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Critiques de Augo Lynge (2)
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Trois cents ans après : Gronlandshavn en 2021

Enseignant, poète, journaliste, homme politique _ il fut l'un des deux premiers députés groenlandais élus au Parlement danois, Augo Lynge a écrit son unique roman en 1931.
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Trois cents ans après : Gronlandshavn en 2021

PAS BANAL







En voilà, une lecture incongrue ! C’est pas tous les jours… Et merci Bifrost, pour le coup, parce que sans la revue, je n’en aurais probablement jamais entendu parler.







Trois cents ans après, unique roman d’Augo Lynge, est, voyez-vous ça, le deuxième roman groenlandais de toute l’histoire du Groenland. Publié en 1931 en groenlandais (donc), il a ensuite été traduit en danois, la langue de la métropole, et aujourd’hui, bien des années plus tard, en français – grâce aux Presses de l’Université de Québec, qui, dans leur collection « Imaginaire Nord | Jardin de givre », publient des œuvres de fiction témoignant d’un imaginaire nordique et arctique pas très commun dans nos bien plus chaudes contrées : belle entreprise ! D’autant que chacun de ces ouvrages est accompagné d’un paratexte conséquent, ici le fait de Jean-Michel Huctin, qui livre une passionnante et nécessaire introduction.







Il y a plus : ce deuxième roman groenlandais de toute l’histoire du Groenland est aussi… un livre d’anticipation, voyez-vous ça – qui se projette donc en 2021, soit au moment du tricentenaire de la colonisation danoise « moderne », disons (bien après la disparition des colonies vikings). En effet, c’est en 1721 que, pour reprendre les termes de la fort utile « Chronologie culturelle du Groenland » en fin d’ouvrage, « le Royaume du Danemark et de la Norvège mandate le luthérien Hans Egede pour la colonisation et l’évangélisation de l’ouest du Groenland ». Dès lors, on se doute que le roman d’Augo Lynge a probablement des soubassements d’ordre politique, et, oui, c’est bien le cas – simplement, peut-être pas tout à fait de la manière à laquelle on s’attendait ? Mais j’y reviendrai plus tard. Pour l’heure, donc, le deuxième roman groenlandais est un roman d’anticipation. Oui. Et vous savez quoi ? Le premier roman groenlandais aussi était un roman d’anticipation (Le Rêve d’un Groenlandais, de Mathias Storch, en 1914)…







Il y a plus : Trois cents ans après est aussi un roman policier – et passablement orienté action plutôt qu’enquête, puisqu’il implique une longue course-poursuite, la traque riche en rebondissements de rusés et redoutables cambrioleurs.







Tout ça.







Et là, quand même, wahou, c’est pas tous les jours.







MON GROENLAND MYTHIQUE À MOI (QUE J’AI)







Et il me fallait lire ce livre, du coup – même si, éventuellement, pour de mauvaises raisons… Le fait est que, sans être un connaisseur, loin de là, j’éprouve un certain attrait pour les récits polaires ou quasi-polaires – imaginaire ou pas ; mais cela participe clairement de ma passion pour des œuvres telles que Les Montagnes Hallucinées de Lovecraft, bien sûr (je n’en dirais pas autant des Aventures d’Arthur Gordon Pym de Nantucket, d’Edgar Allan Poe, ou du Sphinx des glaces, de Jules Verne, même si je les ai lus pour cette raison en partie), côté sud, ou encore côté nord, Terreur, de Dan Simmons.







En fait, pour le coup, il y a un biais intéressant. Les immensités désertiques de l’Antarctique me fascinent comme constituant peut-être l’environnement le plus hostile aux humains sur l’ensemble de la Terre, mais les contrées arctiques m’inspirent au fond peut-être davantage… et justement parce que des hommes y vivent, cette fois, et depuis des siècles voire des millénaires.







En fait, j’ai développé à une époque une quasi-passion pour les récits portant sur les Inuits, notamment – et au travers d’un classique de l’anthropologie « grand public », on va dire : Les Derniers Rois de Thulé, de Jean Malaurie – qu’il me faudra sans doute relire un jour, c’est un livre qui avait vraiment beaucoup compté pour moi à l’époque, au point de me faire mariner dans de vagues fantasmes où je me mettais à étudier l’anthropologie et à en faire mon métier… hélas en sachant que j’étais bien trop casanier et timoré pour cela. Mgnf… J’avais plus ou moins poursuivi l’expérience avec Hummocks, mais ça n’était hélas pas allé beaucoup plus loin, du coup.







