La lune, à présent plus basse, coula derrière la cime d'un immense cèdre qui diffracta la lumière en faisceaux d'argent. Les étoiles avaient pâli. Une mince lueur rouge apparaissait derrière les hauteurs, à l'extrémité est de la vallée.
Les arbres attendaient, écoutaient, guettaient son prochain mouvement. La forêt se refermait sur lui.
Le léger vent de la nuit glissait silencieusement depuis les profondeurs de la forêt; il portait les messages de crêtes lointaines et de lacs sur le point de geler et charriait le parfum subtil et sombre de l'hiver qui arrivait.
Dans l'atmosphère planait ce silence menaçant qui précède souvent les violents orages.
Des bandes de nuages colorés, comme des oriflammes, cédaient leur place aux étoiles.
Les bûches envoyaient leurs étincelles crépiter dans le ciel constellé.
Pêcheur invétéré avant tout, il n'en était pas pour autant insensible à la beauté.
La raison trouve toujours une dizaine d'explications à l'apparition d'une émotion nouvelle...
Il découvrait les vertus de la solitude profonde. Pour la première fois de sa vie, le paysage l'appelait et cet appel se manifestait de façon curieuse... Il ressentait du réconfort.
Quand on quitte Vienne, et longtemps avant d'atteindre Budapest, on voit le Danube entrer dans un région désolée et étrangement abandonnée ; il quitte alors son lit pour se répandre sur chaque rive ; pendant des kilomètres, la campagne se transforme en un véritable marécage où les saules nains poussent à foison. Sur les cartes, cette région déserte est figurée par un bleu qui se dégrade à mesure qu'il s'éloigne de la ligne représentant le bord du fleuve, en formant comme des vaguelettes ; sur ce fond s'inscrit en larges lettres espacées le mot "Sümpfe" qui signifie marais.
Au moment des crues, cette mer de sable, de galets, ponctuée de saules est presque entièrement submergée ; le reste du temps, on aperçoit des buissons qui, tout bruissants, courbent la tête sous le vent ; ils laissent apparaître leurs feuilles argentées par le soleil et forment une plaine sans cesse mouvante dont la beauté est bouleversante.
[Algernon BLACKWOOD, "Les Saules" ["The Willows", 1907], recueil "Elève de quatrième... dimension", collection Présence du futur, éd. Denoël , 1966 -- page 57]