Autour de la trentaine, je pense, elle a arrêté de changer d'histoire. Elle n'en a gardé qu'une, une seule, avec l'exergue, la dédicace, la préface, tous les chapitres, les citations, les notes de bas de page, la bibliographie, les remerciements à la fin, une sorte de thèse comprenant le mariage, la belle-famille, les naissances et tout le tralala.
De mon côté, je suis resté fidèle à ma première manière, le recueil de nouvelles, les incursions rapides dans l'intensité d'un regard, la chaleur d'une odeur, la tiédeur du repli d'un bras, la douceur d'une épaule.
Sans le savoir, avec la chance du débutant, notre petite chèvre a trouvé le moyen d'ouvrir les vannes de son inconscient, et de naviguer sur le flot sans s'y noyer. Ce moyen est l'ennui. Un moteur puissant pour la créaton.
elle m'a même offert un dessin... Je l'ai toujours, je l'ai bien sûr : c'est un portrait de moi ; je n'ai jamais été aussi beau que dans ses yeux ce matin-là.
Tout cela semble un peu magique, je le sais bien. Je ne voudrais pas vous donner l’impression qu’écrire, ce n’est que ça. Certains textes sortent tout habillés, casqués comme Athéna. Il y en a d’autres pour lesquels on est obligé d’avoir recours à toute la technologie moderne, de la fécondation in vitro au choix d’une mère porteuse, sans échapper aux forceps, à l’unité de soins néonataux, à la crèche spécialisée, puis à l’acné, la drogue et l’insolence… Si j’en crois ma propre expérience, l’impuissance et le doute sont bien plus répandus que les instants d’inspiration joyeuse. Sinon, tout le monde serait écrivain, vous pensez bien.
Non, la seule chose possible, c'est qu'il lui soit arrivé bonheur. On ne dit jamais ça, il lui est arrivé bonheur... C'est significatif, vous ne trouvez pas ?
Les enfants ont des antennes, et s'ils sentent que leurs parents sont faibles, il est rare qu'ils aillent patouiller dans la plaie....
Dans la catégorie tiers-mondiste désireux de comprendre l'authentique âme africaine, de réparer les erreurs des Blancs, prêt à jurer qu'il n'y a rien de plus beau que l'art nègre et le son des tambours, dans cette catégorie-là, les Français sont ce qu'on fait de mieux, si l'on excepte certains Belges, qui sont hors concours.
Je pourrais retranscrire ses phrases au fur et à mesure qu’elle les écrit. Mais je préfère les garder pour moi.
Qu’il me suffise de vous dire que c’est un texte doux sans être niais, quelque chose de touchant, de cotonneux, un peu comme l’espoir d’aller au bout d’un rêve. Un texte lumineux, sorti on ne sait d’où et où Blanchette, sans en être vraiment consciente, est en train de mettre ses tripes.
Si vous avez la moindre envie de devenir écrivain un jour, voici le meilleur conseil que je puisse vous donner : écrivez donc un texte immonde, la chose la plus hideuse que vous puissiez imaginer, glauque, malsaine, médiocre et repoussante.
Écrivez-là en disant “je”.
Vous trouverez facilement un éditeur : les histoires glauques où l’on dit “je”, ça se vend bien sur un plateau télé. Si vous êtes jeune et jolie, si vous êtes vieux et laid, vos chances augmenteront encore. Si le texte peut impliquer des membres de votre famille, de préférence des enfants, ou de votre mère si vous la détestez, c’est encore mieux. (…)
Les membres de votre famille, vos voisins, vos amis, vos connaissances, les libraires, les lecteurs, les journalistes, tous, vont vous croire mordicus. Persuadés que vous avez fait exactement, précisément, ce qu’a avoué votre “je”, ils ne vous verrons plus qu’à travers ce prisme. Certains vous renieront, d’autres vous aduleront.
De votre côté, vous serez devenu(e) écrivain.
Un drôle de sentiment s'insinuait dans mon coeur. Un sentiment sur lequel je n'arrivais pas à mettre de nom, mais qui me faisait comme une démangeaison légère, un peu douloureuse mais surtout agaçante parce que je ne parvenais pas à ne plus y penser.