends
pour la première fois conscience de ton innocence
en posant la tête sur la nuit épineuse. Seul,
vaincu et altier, tu t'appropries tous les destins
qui s'entrecroisent ici, en te balançant en silence
dans le vent, tu t'élèves, bien droit, au-dessus des
mensonges de la vie et de la mort. Une fois de
plus, la dernière, on entend les accents sublimes
du chœur, il débute doucement, puis s'amplifie
peu à peu, s'élève en vagues successives par-delà
les cieux et les nuits, dominant tous les bruits et
les silences du monde. "Ne t'arrête pas ! Saute !
Jette-toi dans le vide ! "Ce qui vous appelle, toi
et ta solitude, avec ta propre voix, c'est ce chœur
ineffable et somptueux, les tambours de la victoire
ou de la défaite, et le vent ... Le vent.
En remerciant les étoiles, dans ce matin sans
étoile où tu es mort dans une inexorable solitude,
d'un seul mouvement de ta tête affaissée,
tu as arrêté la nuit. Tu l'as arrêtée pour nous
tous. Très tôt, perché sur l'escalier de pierre qui
s'élève vers les cieux, tu as déployé tes ailes, l'une
vers la lumière, l'autre vers les ténèbres. Tu as
allumé la dernière bougie de ta résistance et en
souriant, peur-être, tu l'as offerte au jour naissant.
À cet instant-là une étoile est ressuscitée. Et
tu m'as laissé tes yeux pour que je puisse regarder
la vie comme un miracle.
Après tout la nuit finira, une aube nouvelle
éclairera le monde. La porte va s'ouvrir et la
grande parade des cieux, des déserts célestes, va
commencer.
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