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Critiques de Baudouin de Bodinat (25)
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Au fond de la couche gazeuse : 2011-2015

En une autre époque que la notre, plus courageuse sans doute et plus empressée à se connaitre elle-même, ce livre aurait certainement été au centre des débats et de toutes les discussions.

Si l’on cherchait quelque parenté à cet ouvrage, on pourrait évoquer le 1984 d’Orwell ou tout aussi bien y distinguer l'ajout d'un cercle supplémentaire à l'Enfer de Dante; sauf que, et le détail est d’importance, ce n’est pas d’une fiction dont il s’agit mais d’une description sans concession de notre monde, de celui où nous avons à vivre. Beaucoup estimeront donc ce "détail" comme décidément très abusif; exigeant d'un littérateur qu'il se tienne à sa place et évite de venir compliquer une vie quotidienne déjà fort pénible à affronter.

"De même qu'autrefois le monde nous était donné partout dans son immensité - de même aujourd'hui n'en rencontre-t-on partout que les portes closes, les interphones, les contrôles à l'embarquement, les sas de détection avant d'entrer, les codes d'accès et nous est-il refusé partout dans ses restrictions, ses zones de rétention, ses confinements d'air climatisé; ses pays délabrés que filment des drones, ses scènes d'égorgement."

Aussi bouleversant que soit ce tableau, il n’est pourtant à aucun moment outrancier : relevé méticuleux dont chacun, quand il veut bien s’extraire quelque peu de ce cloaque, ne peut que constater la triste vérité.

Car comme le formule fort bien notre auteur, «il ne pouvait donc y avoir de meilleure époque pour la conscience que celle-ci où elle devient si vite un inconvénient.».



Si bien que face à ces graves inconvénients beaucoup choisiront le confort de l’ignorance ou encore le déni obstiné, furieux que l’on ait pu ainsi venir les débusquer au milieu de cette misère partagée.

Très peu distinguent en effet ce qu’il est possible de tirer d’une négativité pleinement reconnue, sa promesse d’autre chose justement; de l’indication qu’elle offre d’un autre chemin et d’une autre manière de vivre.

On remarquera, et ce n’est pas accessoire, que notre auteur anonyme s’exprime dans un français remarquable dont émerge à tout moment la poésie de l'instant; une langue fluide dont le ton accompagne si bien le propos que l'on se sent facilement entrainé à en lire de longs passages à haute voix, avec le sentiment que nous pourrions ainsi obtenir un peu plus de clarté et de lumière, renverser ainsi le pesant discours de la fatalité que nous tiennent quotidiennement sur les médias les penseurs à gages du néant.

La valeur d’une époque se mesure aussi à l’usage qu’elle fait de ce qui lui est offert en matière de renversement, «durant quoi l’âme, par la nostalgie qu’elle ressent, tente de nous faire souvenir, de nous faire douter de ce monde-ci, s’efforce de nous rappeler des impressions toutes différentes et par là suggestives d’un monde différent, où nous serions davantage, plus pleinement ; s’efforce de nous faire voir celui-ci tel qu’il est en réalité dessous les images en surimpression.»

«& dans cet ordre de choses une autre hypothèse, d'abord surprenante, s'est proposée à l'étude : que dans l'état social où nous sommes, où les générations se suivent, passagères, fortuites, isolées : elles paraissent, elles souffrent, elles meurent : nul lien n'existe entre elles, où l'individu se voit entièrement livré au seul jugement de l'argent et à la froideur concurrentielle pour se maintenir à flot quand il n'y en a pas pour tout le monde, à la solitude et à la précarité de ce destin économique, et que par cela la peur, l'angoisse sans répit, lui sont devenues si bien l'état normal, le surmenage permanent imposé par la contrainte de s'adapter, d'humiliations si continuelles qu'il ne les conçoit même plus; que dans un monde social si complètement dénué de toute bonté ou compréhension, sans aucune protection ou refuge de communauté, d'ailleurs instable et incertain quant au futur, où rien ne figure que provisoire, et si dépourvu de charme, de tranquillités, de clartés morales, de beauté ordinaire et pour tout le monde, où l'individu ne peut ignorer que c'est indifférent qu'il soit là ou non dans l'entassement de la collectivité, etc.»

Œuvre indispensable à une conscience contemporaine - qu’éviteront donc probablement ceux qui préfèrent s’en passer, ignorants sans doute que "ce qui a été transformé en conscience n'appartient plus aux puissances ennemies".

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Au fond de la couche gazeuse : 2011-2015

Baudouin de Bodinat continue ici le panorama du monde entamé il y a presque vingt ans avec la Vie sur Terre. L'écriture et le déroulé des idees, l'accrétion des pensées mises à la suite comme des îlots reliés en chapelets par les caractéristiques esperluettes, évoluent presque en sinusoïde, tantôt dressant l'inventaire décourageant, tantôt dissertant sur les réjouissances intimes et indispensables — il y a des paragraphes magnifiques sur les livres, la nostalgie, l'amour —, évoluant harmonieusement comme une onde qui ne quitte jamais son lit. Bodinat rend explicite ce que tous nous avons en intuition, à défaut de savoir le formuler, mais il le fait d'une manière elle-même nuageuse et suggestive, détournée, c'est-à-dire poétique. L'écriture est une inflation de propositions, d'énumérations, de listes, une succession de conjonctions et d'anaphores parsemant le texte et qui nous le font si familier de page en page, le tout pourtant dirait-on troué d'ellipses syntaxiques et d'audaces grammaticales qui font oublier au lecteur le début de la phrase, le point d'émergence de l'idée en cours, nous plongent dans un éther littéraire qui fait oublier qu'on est en train de lire, là, assis dans un fauteuil, une page de papier. Bodinat propose une littérature et une rénovation de la langue telles qu'un ou deux autres écrivains seulement peuvent s'en targuer en notre siècle. Un livre prodigieux qui aide à vivre.
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En attendant la fin du monde

L’un des éléments de psychologie des plus caractéristiques de notre contemporanéité est la tendance au déni. Comme si l’espace de la survie individuelle laissait toujours moins de place à la vérité et qu’il fallait donc refouler toujours plus loin en son inconscient les fâcheuses émergences de celle-ci en notre quotidienneté. Il est vrai que le flux médiatique incessant, noyant le décisif et l’essentiel dans des torrents d’insignifiance, participe largement de cette « distraction ». Mais avec quelle facilité nous laissons nous ainsi entrainer ainsi loin de ce qui dérange, faisons le pas de coté qui permet de « passer à autre chose », alors même que le caractère d’urgence du propos est loin de nous avoir échappé.

George Orwell faisait pourtant déjà remarquer en son temps que la liberté d’expression consistait essentiellement à dire aux gens ce qu’ils n’avaient pas envie d’entendre ; et beaucoup comprenaient très bien cela alors, même s’ils y rechignaient quelque peu. Et libéraient leur attention pour ce que l’on ne pouvait décemment pas ignorer.

Mais en notre « postmodernité », l’ignorance a gagné de nouveaux attraits ; ouvrant ainsi la porte au déni qui s’assimile ainsi à une « ignorance volontaire ». Laquelle rappelle étrangement la « servitude volontaire » de La Boétie.

Ce n’est pourtant pas que manqueraient des auteurs restant préoccupés de la vérité de notre temps : c’est que très peu trouvent quelque disponibilité pour s’y arrêter et les lire vraiment, « toujours occupés à autre chose que d’être là. »

Baudouin de Bodinat est de ces auteurs « dérangeants » que l’on préfère ignorer, auxquels l’on se dépêche de trouver quelque défaut rédhibitoire permettant de les écarter ; et l’inventivité va bon train en ce domaine. Avec un titre comme « En attendant la fin du monde », il pousse même la limite à son extrême ce malappris, avec ses paroles offensantes qui ne laissent aucune place à l’esquive.



