Mon flirt d’été s’est transformé en ma première histoire d’amour. Vicky, quant à elle, n’avait toujours d’yeux que pour son beau Paolo. Aurore, comme à son habitude, tenait la chandelle. Nous ne comprenions pas à cette époque pourquoi elle ne sortait jamais avec un garçon, ce n’était pourtant pas ça qui manquait autour de nous. Ce n’est que quelques années plus tard que j’ai compris : son truc à elle c’est les filles. Pendant toutes ces années, je n’ai jamais rien capté, même si, en y repensant, il y avait des signes… Vicky la taquinait beaucoup là-dessus.
Sa vie est réglée comme du papier à musique, il n’y a qu’à voir ses costumes : un pour chaque jour de la semaine. Il arrive tous les matins avant tout le monde vers 6h30, pour prendre connaissance de ses mails dans le silence mortel des bureaux encore endormis, avant de jeter un œil aux articles prévus pour le lendemain. Puis, il part faire le tour de ses collaborateurs. À 10h00, il prend son café à la machine, un long sans sucre, mais avec une touillette dedans — allez savoir pourquoi — en compagnie de la secrétaire de l’accueil, avec qui je le soupçonne d’avoir une liaison. Ensuite, à 12h00, c’est repas au self, au sous-sol du bâtiment, puis on ne le voit plus jusqu’à 17h00, heure de fermeture des bureaux, lorsqu’il prend le temps de saluer chacun de nous. Il ne laisse pas de place à l’imprévu, alors ma bévue de samedi n’est pas passée inaperçue.
Les tableaux qui s’alignent devant nous sont tous des portraits de Vicky, des portraits pop art avec des expressions différentes sur le visage. Sur certains, on peut lire de la joie, de la peur, de la tristesse, de la colère et même du désir. C’est comme si ce peintre la connaissait personnellement et qu’elle avait posé pour lui. Ce qui, entre nous, est totalement impossible… Il y a aussi une immense toile d’elle, allongée sur un lit, nue, telle Kate Winslet qui pose pour Léonardo Di Caprio dans cette scène mythique de Titanic.
Quand nous pénétrons dans la salle, mon sang se glace devant tous ces portraits de Vicky. C’est comme-ci le peintre avait voulu l’imaginer avec quelques années de plus. Il y a des dessins d’elle l’air joyeux quand elle avait 17 ans, mais également d’autres où son visage est plus triste, plus renfermé, et aussi plus vieux, c’est dingue en y pensant. Plus je regarde ces tableaux et plus j’ai l’impression que ce peintre la connaît personnellement.
Je me souviens avoir craqué pour un type qui lui ressemblait étrangement à la télévision, un certain Romualdo, dans cette saga de Noël dont nous étions fans Vicky, Aurore et moi : La Caverne de la Rose d’or. Avec ses cheveux châtains, ses yeux clairs et sa barbe de trois jours, c’est tout à fait le portrait de Kim Rossi Stuart. Je me rappelle comme nous nous chamaillions avec les filles à celle qui épouserait le beau Romualdo.
Me replonger dans ce drame les inquiète, mais en même temps ils savent que je n’ai jamais vraiment fait mon deuil et que j’ai ce besoin viscéral, même après toutes années, de savoir ce qu’est devenue mon amie. Est-elle encore en vie ? Son corps repose-t-il quelque part dans la nature ?
Nous prenons notre repas tout en évoquant le passé, et ce qui est arrivé le jour où Vicky n’a plus montré signe de vie.
Je ne peux même pas imaginer ce qu’elles ont dû endurer et ce qu’elles ont pu ressentir quand elles ont compris que la fin arrivait. Ont-elles tenté de fuir ou de se débattre ? Ont-elles supplié leur bourreau de les laisser en vie, ou au contraire d’abréger leurs souffrances ? Personne ne devrait avoir à vivre l’horreur qu’elles ont vécue. J’ai mal pour elles, je suis triste pour elles…
J’ai bien compris votre intérêt pour cette enquête et je ne suis pas un homme sans cœur quoi qu’en disent les gens. Je vous laisse dix jours et pas un de plus. Ne me décevez pas Éva, j’ai placé beaucoup d’espoir en vous !
En prononçant ces mots, il sort en claquant la porte de mon bureau, comme s’il ne savait pas faire autrement. C’est sa façon à lui d’asseoir son autorité.
Ces deux-là c’est une grande histoire d’amour aussi, mais c’est surtout que ma chienne sait que dans le coffre se cache son meilleur ami Murphy : le berger allemand d’Aurore. Nos deux fauves en liberté dans le jardin partent dans une partie de jeux faite de coups de pattes et de coup de gueule, ils sautent, ils grognent, ils se courent après comme les deux jeunes chiens qu’ils sont.
Je réussis à donner le change au quotidien, mais j’ai perdu beaucoup confiance en moi surtout lorsqu’il s’agit de ma relation avec les hommes. Je sais que ma thérapie n’est pas encore terminée. Cinq ans de manipulation, ça ne se balaie pas d’un revers de manche, il me faudra encore du temps pour oser de nouveau me laisser aller dans les bras d’un homme même pour une nuit...