Mais, de temps en temps, j’y revenais, quand même – d’une manière ou d’une autre. Sur ce blog, j’ai ainsi eu à au moins deux reprises l’occasion de revenir à la thématique groenlandaise, d’abord en fiction avec le Court Serpent de Bernard Du Boucheron, plus tard avec un vieil et fascinant essai, la Relation du Groenland d’Isaac de Lapeyrère ; une tout autre thématique au fond, pas moins fascinante, et portant sur les colonies vikings du Groenland dans la foulée d’Erik le Rouge… et leur plus ou moins mystérieuse disparition.







Même si ces visions du Groenland avaient de ma part quelque chose de fantasmatique, je crois qu’elles ont préparé le terrain pour le présent roman, et ce alors même que son propos est bien lointain, tant des odyssées vikings, que du Groenland le plus extrême, tout au nord, dans la région de Thulé (ou Qaanaaq). Augo Lynge était un homme du sud du « Pays Vert » (pas moins à la lisière de l’inlandsis, notez), ou même plus précisément du sud-ouest, relativement plus vivable. Et c’est a priori dans cette région que se déroule le roman (la ville de Grønlandshavn est imaginaire, on la sait seulement située sur la côte ouest du Groenland, mais elle ressemble sans doute beaucoup à Nuuk, anciennement Godthåb, la capitale du pays, au sud-ouest de la plus grande île du monde, donc).







Et si la culture ancestrale des Inuits est bien évoquée dans ces pages, la culture de la chasse au phoque tout particulièrement, son propos est quand même de dépasser ces vieilles représentations – et d’interroger l’attachement de tout un chacun à « sa culture ». En outre, ce climat tout différent implique des représentations différentes – et, non, vous ne trouverez pas ici d’igloos, de chiens de traineau, d’ours polaires, et finalement pas davantage d’Inuits vêtus de peaux, et maniant avec habileté le harpon comme le kayak : les Groenlandais de Trois cents ans après vivent dans des maisons confortables, pêchent la morue ou élèvent des moutons, quand ils ne travaillent pas dans le tertiaire, ou dans les usines typiques d’un pays ayant mené à bien sa révolution industrielle – laquelle ne peut être en même temps qu’une révolution culturelle (non, sans le col mao, merci, pas la peine), ce qui passe entre autres par le développement d’une littérature groenlandaise (dont le roman fait donc office de précurseur, d’une certaine manière).







SCIENCE-FICTION ?







Un roman d’anticipation, donc – mais probablement pas de science-fiction au sens le plus strict. Augo Lynge ne s’intéresse guère, finalement, aux évolutions scientifiques et technologiques, 90 ans après la parution de son bref roman. En fait, la question n’est peu ou prou envisagée qu’une seule fois, et indirectement, quand des personnages lisent un article, dans un journal groenlandais, sur le projet (fou ? visionnaire ?) d’un savant suggérant de faire fondre l’inlandsis (il aurait kiffé veugra le réchauffement climatique, je suppose), projet qui intrigue, mais dont les procédés restent encore à définir.





L’anticipation de Trois cents ans après est donc d’un tout autre registre, économique, social, politique plus globalement, disons – une dimension qui méritera de plus amples développements plus loin dans ce compte rendu. Par ailleurs, cette anticipation ne s’éloigne d’ailleurs guère du seul Groenland – si ce n’est en mentionnant en passant des « États-Unis d’Europe » travaillant main dans la main avec les États-Unis d’Amérique.







À mi-chemin entre ces deux approches, mais témoignant j’imagine de la relative « timidité » de l’auteur en la matière, on peut aussi relever cette séquence où la radio, au Groenland, permet de capter un concert symphonique exécuté à Sidney ou à Tôkyô…







POLICIER ? THRILLER ?