« & aussi que la plupart certainement n'avaient pas réclamé, n'avaient pas voulu en personne ces déprédations, n'avaient pas exigé en leur nom cette mise au pillage, tout ce cyclopéen d'extraction et de razzias, de récoltes à blanc, cette dénudation brutale de la vie terrestre - ni rien en particulier de ce qui a fait le lit de ce désordre menaçant; néanmoins qu'ils voulurent bien ce qu'on leur procurait, et non seulement le strict utilitaire mais encore le très superflu par rotation de porte-containers, les commodités flatteuses à la négligence et au manque de goût, toute cette profusion sous blister ou en armoires de congélation; qu'ils furent preneurs volontiers de ces innovations de l'informationnel à porter sur soi qui leur sont maintenant des indispensables à épanouir leur individu; qu'ils aient peu renâclé à cet envahissement : "Je ne suis pas le donneur d'ordre", s'exonèrent-ils ("Je n'y suis pour rien si c'est devenu comme ça", "On n'avait rien demandé, mais c'est là autant s'en servir", etc.) Qui est assez en duplicité le "Je n'ai pas demandé à vivre" de l'adolescent maussade. On lui répondra : Mais si, tu ne serais pas là sinon; et aux autres : Mais si, on n'en serait pas là sinon. »



« Les décennies passant, "tout se déroulant comme il était prévu", à repousser les limites par dilapidation ; à rouler vers l'abîme annoncé - un abîme assez vaste pour tout le monde - les yeux grands ouverts sur la mondiovision; et la situation se faisant plus pressante, bientôt en continu les yeux fixés à ces petites lucarnes qu'on procura en portatif, (...) la magie de se communiquer par multiphone, de s'y regarder, de se montrer les uns les autres comme tout va bien, actualisant l'échéance à 2020 cette fois, en date de clôturer son compte à une humanité excessive à consommer davantage que la nature ne produit en renouvelable ... »

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La vie sur Terre : Réflexions sur le peu d'av..

Paru initialement en deux tomes à la fin des années quatre-vingt-dix, La vie sur Terre a été rééditée en un seul volume complété de deux notes additionnelles par l'indispensable éditeur L'Encyclopédie des nuisances dont le nom préfigure le programme. Baudouin de Bodinat tisse ses réflexions autour d'un catalogue de maux contemporains qui n'augurent rien de bon. Dès la première phrase le ton est donné et le lecteur est tout de suite intéressé par le propos car l'auteur se met en scène et se dévoile sans fard : « Je quitte la fenêtre, je m'assieds sur une chaise. A quoi penser ? » S'ensuit une litanie où le décor décrit suinte et poisse. L'auteur poursuit : « Sur tous les continents il y a des mégots par terre et du monde partout normalement […] sortir de ce vacarme de guerres télévisées, d'infections résistantes aux antibiotiques, de famines, de catastrophes délabrant la vieille humanité… ». Les nuisances avérées vont en se resserrant autour du narrateur et atteignent son intimité : « J'ai failli me souvenir de quelque chose, de quand elle était enjouée se dévêtant à la hâte bientôt sur le lit gémissant la fenêtre ouverte ; du visage qui me parlait avec vivacité, ses yeux ses lèvres… ». le premier chapitre de deux pages se conclut sur une phrase empreinte de nihilisme : « A quoi penser ? Car il faut vivre, et vivre ici est un problème qui conduit à la longue au crime ou au suicide ». Les chapitres vont ensuite s'égrener et il sera impossible de s'en soustraire jusqu'à la fin. Des réflexions essentielles vont être formulées, souvent étayées par des citations puisées chez d'anciens philosophes, des théologiens, des écrivains. L'ensemble est d'une indéniable tenue littéraire. D'ailleurs, la manière de dire de l'auteur, académique, classique, comme empruntée à un siècle révolu, entre violemment en contradiction avec le contenu très informé sur les dernières innovations technologiques d'un siècle avenu et déjà muré. L'auteur a terriblement raison en tout. Toutes les échappatoires semblent bouchées : « Trouver aujourd'hui une vieille route suppose de s'écarter considérablement du torrent de la circulation, voire d'abandonner son véhicule et de poursuivre à pied. Mais on la trouvera et probablement on y croisera des randonneurs vêtus de ces tenues multicolores qui sont l'uniforme amusant de la servitude volontaire. » Certaines pensées de l'auteur sont couchées sur le papier dès son éveil, « Voici ce que j'ai pensé en me réveillant… », happent l'esprit comme si on écrivait nous-mêmes le livre à mesure de la lecture (p. 37 par exemple). Avec un calme similaire, on aurait peut-être pu dire l'amoncellement des horreurs invisibles qui nous violent, nous taraudent et nous vident sans cesse et sans faim, un monstre aveugle engendré par nos paresses et nos égoïsmes. Chaque page contient au moins un uppercut si ce n'est une volée de swings que le lecteur encaisse en cillant. Entre l'inventaire des calamités engendrées par une économie qui quantifie tout et régente jusqu'à nos vies intérieures, l'auteur glisse des souvenirs troublants qui remuent la mémoire : « […] et si avec les progrès du confort les amants prennent des douches, bavardent au téléphone et ont un tourne-disque, ils ont égaré ce charme puissant qui était de mêler leurs urines nocturnes dans un même vase et c'est la froide lumière électrique qui dégrise leur nudité, au lieu qu'en épuisant la lampe à mèche, toujours inquiète, recueillait le témoignage des heures passées avec leurs ombres vivantes ».

Le second tome recèle encore plus de puissance que le premier, si cela est possible. le lecteur sent la pensée de l'auteur en train de s'élaborer sous ses yeux et voit l'homme vivre, se déplacer chez lui jusqu'à la fenêtre et revenir s'asseoir, attentif et dépité. Parfois, le lecteur éclate de rire intérieurement et nerveusement quand, par exemple, Baudouin de Bodinat tente de décrypter, fort à propos, une offre spéciale énonçant les caractéristiques d'un ordinateur. On sent bien alors qu'on n'est plus au monde, que « la vraie vie est ailleurs ». Paradoxalement, Baudouin de Bodinat fait froid dans le coeur et réchauffe le dos. Nous sommes d'une même veine et nous l'ignorerons toujours, complètement perclus de notre individualité dérisoire. Mais qui est ce « roi » Baudouin qui semble encore écrire à la plume d'oie des lettres incandescentes, qui nous expédie d'une « bouche de feu » des réflexions incendiant nos vies futiles ? Internet, si prolixe à brasser du vide, ne dit rien. Google glougloute en vain. L'information boucle, tourne en rond dans sa galaxie virtuelle mais Monsieur Bodinat, sans plus y croire lui-même, dénoue le noeud gordien de nos existences cloisonnées.
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La vie sur Terre : Réflexions sur le peu d'av..

