Aurélie Filippetti - Les idéaux
Tu crois que ce n'est pas la forme moderne de la tyrannie, toi, les petits despotes de l'entreprise, les DRH et managers comme ils disent, tu crois que c'est mieux que les seigneurs du Moyen-âge, toi, les gens qui tremblent du matin au soir pour leur place, qui ne savent pas d'une semaine à l'autre comment ils travailleront et combien ils seront payés ? (p.86)
Rien n'était joué d'avance, mais ensuite tout est allé très simplement. Sans même avoir besoin d'en parler ils avaient dessiné un cadre. Celui des trois unités, lieu, temps, action. Ils étaient institués législateurs de leurs propres univers et la règle était impitoyable.
Exilés d'une patrie absente, ils ne pouvaient abandonner cette terre sans drapeau et sans langue à force d'en changer, cette terre de conquête aux frontières si mouvantes qu'elles en disparaissaient, cette terre que l'on violait comme une femme à chaque soubresaut de l'histoire, pour qui l'on se battait comme pour un amour déshonoré. Ils restèrent en Lorraine et moururent.
Certains professeurs s'évertuaient à faire étudier Germinal, sans réel succès. Manque de dépaysement. Ou simplement l'agacement des histoires cent fois racontées. Pourquoi remuer les terrils d'un vieux siècle quand toute l'histoire du fer était à sauver. La mémoire du passé le cédait à l'urgence du présent. Et peut-être au fatalisme.
Plus tard, une fois coupé le cordon nourricier reliant cette histoire-là aux plus jeunes, le roman ramènerait avec la mélancolie de l'enfance l'orgueil d'en avoir été.
Elle regrettait la camaraderie que l’on ne retrouvait que dans les troupes de théâtre. Avec sa petite bande sonar: et populaire de militants dévoués, on riait, on organisait des diners sous les pommiers, dans un terrain raté vierge au milieu d’une zone d’aménagement concerté qui avait tout envahi, et on distribuait des tracts. Ces arbres fruitiers et ce barbecue étaient le symbole de leur résistance joyeuse et simple. Mais il n'y avait personne dans les réunions électorales; c'était un signe, tout se passait ailleurs, sur les réseaux, sur les chaînes d’info, dans ce flux ininterrompu de nouvelles que l’on ne pouvait plus appeler des informations tant elles étaient formatées pour répondre à un seul objectif : retenir l’attention. Une news pour passer la rampe n'avait pas à être vraie ou fausse, ce n‘était plus la question. Le vrai était un moment du faux.
Personne n'avait donc décidé, un jour, l'arrêt de la production, délocalisation, personne n'avait proclamé que désormais, après un siècle de loyaux services, la minette lorraine, teneur en fer, 27-30%, devait être remplacée par une jeunette brésilienne, suédoise, à 60-70%? Les chiffres irréfutables, raides comme l'injustice. L'avenir n'était donc pas le fruit du passé, il n'y avait pas de responsable, pas de coupables ici, à cet assassinat?
Entre temps, le Mur était tombé. Tout le pire avait été révélé, avéré. C'était plus qu'un idéal, c'était une vie, c'étaient mille vies, bafouées, réduites à néant. Comment continuer à être communiste après ça, après tout ce gâchis, et comment décider subitement de ne plus l'être quand dans vos tripes, tout crie que votre combat à vous, en France, dans le Pays-Haut, était juste.
Juste les matières techniques, bonne pour le travail, et l'orthographe bien sûr, les lauriers du pauvre, l'orthographe irréprochable, pas une erreur. La police de l'écrit. Être agréable à celui qui vous lit. Ne pas laisser trahir, sauf justement peut-être dans cette obsession-là, de la perfection, dans cet excessif respect de l'autorité d'en face, sinon ne pas laisser trahir l'origine populaire, et la pauvreté, la misère, non, ne pas mettre mal à l'aise celui qui vous lira.
Il n’y avait que les naïfs, les sexagénaires ou les enfants de prolos qui se dévouaient au service public une vie durant avec abnégation et sérieux.
Surtout, on ressentait cette ombre qui planait au-dessus d'eux tous, depuis quelques mois, qui les paniquait : les rédactions tombaient les unes après les autres dans l'escarcelle de grands industriels qui ne s'étaient pas fait remarquer jusque-là pour leur philanthropie ni leur engagement en faveur de la liberté de la presse.