De même, il ne faut sans doute pas se leurrer sur la dimension policière du récit – qui relève quant à elle clairement du prétexte (ou encore davantage, si vous préférez). Ce n’est clairement pas le point fort du roman, et, avouons-le, il y a même quelque chose de relativement puéril dans ce jeu sur les gendarmes et les voleurs…







Même si l’auteur s’applique : en fait, cela relève peut-être davantage d’une forme de thriller, tant la course-poursuite (et non l’enquête) constitue l’essentiel de l’aventure, et, euh, ben oui, justement – sur un ton « aventureux ». Il y a quelque chose d’une catastrophe imminente dans cette traque, et Augo Lynge l’épice de cliffhangers bizarrement efficaces – bien plus en fait que nombre des ersatz du procédé, si coutumiers dans le thriller de supermarché, et qui me navrent neuf fois sur dix ; là, ça marche assez bien, finalement.







Un autre point à noter, peut-être ? Trois cents ans après est largement un roman « sans héros » – au singulier, du moins. On y croise plusieurs personnages, dont beaucoup se contentent de papoter, mais parmi lesquels certains se lancent sur la piste des cambrioleurs. Ils ne sont toutefois guère singularisés, finalement – et un peu en creux ; « fonctionnels », disons, jusque dans la tournure ultime du roman, consistant en un « happy end », comme vous vous en doutez très bien, marqué par un double mariage.







POLITIQUE !







Mais c’est assez « normal », au fond – car Trois cents ans après est bien avant tout, et sans la moindre ambiguïté, un roman politique. L’auteur a d’ailleurs exercé des responsabilités politiques ultérieurement (Trois cents ans après demeure son seul roman, s’il a pu livrer d’autres écrits, scientifiques ou scolaires), et ce, d’abord au Groenland, ensuite au Danemark (il a fait partie des deux premiers députés danois d’origine groenlandaise) – point important sur lequel je reviens bientôt.







Mais oui : l’anticipation, si elle est « réelle » (là où celle du roman de 1914 mentionné plus haut s’affichait comme « onirique »), a donc une vocation avant tout utopique, didactique par ailleurs – elle a donc quelque chose d’un prétexte, ce qui n’est que plus vrai encore concernant la dimension policière du roman (et, concernant cette dernière, pas de doute, ça se sent). Ce qui intéresse Augo Lynge est ailleurs, et ressort de ce que chaque chapitre de Trois cents ans après est l'occasion, pour untel de discourir sur le progrès, pour tel autre de lire un essai sur la situation économique et sociale du Groenland, etc. Procédé qui, je ne vous apprends rien, a souvent donné des choses désastreuses… Mais pas ici, en fait. Ouf.







Par contre, cette perspective politique est largement utopique, au sens du moins où elle est assurément idéaliste, et positive – pour ne pas dire positiviste. Augo Lynge entend décrire un monde – pardon : un Groenland, sinon parfait, du moins enthousiasmant. Et ce qui lui permet d’agir ainsi sans lasser, au fond, c’est sans doute qu’il entend en même temps se montrer lucide et réaliste dans sa prospective – presque « timide », une fois encore. Mais, pour le coup, ses spéculations se sont largement vérifiées, dans la marche du monde et le développement du Groenland – à s’en tenir peut-être aux seuls « meilleurs » aspects, mais ça fait partie du jeu. Et on ne peut guère en vouloir à l’auteur de n’avoir pas « prédit » des aspects plus navrants, comme la délocalisation des Inuits de Thulé du fait du développement de la base américaine de Blue Jay dans les années 1940 et 1950…







Mais la manière dont s’y prend l’auteur, à ce sujet, m’a particulièrement intéressé – et, dois-je dire, un peu surpris ? C’est que le roman, tout en admirant le Groenland et sa culture, et en prônant d'une certaine manière son autonomie, n'a finalement rien de nationaliste, et n'est pas non plus l'émanation d'une… pensée de la décolonisation, disons ; je suppose... Là aussi, l’auteur privilégie la lucidité, dans une optique méliorative, mais cela donne des choses assez intéressantes.







Le Groenland est un beau pays ? Oui – mais tous les pays sont beaux pour ceux qui y sont nés... à moins bien sûr qu'ils ne s'en fatiguent, à force : les poètes eux-mêmes, nous dit très justement Augo Lynge, se lassent de la neige à mesure qu'elle se salit... Peut-être, à ce compte-là, l’inlandsis et les autres merveilles naturelles du Groenland réservent-ils d’une certaine manière leurs plus beaux attraits à des touristes en quête d’objets de fascination exotique ?