Jaime Semprun avait dit que, de tout le catalogue de l'Encyclopédie des Nuisances, si un seul titre devait traverser le temps, c'était celui-là. Et en effet, entre récit et essai, cette Vie sur Terre est un pur chef-d'oeuvre : magnifiquement écrit, d'une grande pertinence pour comprendre notre incarcération dans la "vie" industrielle, l'artificialisation de nos existences, la perte, presque totale, de toute maîtrise sur ce qui nous regarde... Incontournable.
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Au fond de la couche gazeuse : 2011-2015

Dagerman, Sebald, Lou Andréas-Salomé, Dostoïevski, Amiel, Nietzsche, Édouard Levé, Giauque, etc. la liste est longue de ces écrivains qui, plutôt que de prendre la pose, se sont résignés à être les légataires de leurs propres angoisses pour remplir le vide du monde ; ce même vide qui évoquait à Walter Benjamin une scène de crime lorsqu'il observait les photographies d'Adget - curieusement vide de gens. Photographies qui devenaient des "pièces à conviction pour le procès de l'Histoire" ; et dans ce même procès qui n'en finit pas de finir, Baudoin de Bodinat apporte lui aussi son témoignage avec cette suite à ses deux volumes de La Vie sur Terre (1996 et 1999), ressassement littéraire qui porte le beau nom de : Au fond de la couche gazeuse, et qui rappelle à nous ses vers de Dante se trouvant au dessus de la porte de l'Enfer : "Par moi, on entre dans le domaine des douleurs… / Vous qui entrez ici, perdez toute espérance." Il n'y a ici aucun espoir de rédemption, le constat est noir, pas de notice d'emploi pour contrecarrer les effets négatifs de cette humanité que l'auteur compare à "un macrobiote occupé à digérer la vie terrestre que lui distribuent les chariots élévateurs, les semi-remorques, les portes-containers géants, et à n'en restituer que les résidus inassimilables qui font ces tas d'ordures par milliards de tonnes répandues au hasard" - pas de médecin de l'âme pour venir à notre secours ? Peut-être Socrate, qui nous rappelait que les mauvaises expériences sont aussi les bonnes occasions pour devenir philosophe - bien dit. N'en reste pas moins que la lecture de Baudoin de Baudinat est comme un uppercut de Céline suivi d'un baume déposé sur l'ecchymose par Cioran... on ne sait finalement pas ce qui fait le plus mal et c'est bien ce qui est le plus angoissant (surtout quand on aime ça).
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Dernier carré, n°9

OBSOLESCENCE PROGRAMMÉE ?

Dernier Carré ne tient pas des propos très aimables. Mais les temps qui s'annoncent seront-ils aimables … L'époque présente le serait-elle encore, d'une quelconque manière ? Est-il encore temps de se la jouer « cool » et d'éviter de faire des vagues ? Ou encore de continuer à philosopher sur nos petites misères existentielles ou nos fâcheuses hérédités, comme si de rien n'était.

« Loin du bruit, loin du coeur », suffirait-il à satisfaire et à rassurer l'individualité contemporaine ?

Et du devenir, n'en parlons plus ; dans 3 ans, 10 ans, 20 ans, 50 ans, qui veut y penser ou simplement en parler, à part quelques fumistes en voie de cybernatisation achevée.

Le propos de Dernier Carré est donc rude la plupart du temps et ne songe nullement à s'en excuser.

Pour ma part, je le situe dans cette si nécessaire Écologie Sociale, comme préalable à tout espoir d'un changement nécessairement radical de nos modes de vie et de notre misérable organisation sociale.

Mais trêve de bavardage, passons aux sujets :



"Un même défaut partout de ... de consistance, de fermeté morale, de force d'âme, de quelque personnalité, apparent dans la physionomie ; la généralité d'une même pénurie de caractère propre, d'une impossibilité commune à prendre forme, à devenir quelqu'un - comme parvenus au terme du processus de domestication de l'Homme."



"De son coté l'État instaure des contrôles à distance ne se soupçonnant même pas et organise son inaccessibilité, perfectionne son opacité par sa dématérialisation et son évanouissement du monde commun en supprimant tous ses guichets qui étaient en truchement dans l'existence sociale et tous les fonctionnaires humains de l'autre côté du formulaire papier autour de quoi éventuellement s'expliquer - au profit de démarches et déclarations électroniques réclamant des codes, des mots de passe ...Et finalement le seul "contact humain" qu'on en peut avoir c'est celui de ses policiers cagoulés."



"... de se questionner pourquoi la course du temps se fait apparemment si hâtive à nous bousculer dans la suite des semaines, à tourner si précipitamment les pages du calendrier et nous pousser ainsi dans une accélération manifeste de ces faits excessifs dont l'époque résonne toute entière."



"...déjà aurait-on dit à observer du dehors ces civilisés des grands amas urbains si étrangers les uns aux autres, si occupés à s'absenter les uns des autres, à ne se prêter aucune attention, à ne pas se voir les uns les autres, aurait-on dit une espèce devenue infertile, peut-être en effet d'une domestication trop poussée, une espèce d'où le fluide vital se retirait, dont la note tonique s'était perdue - ne connaissant plus de ces attractions en réciproque, de ces rapides polarisations ; comme démagnétisée, comme souffrant d'anaphrodisie, c'était assez frappant."



"Car enfin, qui sont-ils ces gens-là, d'où sortent-ils, pour s'autoriser sans l'ombre d'un doute ni du moindre recul à régenter nos vies quotidiennes ? (...) à décider de tout pour nous, à inventer des mots hideux (non, je ne les citerai pas), à pomper notre air, attaquer notre joie de vivre, décider de nos mélancolies, délier nos liens, saper nos élans, salir nos désirs, abîmer nos pensées, sans oublier de racler vigoureusement l'argent des pauvres."



"En élucidation de la placidité, du peu de réaction, de l'indifférence à vrai dire avec laquelle les hommes s'accommodent de la paupérisation du monde autour d'eux, se blasent du délabrement de la nature à quoi ils assistent et d'innovations climatiques pourtant menaçantes, est invoqué un plausible syndrome de la référence changeante, soit un phénomène inévitable "d'amnésie générationnelle" qui est d'un principe simple : "Chaque génération prend en référence de l'état normal des choses l'environnement tel qu'il était à l'époque de sa jeunesse", impliquant ce corollaire non moins simple que "chaque génération ignore que cet état qu'elle considère comme normal était déjà un état dégradé par rapport à celui que connaissaient les générations précédentes."



UNE OBSERVATION

"Un vague remord avertit l'homme moderne qu'il a eu peut-être, qu'il pourrait avoir, avec le monde où il est placé, des rapports plus profonds et plus harmonieux. Il sait bien qu'il a en lui-même des possibilités de bonheur et de grandeur dont il s'est détourné"



& UNE DEVINETTE :

"L'on voit parfois, dans un train ou une salle d'attente, un visage humain. Qu'y a-t-il en lui de différent ?"
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Au fond de la couche gazeuse : 2011-2015

Rare et précieux

Œuvre majeure dont les cinq premiers chapitres ont été prépubliés dans la revue Fario, « Au fond de la couche gazeuse » met discrètement en scène un narrateur qui se confond avec l’auteur, lui-même invisible dans la vie d’aujourd’hui, sans empreinte numérique, expédiant à son éditeur ses manuscrits sous enveloppe, par la Poste, comme aux temps anciens. Le catalogue de nos maux et de nos pertes débute prosaïquement par l’usage machinal de l’éclairage électrique. Déjà, dans « La vie sur Terre » [1996-1999], l’auteur évoquait peut-être des souvenirs personnels lorsqu’il écrivait : « […] et si avec les progrès du confort les amants prennent des douches, bavardent au téléphone et ont un tourne-disque, […] c’est la froide lumière électrique qui dégrise leur nudité, au lieu qu’en épuisant la lampe à mèche, toujours inquiète, recueillait le témoignage des heures passées avec leurs ombres vivantes ». Aujourd’hui, il revient sur la lumière fixe et uniforme glaçant la réalité pour la cantonner dans un décor neutre : « L’éclairage électrique en nous désapprenant à voir dans la pénombre… dérobe toutes les pensées et sentiments des choses qui auraient trouvé… à s’y nuancer et ramifier au-dedans de nous en d’autres impressions et imaginations et souvenirs par jeu de correspondances, en phosphorescences si ténues que la lumière artificielle nous les rend invisibles… juste en actionnant l’interrupteur ». Alors qu’il pourrait sourire à la vie comme elle va, Baudouin de Bodinat suppute et soupèse l’ineptie des existences formatées à l’ère de la mondialisation, de la marchandisation et de la surpopulation : « […] des idées… viennent aussitôt à l’esprit, de pénuries angoissantes à s’additionner, de progressions de terres abandonnées à la dessiccation qui se constate en imagerie satellitaire, d’immensités océaniques vidées en l’espace d’une génération de tous leurs habitants comestibles, d’insalubrités à 9 milliards de terriens après-demain qui veulent manger tous les jours, d’extraordinaires désordres atmosphériques par-dessus tout cela… ». Quand l’auteur fixe son attention sur son environnement immédiat, l’étroitesse et la médiocrité des vies l’accablent : « […] le tout-venant précaire du IIIe millénaire chaussé de baskets… à la physionomie sans beaucoup de vivacité durant qu’ils sont chacun absorbés par le maniement de leur Smartphones… ou bien feuilletant un gratuit avec des fils électriques rentrant dans leurs oreilles ». Le portrait à charge n’est pas caricatural. Il dessine la lobotomisation en marche. Plus loin, il grave à l’acide la triste trogne des dirigeants de Goldman Sachs enrichis de manière éhontée, en toute impunité, « intouchables dans leur monde à part sécurisé d’hyper-luxe… » et responsables de la paupérisation de travailleurs surendettés par le biais des subprimes : « […] des physionomies fermées de prédateurs sans états d’âme […] Quand la moindre des choses eut été de jeter vivante aux piranhas cette engeance, cette lie de l’humanité ; ces monstres qui fatiguent la Terre ». Dans cette irréalité quotidienne, Baudouin de Bodinat s’arrête près d’un « vieil homme occupé à son jardin… ou sans hâte à ranger son bois pour l’hiver… pour se souvenir… qu’il aurait pu en aller très autrement de nous tous ». Le portrait psychologique tiré par Baudouin de Bodinat des Indiens d’Amérique du Nord à la fin du recueil émeut profondément d’autant que la perte ressentie semble incommensurable et finalement indéchiffrable. En 240 pages denses, le passage en revue des calamités programmées et des projets dévastateurs produit un passage à tabac des consciences. Si le sort en est jeté avec des dés pipés, reste une superbe prose incisant les maux et libérant les sanies. En 240 pages où le fil discursif est en extrême tension, Baudouin de Bodinat constate presque tranquillement l’apocalypse en marche et en sourdine. Il voit au-dessus des systèmes politiques et commerciaux, la vacuité d’une existence gangrenée de toutes parts, prise dans un hold-up planétaire où le libre-arbitre est un leurre et l’angoisse du vide et de la mort une obsession universelle. Etonnamment, ce sinistre catalogue imprégné de nihilisme radical contient une force vitale exceptionnelle, un élan salutaire irrépressible.
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En attendant la fin du monde

En attendant God, oh !

Lire un nouvel opus du sieur Bodinat au mitan de l’an 2018 peut signifier que la vie est encore possible sur Terre alors même que le délitement du monde et l’effondrement des consciences parachèvent une œuvre de destruction massive entamée depuis le rationalisme industriel où la nature ne devint qu’un « assemblage de matériaux et de fonctions » dans laquelle puiser sans retenue, où l’homme se transforma en un « phénomène décomposable et utilisable en ses parties », autant d’éléments qu’il sera possible de marchander plus tard. Baudouin de Bodinat s’interroge et travaille la question. Il déplace le curseur, remonte le temps et voit en guise de réponse plausible le faix de l’histoire, depuis la Rome antique et « son empire d’exterminations massives », puis envisage le poids de la religion chargée d’annihiler toute pensée critique et cultivant l’irrationalité mais peut-être cela remonte-t-il aux premières sédentarisations humaines ou encore à un instinct basique de reproduction ? Se faire sa place au soleil, quel qu’en soit le coût pour y parvenir et la facture à payer pour les suivants, les descendants, les effarés. L’auteur consigne des faits indubitables souvent éparpillés pour mieux être niés et révèle l’inavouable, la fin programmée de la vie sur Terre. Ni oracle, ni donneur de leçon, Baudouin de Bodinat ne propose nulle issue, aucun plan pour s’extirper de l’entreprise de démolition systématique. Il dresse un constat ahurissant, à l’aide d’une prose élégante et déliée comme encrée dans un siècle révolu mais nourrie des ignominies, scélératesses et crasses contemporaines. Des photographies noir & blanc de l’auteur répondent en écho au texte, dessinant un parcours visuel et mémoriel en soubassement à un état de conscience lucide, éperdu et mélancolique. Brève, cohérente et dense, l’œuvre de Bodinat tisse une litanie originale sur un canevas identique. De cette sombre médiation fusent un humour corrosif, une pensée poétique, des bonheurs d’écriture, le rayonnement noir d’une étoile effondrée.
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La vie sur Terre, tome 2

Quiconque lira avec quelque attention les ouvrages de Baudouin de Bodinat devra constater que l'on y trouve des explications très cohérentes à tout un ensemble d'interrogations prégnantes sur le monde où nous vivons et que la sphère des "savants" et des médiatiques préfèrent maintenir dans le flou et l'informulé. Il faut dire que ses explications sur l'état de ces choses qui nous concernent directement ne sont souvent pas agréables à entendre. Il est en effet bien difficile d'admettre une vérité mettant directement en cause l'idée que nous faisons de nous-mêmes, de notre liberté de penser et d'agir, de faire des choix; difficile d'admettre que nous sommes les dupes d'un système de domination qui a su si bien disparaitre pour mieux régner.

Jusqu'à envahir notre conscience de la nature de ce qui nous environne, à nous faire voir dans la pire artificialité un ordre "naturel" ou un "progrès" .

Oui, d'autant que nous sommes devenus très susceptibles envers tout ce qui peut mettre en cause nos personnalités, nos petites constructions identitaires. Alors qu'il est si facile d'ignorer un importun : un grognon, un empêcheur de tourner un rond, un dépressif, un pessimiste, un complotiste même (désignation contemporaine très utile dès qu'il s'agit de déconsidérer une critique quelconque) - bref, un casse-pieds. Comme si les choses n'étaient déjà pas si difficiles ....

Baudouin de Bodinat fait donc partie de cette étrange catégorie d'écrivains dont la plupart de ceux qui l'ont lu disent le plus grand bien, le plaçant même sans hésiter parmi les meilleurs auteurs du siècle entamé, mais sans que cela ait le moindre effet sur les réticences à son égard du "grand public".
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Dernier carré, n°8

Un temps de chien.