Mais cela va plus loin : la culture groenlandaise est admirable ? Oui, mais, l’auteur y insiste, en tant que telle pas plus qu'une autre ; il met en scène un personnage de femme extrêmement sympathique, Valborg, qui se passionne pour la vieille culture du Groenland, mais jamais au point de s’oublier, ou, pire encore, de s’enfermer dans cette révérence finalement guère fondée « objectivement » : si, mi danoise, mi groenlandaise, elle tend à privilégier la seconde moitié de son héritage, ce qui lui vaut d’être gentiment taquinée, ce n’est pas au point du rejet de l’autre, et même elle peut en définitive accorder du crédit au discours au fond positiviste d’Augo Lynge, suggérant (ou faisant un peu plus que cela…) qu’il est bien temps de dépasser la seule culture millénaire de la chasse au phoque pour avancer dans la direction du progrès – envisagé comme une valeur cardinale. Quitte, d’ailleurs, à ce que cela implique l'intégration d'une forme d'éthique bourgeoise au regard des biens matériels (du Max Weber dans le texte !).







Et le Danemark, alors ? Le colonisateur ? Lynge ne prône pas l'indépendance – mais la coopération. Il a toujours voulu, objet essentiel de son action politique dans le roman et par la suite, que les Groenlandais soient considérés les égaux des Danois, et aient leur part tant dans la gestion partagée du Groenland que, d’une certaine manière, dans celle du Danemark – condition et résultat, tout à la fois, de cette égalité essentielle.







Mais il ne rejette certainement pas les Danois, et pas davantage les étrangers : son engouement pour son pays n’a à cet égard absolument rien de l’aveuglement propre aux « imbéciles heureux qui sont nés quelque part », pour reprendre la belle formule de qui-vous-savez. Loin de là : les Danois, dès lors qu’ils sont envisagés comme des compatriotes et non des exploiteurs (ce qui implique assurément au préalable qu’ils se comportent en compatriotes et non en exploiteurs…), et les étrangers par ailleurs, sont en fait une bénédiction pour le Groenland, car ils l'ouvrent au monde – et cette ouverture est la condition nécessaire du progrès, le bien le plus souhaitable.







Ce n'est plus l'ère de la chasse au phoque, dit Augo Lynge à ses compatriotes de 1931 ; on peut le regretter d’une certaine manière, parce qu’elle avait ses bons côtés (ne serait-ce que dans ces contes et légendes dont il raffole ainsi que ses personnages, dont Valborg bien sûr, et dont certains ont été couchés sur le papier par Knud Rasmussen, objet d’admiration – comme chez Jean Malaurie, pour autant que je m’en souvienne, mais sans doute à un degré supérieur d’implication), mais rien n’impose d’éradiquer tout cela ; dès lors, il n'y a certes pas lieu de se plaindre que le monde change, et le Groenland aussi, comme étant enfin partie intégrante du monde. La condition d’un avenir radieux pour le Groenland est sans doute que les Groenlandais, en s’affichant comme descendants tant des Inuits que des Danois, développent enfin suffisamment de confiance en eux pour avancer avec le reste du monde, dans le respect mutuel.







Et c’est là le Groenland qu’entend nous décrire Augo Lynge – la dimension primordiale du roman, au sein duquel les courses-poursuites ne sont finalement que des interludes tout secondaires.







ET UN TÉMOIGNAGE…







Bien sûr, pareille approche a sans doute ses conséquences sur les qualités proprement narratives de Trois cents ans après. En tant que roman, il n’est sans doute pas brillant – même si, au vu de ses intentions comme de ses procédés, Augo Lynge s’en sort finalement assez honorablement.







En tant que témoignage, par contre – et qu’ouvrage politique –, il est tout à fait intéressant, et parfois même fascinant. Caractère qui, étrangement, lui confère une certaine universalité, en dépassant la seule question groenlandaise ; ce plaidoyer sur l’ouverture, aujourd’hui encore, ou peut-être plus que jamais, ne devrait pas laisser indifférent.
Lien : http://nebalestuncon.over-bl..
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