Le pénultième bulletin "Dernier carré", n° 8, de juin 2022, avec son sous-titre : "La plupart l'avaient déjà quitté", sonne le glas pour l'ultime quarteron acculé au baroud d'honneur, les rats ayant tous fui le navire. La fin est imminente mais elle n'a pas encore eu lieu. Des salves sont toujours tirées par Baudouin de Bodinat depuis l'estaminet, en face du cimetière et il y va franco de port même si le cœur n'y est plus à force de mettre en garde, en vain, ses missives de feu se calcinant dans le désert. La sortie du confinement post Covid n'est pas suivie d'un regain de vigueur mais plutôt d'une apathie généralisée comme en émergence d'un état d'hypnose collective, d'un "désintérêt imprégné d'amertume". De cette indifférence face à l'apocalyptique flagrant, Bodinat évoque le "syndrome de la référence changeante" quand chaque génération prend pour modèle ce qu'elle connaît, ignorant le milieu de vie des prédécesseurs et aboutissant de fait à une amnésie écologique et à l'acceptation d'un environnement dégradé comme la norme. Marlène Soreda quitte le bout de la route, dans la périphérie parisienne et lance au ciel une salve de souvenirs avec la fille de l'Italienne ahanant de jouissance, fenêtre grande ouverte afin que l'immeuble en tremble de désir. "Formulaires et pièces jointes" est l'occasion d'évoquer le passé quand il faut ressusciter (en mémoire) le conjoint décédé à l'occasion d'une demande de pension de réversion. L'expression "Pisser dans un violon" retrouve tout son lustre. Les extraits de livres soustraits à la poussière du grenier possèdent des vertus apéritives avant le final du "Magasin à poudre" que Baudouin de Bodinat tient d'une main experte d'artificier chevronné. Bien que lassé de collationner les nouvelles corroborant un collapsus imminent et subséquemment de prêcher dans le vide, l'auteur envoie tout de même, de guerre lasse, ses salves mortifères avec un esprit de synthèse percutant. Quand l'invraisemblable se réalisera, errant sur les routes désaffectées, il faudra bien apprendre à faire bouillir du chien.
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La vie sur Terre : Réflexions sur le peu d'av..

Pendant plus de vingt ans, je suis passé à côté de ce livre phare. Dommage !

‘Premier ouvrage d’une série : Au fond de la couche gazeuse 2011-2015. En attendant la fin du monde -2018)

Décorticage d’une subtilité et d’une acuité stupéfiantes des horreurs de notre monde : désastres écologiques, domination sans visage de la raison économique, du cauchemar climatisé et numérique. Les propos de Baudouin de Bodinat dissèquent les folies contemporaines d’une humanité désincarnée dans son statut de consommateur acharné, selon un réel dont la substance a pris le dessus sur le monde lui-même, toujours à exploiter davantage quitte à l’épuiser afin de consacrer le règne du dérivatif, la réification des existences.

Et ces nuisances, non content de ravager l’environnement naturel du globe, n’est pas non plus sans effet sur l’homme mais participe bien d’une « atrophie ou une déchéance de la faculté sensible ». Nous devenons étrangers à nous-mêmes et aux choses qui nous entourent.

« Pour juger du progrès il ne suffit pas de connaître ce qu’il nous ajoute, il faut encore tenir compte de ce dont il nous prive. En prétendant supprimer la contrariété, l’impatience, la fatigue, l’homme moderne a anéanti l’amour, le rêve, le désir, modalité même de son être »

Pour Baudouin de Bodinat, ce que nous vivons n'est pas de l'ordre de la conjoncture - de la réforme gouvernementale ou de la promesse de nouveaux changements. Il n'y aura pas, il n'y aura plus, de temps nouveaux : il y aura ce qui doit advenir, c'est-à-dire ce qui est déjà là, à l'aboutissement de quoi nous travaillons.

Ce livre est d’autant plus remarquable, pour ne pas dire exceptionnel, que chant de déploration, ou requiem, il est arc-bouté à l'amour de la langue, à sa poésie : chose devenue plutôt inhabituelle.

Avec un usage de la syntaxe, toute en syncopes et tournures archaïques, une prose, comme écrite au XVIIe siècle et dressée contre la vitesse envahissante, épidémique qu’elle dénonce, si bien que cette prose a sur nous l’effet d’une anticipation rétroactive et que le pire des mondes semble aperçu depuis son achèvement.

Certain voit Baudouin de Bodinat comme un anachorète stylite.

Je préfère l’imaginer comme un artisan, qui chaque jour travaille et résiste dans l’anonymat et qui retarde ainsi, un peu, la fin d’un monde.

PS : ne faites pas comme moi, qui l’ait lu d’une seule traite

- Cela peut être déprimant

- On a tendance à sauter des lignes : ce qui est dommage, car, comme le cochon, tout est bon dans ce livre.

Un petit morceau tous les jours.

Ou s’abonner à sa revue qui parait « quand elle est finie » : Dernier Carré

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Dernier carré, n°9

Canicule de sac.

Emmener l'ultime numéro de "Dernier carré" comme viatique et arpenter à la fin un bout du monde encore intact nécessitait d'attendre la queue de la canicule "tardive et exceptionnelle" selon Météo France qui fouettait l'air de ses ardeurs ignées. Bien que les médias minimisent, que les réseaux sociaux atermoient, la végétation a séché sur place, les records de température ont été pulvérisés en métropole, à l'inverse des athlètes français à Budapest qui ont massivement queuté. À l'aube des JO de Paris en 2024, il y a de quoi frémir d'effroi face au show annoncé.

Dans un baroud d'honneur contre la vacuité et l'ineptie du monde comme il va au déversoir, Baudouin de Bodinat s'épanche davantage qu'à l'ordinaire en délivrant des observations, des pensées et des visions accordées aux données scientifiques, aux relevés factuels, aux constats objectifs d'une fin programmée de la vie sur Terre. S'il ne s'agissait que de prophétiser, le lecteur pourrait faire fi du propos halluciné et tourner la page sans frémir mais Bodinat expose des faits avérés. Il a suffi qu'une poignée de malfaisants ait fait main-basse sur les ressources planétaires dans une entreprise débridée "d'extractivisme financiarisé" pour enclencher la sixième extinction de masse, épuiser les gisements, bouleverser le climat et priver d'avenir l'humanité entière. C'est cher payé en fin de compte ! À travers vingt-et-une pages denses, au phrasé inimitable, l'auteur, philosophe des Lumières posté au seuil des ténèbres, déroule sa diatribe dans une prose policée où chaque mot précise et sertit une pensée en marche, nue, lucide, au-delà des apparats de la bienséance. Il désigne des responsables tel le "maléfique Elon Musk" ou "l'ectoplasme Zuckerberg", pointe la surpopulation, la surchauffe climatique, l'utilitarisme à tout crin, l'égoïsme aveugle, l'asservissement technologique. Comme en contrecoup feutré, il esquisse des échappatoires avec "le besoin d'indéfini (d'ombre à l'intérieur des choses, de clair-obscur, de lointains et d'immémorial, etc.) et d'harmonie visible (le beau)...", les sentiments expansifs, la nostalgie, la résonance d'une voix humaine parmi toutes..." des choses jugées inutiles dans le schématisme scientifique et l'organisation sociale à visée utilitaire.

Marlène Soreda élargit ses piètres et petits plaisirs, de Paris à partout et se laisse charmer : "au détour d'impasses, de ruelles, de venelles, l'harmonie de murs altérés par le temps qui éveille le goût de la mélancolie des lieux, des choses, des objets". Elle évoque le wabi-sabi quand les objets portent la marque du temps et "enregistrent le soleil, le vent, la pluie, la chaleur et le froid sous la forme de jaunissement, de rouille, de ternissure, de tache, de gauchissement, de rétrécissement, de racornissement et de fissure". Il faudra pourtant s'extraire, dans un sursaut salutaire, de cette esthétisation de la mort.

La rubrique "Formulaires et pièces jointes" n'est pas en reste avec la mise en scène chez une avocate, jeune féministe remontée pour l'occasion, d'un divorce par consentement mutuel où il est question de savoir comment "exécuter" le mari quand la femme souhaite simplement le quitter.

Des bribes de vieux bouquins extraits de sous la poussière des greniers aèrent agréablement le bulletin quand Ximenès Dourdan interpelle Mademoiselle Paule dans une missive postée d'Avallon d'un : "Bonjour, petite nigaude..." et poursuit en comparant le tumulte de la cité : "tout cela est beau comme les sons de votre harpe éolienne". Plus loin, Pierre Kropotkine rappelle l'origine du courage et du dévouement loin de tout calcul et de tout mysticisme par le fait que "la vie ne peut se maintenir qu'à condition de se répandre".

Enfin, "Le magasin à poudre" revient, en une seule page prête à déflagrer sur le catalogue de nos maux dans un digest particulièrement roboratif.

En guise de manifeste lapidaire, une photographie et une linogravure noir & blanc concluent le fascicule : "On ne sait plus quoi écrire tellement c'est la merde" et "Viens on crame tout".
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Dernier carré, n°1 : Bulletin de la Société des..

Entrée en matière.

Il avait fallu que je glissasse le bulletin des amis de la fin du monde dans mon sac à dos pour m'apercevoir de ma bévue. Le papier de la revue éphémère n'est pas fait pour durer. Il s'est écorné, maculé et le titre "Dernier carré" s'est estompé avec les micro frottements liés aux mouvements de la marche à pied. Je note aussi que le fascicule au contenu si triste se gondole. Bref, le numéro 1, peut-être rarissime, ne s'imposera pas dans le temps. Ses jours sont comptés et je ne vais pas faire fortune à la revente avec un numéro collector mais comme tout est sujet à obsolescence programmée, la revue papier est au diapason du propos apocalyptique. Ça va péter mon général ! En attendant l'imminence de la chose, j'aime bien ranger mes livres en bon état sur une étagère. Le chaos à venir demain n'y changera rien et j'ai abîmé un bulletin cher à mon cœur qui est véhiculé par la Charrette orchestrale, le bulletin, pas mon cœur, quoique. Tout peut bien s'effondrer mais j'espère, dans l'ordre.

C'est sur le rebord du causse de Blandas, lui aussi arpenté avec ferveur en toutes saisons que j'ai fait pitance de roi en lisant le fascicule incendiaire. Rien ne vaut un paysage fort pour approfondir une lecture puissante. Le déplacement ambulatoire permet de penser autrement. Lors d'une pause, les brèves rubriques se parcourent aisément et leur pouvoir est déflagrant. Baudouin de Bodinat ouvre le ball-trap avec des tirs de sniper. "À la vue du cimetière" envoie une rafale de paragraphes brefs et claquants sur le Bitcoin, le survivalisme, la GPA, l'égocentrisme, la pornographie, les réseaux sociaux et les comportements d'une foultitude de personnes perdues à elles-mêmes. S'ensuivent les brèves du "Cadastre" avec un survol de vies incomplètes, des élans premiers aux crashs terminaux comme ce mari entreprenant qui n'a jamais su voir sa femme ou l'exemple du bel étalon de ces dames que la vieillesse rattrape. Baudouin s'essaie à l'étude de mœurs en une demi-page et il torpille l'hédonisme comme jaja. Le naturalisme peut bien aller se rhabiller et Maupassant revoir sa copie. Le quidam est croqué en deux temps, trois mouvements, de la vie au trépas. Ça fait mouche, ça fait mal mais ça fait s'esbaudir parce que chaque mot est pesé et ajusté par un orfèvre des lettres.

Marlène Soreda entame ensuite sa chronique des "Piètres plaisirs de Paris"et pose les jalons de son univers déglingué : la flaque de pisse dans l'immeuble, l'herbe du tramway, le banc public monopolisé par le Breton, etc. Puis "Formulaires & pièces jointes" narre l'impossibilité de verbaliser les raisons qui motivent une demande d'aide sociale dues à un "épouvantable merdier s'étirant sur plusieurs générations". Enfin, "Le magasin à poudre" compile des informations alarmantes extraites de la presse généraliste qui vont tout faire péter : déplacés environnementaux, dérèglement climatique, dégradation des sols, effondrement de la biodiversité, empoisonnement par les pesticides, prolifération des algues, etc. Comme dit le voisin, je préfère être sourd que d'entendre ça. Heureusement, Valyn est toujours là dans les moments critiques. Il expliquait dans le "Petit journal" d'août 1881 comment calmer les convulsions nerveuses avec des fumigations de plumes brûlées passées sous le nez de la personne affectée. Il donne aussi la recette de la bière fabriquée avec du chiendent fermenté. La bière survivaliste est "agréable au goût, nutritive et désaltérante." Voilà Valyn et c'est déjà la fin. Déjà ?
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La vie sur Terre : Réflexions sur le peu d'av..

Voici le lien d’une réflexion très critique sur notre monde moderne, que j’ai écrite en m’inspirant de ce chef-d’œuvre absolu qu’est « La Vie sur Terre » de Baudouin de Bodinat :
Lien : http://www.critiqueslibres.c..
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Dernier carré, n°2 : Bulletin de la Société des..

"Il épuise en lui tous les poisons pour n'en garder que les quintessences."

Marcher avec pour viatique le second bulletin des amis de la fin du monde est une sinécure tant le fascicule est léger avec ses vingt-huit pages quand les caractères sont de plomb et le propos d'airain. Cassant la croûte dans un éboulis confortable, assis à l'ombre d'un érable, sur un bloc rocheux naturellement équarri, j'ai loisir d'apprécier la chronique de Marlène Soreda alors que le vent glisse et fait bruisser la chênaie dans le vallon sauvage de Valescure du plateau de Vaucluse. Je m'immerge dans la saveur d'un paysage nourri des sucs et des fragrances du printemps. Le lieu, frugal et autarcique, a un goût d'éternité. Je peux alors saisir la teneur du texte des "Piètres plaisirs de Paris" avec l'échouage des laissés pour compte du Bout-de-la-Route d'autant qu'on peut soi-même avoir vécu des décennies dans ces endroits, aux abords de zones périphériques elles-mêmes satellisées à une conurbation où s'engoncent dans des pardessus flottants et des capuchons profonds des créatures des niveaux souterrains. La pauvreté repousse toujours plus loin les déshérités et finit par les entasser aux mêmes endroits : taudis, squats, terrains pollués, etc. Marlène Soreda fait ensuite revivre l'épopée soixante-huitarde avec le retour à la terre et le gavage des oies. Peut-on s'émerveiller de "l'orangé des becs qui se mariait si bien au gris perle du plumage" et puis éventrer le volatile pour en extraire le foie pour sa valeur marchande, sans autre forme de procès ? La vie est une chienne de l'enfer.

Baudouin de Bodinat rappelle les catastrophes environnementales, économiques, sociétales avérées, inévitables, durables. Dans cette litanie mortifère éclatent les prévisions de la "boule de cristal" à l'exemple de l'hébétude des Australiens déjà de plain-pied dans l'au-delà, celui du Pyrocène, les Californiens aussi. Est-ce que les Aborigènes seront capables de reprendre pied dans la fournaise alors qu’ils font corps avec l’immense espace australien depuis plus de 40 000 ans ? Les brèves du "Cadastre" sont épouvantables car elles acquièrent une gravité absolue en se focalisant sur des cas personnels.

Heureusement, l'ami Valyn qui nous vient de loin, de la fin dix-neuvième pour tout dire, dispense ses conseils aux scrofuleux et autres nécessiteux en confectionnant un plastron en ouate : "les pardessus sont sans doute plus confortables, à la vérité mais aussi bien autrement coûteux". Valyn a encore dans sa besace de boyscout la créosote, goudron caustique "un peu violent" pour calmer la dent pourrie lancinante ou bien il propose de fabriquer soi-même la machine à laver le linge avec cuvier, boules en bois, balancier, tout un fourbi farfelu pour un nettoyage rapide. Dans le "Dernier carré", on ne plantera même plus de pomponnettes pour fleurir nos tombes car on se sera tous évaporés mais on tiendra jusque-là comme aurait pu dire Lapalisse. Cette deuxième livraison de la revue est la plus rude à digérer mais elle n'en demeure pas moins roborative, éclairante, touchante, pétrie d'intelligence et de culture, épicée d'humour et de poésie, aromatisée aux levures de l'esprit.
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Dernier carré, n°3 : Bulletin de la Société des..

La ballade des échinodermes.

Après avoir marché tout mon soûl dans la splendeur des anémones pulsatilles et des chevreuils hiératiques, je finissais de lire le fascicule 3 de « Dernier carré » dans une arène dolomitique, au cœur du plateau de Guilhaumard. Dans ce vaste espace karstique aux marges des Grands Causses, le silence absolu était propice à une lecture profonde. A 800 mètres d’altitude, début avril, les insectes et le soleil ne dardaient pas encore, remisant les piqûres et les brûlures à plus tard. Tout était possible alors que la fin du monde prenait de l’ampleur. Comment s’affoler autrement que de bonheur dans la beauté profuse des lieux ?

Baudouin de Bodinat reprend son antienne païenne, la perte du monde d’avant qui meurt avec la disparition de ses composantes, la mémoire des hommes et des lieux. Son chant du cygne est mâtiné d’observations comportementales, de relevés scientifiques, de considérations éthiques, de citations littéraires, le tout agencé dans une prose inimitable empruntée au XVIIIe siècle français où chaque mot touche jusqu’à l’estocade. Pour en savourer tout le sel, il faut la relire pour en saisir les clés et les échappatoires, a contrario des tares qui nous frappent, des portes dérobées magnifiques. Marlène Soreda est au diapason de Bodinat mais elle orchestre sa partition différemment. Avec lucidité, générosité, intelligence et tact, elle emmène le lecteur dans son espace pudique. Elle n’a jamais été aussi puissante que dans cette chronique du Bout-de-la-Route. Elle résume parfaitement son état d’esprit et sa démarche à travers une citation radiophonique d’Erri de Lucca : « A mon âge, je suis un reste de ce qui n’existe plus » ou plus loin, une réflexion du poète français Antoine Emaz : « On n’est pas à la hauteur de vivre ». Avec son expérience de l’aide sociale relatée dans « Formulaires et pièces jointes », on éprouve un sentiment de honte et de révolte face à ce qu’elle subit. Sa « Lettre à un ex haut fonctionnaire » est vertigineuse et réjouissante par sa chute. Les extraits d’auteurs extirpés de « Sous la poussière » tiennent toujours le haut du pavé, que ce soit Ximénès Doudan, moraliste français, Jean-Henri Fabre, écrivain naturaliste, Joseph de Maistre, politicien, philosophe et Guido Ceronetti, poète italien. Baudouin de Bodinat reprend la plume avec « Le magasin à poudre » pour envoyer des salves d’informations qui dressent un bilan catastrophique de la prédation humaine (dette abyssale et spéculation effrénée, accumulation des déchets en Inde, bétonnage tous azimuts et fissures en tous genres, canicule, pollution, extinction de masse, etc. Rien de reluisant dans cette mondialisation de la gabegie et du tripotage. Le mot de la fin du bulletin revient à Valyn avec une exposition de recettes décalées pour conserver l’eau potable, rafraîchir le beurre rance et fabriquer son dentifrice. Cela peut aider par les temps de pénurie qui s’annoncent.
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Dernier carré, n°5 : Bulletin de la Société des..

Noir, double zéro, impasse.

Fidèle au poste, dans son dernier carré, face au cimetière depuis l'estaminet, Baudouin de Bodinat observe les détraqués "aux manettes de la Terre" et les ratés climatiques dans une relation de cause à effet, des "hommes d'âge et rassis... conservateurs pincés ou optimistes transhumains" stupéfaits d'être souffletés par une militante suédoise jeunette "une petite sotte prêchi-prêcha". Puis survient la stupéfaction liée au confinement alors qu'il y a peu encore : "ils se grisaient au guidon de leur trottinette, se faisaient livrer le dîner pour manger devant l'écran, s'échangeaient sur l'optiphone des autosatisfactions..." La machine extractiviste enfin à l'arrêt, le smog se diluait, la nature retrouvait du souffle mais sans perdre davantage de temps, la grande excavatrice reprenait du service, y mettant les bouchées doubles. Bodinat met ensuite en parallèle la réforme des retraites dans le leurre de l'horizon 2040 avec la fin très prévisible du monde d'avant pour demain. Personne ne peut désirer la destruction de la nature et l'effondrement de la civilisation : "pas même le survivaliste en permaculture avec ses poules, son AR-15 et un an de papier hygiénique d'avance". Pourtant le confinement a transformé les usages et les regards. Le temps de l'innocence est révolu alors que s'amorcent la pompe à shadock et la fin des temps. Les mots choisis par Baudouin de Bodinat délivrent leur charge déflagrante au coin de la phrase qui cingle au rythme maîtrisé d'une pensée circonscrivant l'apocalypse. Valse des mots, ébriété du lecteur, sourire idiot, rondeur des phrases en bouche, fruité du propos, arrière-goût amer malgré tout.

Bauges ou clapiers, les logements et les quartiers du Bout de la Route sont définitifs : "D'ici on ne part pas". Il ne s'y passe rien sauf lors du confinement quand il faut imposer des quotas dans les magasins. Les chefaillons s’excitent, pointilleux, dirigistes puis inexplicablement, baissent les bras et rentrent dans le rang face à l’endiguement impossible de la marée humaine, le groin grognon et poussif vers sa pitance.

Les autres rubriques s'ensuivent : "Formulaires et pièces jointes", "Sous la poussière" ressuscitant des livres oubliés qui sonnent étrangement aujourd’hui et surtout "Le magasin à poudre" avec ses constats hallucinants et ses prévisions explosives. Enfin, l'obscur Valyn, du Petit journal de 1878, propose de combattre les airs intérieurs viciés, corrompus par les miasmes, avec des vapeurs de chlore dont il donne la recette, toujours utile avec la fin de partie annoncée.

"Dernier carré" est un bulletin qui se dévore de bout en bout, avec un appétit insatiable de vrillette papivore. Conserver, ingérer, assimiler, par les temps de disette qui s'annoncent, la revue roborative tient le haut du pavé.
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Dernier carré, n°6 : Bulletin de la Société des..

Compte à rebours.

Lire l’ultime numéro paru de « Dernier carré » et aller decrescendo vers les anciens bulletins de la Société des amis de la fin du monde pour tendre vers le zéro implosif peut s’avérer cohérent avec le propos des deux auteurs nihilistes, Baudouin de Bodinat et Marlène Soreda.

Après le numéro 7, éblouissant de noirceur mais laissant entendre, dans l’hiver nucléaire, le chant ténu d’un oiseau, voici le numéro 6, tout aussi percutant, remuant mais en fin de conte, inopérant tant la tragédie en marche semble implacable, la fin jouée d’avance. Face à l’inéluctable prévu de longue date, le rire est de rigueur quand l’humour noir gicle et cingle au détour d’une catastrophe annoncée. Baudouin de Bodinat écrit magnifiquement depuis l’Estaminet, en regard du cimetière. Ses mots dégonflent les baudruches de la bien-pensance, l’outrecuidance de la novlangue, les parangons du progrès. Cela soulage un peu du prurit néolibéral et de la gangrène consumériste. Son propos est cousu de vérités indubitables que l’on occulte entretemps et que l’on minimise quand elles éclatent à l’exemple des mégafeux ravageant la Terre. Pauvre France ! Ça sent le roussi par tous les coins de l’hexagone. Bodinat enfonce le clou et ça fait mal d’autant plus qu’on l’a claironné dans le désert, des décennies durant, en vain. Nous y voilà donc ! Il y a bien quelque rafistolage inopiné mais le mur est toujours là, dressé, inébranlable, stoppant à tout instant, mais quand ?, implacablement, brutalement, définitivement notre fuite en avant : « L’avarie colmatée, la civilisation titanique remit le cap à toute vapeur vers sa destination finale ». L’incipit du bulletin de Bodinat donne le ton de l’élégie. La pandémie du Covid, au genre virevoltant dans cette période paniquée, est un révélateur de l’ineptie des gouvernements hors-sol : « en proie à un sauve-qui-peut si peu nécessaire, que cette fable étonnante de n’avoir rien pour soigner, que ce déni acculait dans une impasse, contraignait à des mesures soudainement extraordinaires et d’un affolement communicatif » et de l’incapacité des hommes à s’extirper de leurs vies égoïstes et médiocres, sans esprit et sans cœur, toujours promptes à se fondre dans la termitière numérique. La virtualité a gommé la réalité et tout s’écroule alors qu’ : « Il aurait pu en aller tout autrement. »

Dans les « Piètres plaisirs de Paris », Marlène Soreda revient elle-aussi sur la contamination et le confinement, avec ses incohérences et sa violence : « Comment le monde peut-il s’habituer si bien à vivre avec ça : masques et mitraillettes ? »

« Formulaires & pièces jointes » narre, par missive interposée envoyée aux collecteurs de la redevance audiovisuelle, de l’inanité de posséder un poste de télévision.

« Sous la poussière » réveille d’anciens auteurs à travers quelques morceaux choisis, toujours en écho et en phase avec les propos tenus dans le bulletin soit un présent faisandé mais zébré d’éclairs réjouissants quand des présences au monde s’affirment.

« Le magasin à poudre », si paisible avant la déflagration, dresse un catalogue effrayant de l’effondrement en cours avec notamment l’envol du mercure (« 38° en Sibérie au-delà du cercle arctique ») puis conclut : « De jolies températures printanières », se réjouissait pour le lendemain une présentatrice de journal radiodiffusé.

Enfin, un abrégé d’une revue de 1914, « Maison rustique des dames ». Des préconisations sont faites pour les lits d’enfants, durs et plats, avec une paillasse de maïs : « Il n’est pas bon d’habituer les enfants à se douilletter ». Les lits des domestiques, quant à eux, doivent être d’une « extrême propreté ». « Une maîtresse de maison ne doit jamais oublier combien est dure la nécessité des inégalités sociales… ».

« Dernier carré », nourrissant et succulent, est une denrée rare, mal identifiée et répertoriée, diffuse, erratique et comme les blocs rocheux transportés par des glaciers oubliés, irradiera encore quand tout aura été calciné depuis longtemps.
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Dernier carré, n°7 : Bulletin de la Société des..

Sans échappatoire.

Tiens voilà du Baudouin ! Le Sieur Bodinat revient donner des nouvelles depuis l’Estaminet, peut-être le point de rendez-vous de la Société des amis de la fin du monde. Le bulletin de liaison est un sobre fascicule de 32 pages. Intitulé « Dernier carré », il laisse supposer qu’un ultime groupe résiste encore pour l’honneur avant l’inéluctable défaite. Hardi les p’tits gars ! Bien que la « parution soit irrégulière jusqu’à échéance » c’est-à-dire sept numéros sont parus tel qu’annoncé, sans suite prévue, le contenu est riche et digeste, nourrissant et rayonnant. Même si Baudouin de Bodinat, philosophe, inconnu au bataillon car cachottier de son identité, irrigue le livret des confins, la poétesse Marlène Soreda, cofondatrice de la revue « Fario » où Baudouin expédia par voie postale ses livraisons « Au fond de la couche gazeuse » pour parution dans la précieuse revue littéraire, semble plus incarnée même si une seule photographie floue et datée la représente.

Comme Pessoa en son temps se heurtait à la vacuité de l'existence, depuis sa chambre jusqu'à la rue « avec le mystère des choses enfoui sous les pierres et les êtres », Bodinat jardine et extirpe les racines d'un terrain délaissé puis songe à l'inguérissable humanité frappée par la pandémie et incapable ensuite de corriger le tir lorsque la terre se meurt de trop d'abus. L'auteur pointe le débit biométrique en guise de paiement immatériel qui supplante la monnaie palpable quand « chaque individu se voit renvoyé à la solitude de son destin économique, sans contact, entièrement à découvert et visible de toute part dans son aliénation... » Il est aussi question de la surveillance généralisée des personnes qui annihile toute liberté intérieure. La litanie des maux planétaires : "inexorables dessèchements et déluges incroyables, incendies continentaux, mort thermique des océans, souillures chimiques ou radioactives pour des siècles..." ne peut faire taire totalement "la moindre vibration" dans "l'épaisseur du monde" qui excite la conscience aiguë d'exister. Dans le marasme ambiant subsistent des poches d'air.

Après les seize pages introductives fort titillantes s'ensuivent les "Piètres plaisirs de Paris", issus d'une autre main mais de la même veine charrient un identique délitement auréolé de menues embellies quand des élans de tendresse fusent chez les petites gens, ces oubliés des zones périphériques.

Dans le même ton, des extraits d'auteurs confidentiels, « bêtement oubliés » (Edmond Jaloux, Pierre Gascar, Ferdinando Camon, Adrienne Monnier) enrichissent la rubrique "Sous la poussière".

"Le carnet de la mansarde" délivre agenda, pense-bête, poèmes d'une anonyme des années quarante.

"Le magasin à poudre" reprend les actualités d'une Terre à l'agonie avec notamment le dôme de chaleur en Amérique du Nord, les méga feux entrés dans l'ordinaire des choses, les pénuries d'eau, la pauvreté hallucinante, les échouages hideux, la mise à mort des océans, les contaminations déferlantes, la gangrène du crime organisé. Il ne reste plus qu'à croiser les doigts et espérer que cela se tasse.

L'avant-dernière page relate la disparition du courrier écrit et aussi, au passage, "l'agonie des livres, de l'art de la conversation, de l'esprit de répartie, de l'humour, des concerts classiques, de la correspondance et même des coups de téléphone".

L'ultime page reproduit un article du "Petit Journal" du 2 juin 1879 sur la destruction des limaces, des conseils de génocideur de gastéropodes, d'embrocheur de limaces : "On peut également arroser les limaces avec une eau de chaux vive."

Diantre ! Le ver est dans l'usufruit de l'homme qui ne partage rien hormis ses manques. Finalement, l'énumération des catastrophes et la mort programmée du monde tracent la métaphore filée de notre propre finitude. La Terre nous survivra. Néant en moins, pourvu que notre permis de séjour soit prolongé afin que d'autres numéros paraissent et se sirotent en attendant la fin des haricots !
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