Incandescente poésie de la liberté,le feu du dedans : Benjamin Fondane.
Et je pense à l’effroi de ma pauvre existence
A la fuite éperdue qui me ramène à moi,
A ce goût du voyage dont je reviens plus pauvre,
A cette soif des hommes dont je reviens gelé…
Pardonnez-moi mes frères, de vous avoir cherchés
Avec un cœur sans foi, avec les mains gercées…
J’ai crié avec vous, j’ai pleuré avec vous,
Que ne puis-je arriver à croire en votre vie ?
Je vais m’allonger sur le dos
Moitié ici, moitié ailleurs
Les jambes posées sur le vide,
Les bras ballants, les yeux ouverts
De l’autre côté de la nuit…
Le propre de l'homme naturel, de l'homme vulgaire, c'est de trouver dans la vie de quoi s'accommoder à la vie. II est vrai que le processus du vivre, comporte une assez sensible production de néant. Toute vie humaine fabrique du néant et plus l'homme monte dans l'échelle des valeurs, plus il prend conscience de lui-même, plus sa production de néant s'accroît.
Le problème vital qui se pose à tout être est celui-ci : comment se défaire de ce néant que je secrète, afin qu' il ne finisse pas par me tuer? II ne faut pas croire ce problème insoluble: la plupart des gens trouvent assez aisément la solution; de là, dans toute société humaine, la sanctification du travail. Aux esprits les plus difficiles, l'ambition, la volonté de puissance, la recherche scientifique, la débauche. Voire l'héroïsme et la sainteté, procurent les mêmes résultats. Quant au poète, il a justement la faculté d'écrire : je veux dire tirer de lui les énormes paquets de néant qui l'encombrent et les amener au langage, leur donner une forme. Ce qui fait que le poète paraît un homme satisfait et non ce qu'il est d'habitude : un malheureux, c'est que nous arrêtons notre vue sur la forme qu'il a donnée à ce néant, qui est sa guérison spécifique, et non son énorme écoulement de néant, qui est sa blessure spécifique.
[J'ai pleuré sur l'aurore…]
J'ai pleuré sur l'aurore et j'ai pleuré sur le matin,
car l'aurore pure était couverte de pollen,
le matin déchaussé s'éloignait alors à peine
du bassin, tel un canard, de son doux pas de satin…
J'ai pleuré sur le jour blanc – un oriflamme de paix –
la terre fructifiait comme la nielle des blés,
et l'homme était là, le front et l'esprit accablés,
dans la nature, sous le couvercle d'azur épais.
J'ai pleuré sur le crépuscule rouge, comme un père,
car le crépuscule était rouge ; il était si beau
sur le champ lisse, dans un tel silence d'étau
que la lumière tombait du ciel comme une pierre.
Et j'ai pleuré sur la nuit claire, à l'âme hantée,
où homme et bête engendraient un an et un gamin.
Et j'ai pleuré sur la nuit claire car tout est vain.
Et mon esprit saignait dans les becs de l'obscurité.
[1917]
(p. 66)
…La terre est apparue aux premiers appels du matin…
Un mot de toi, la ville est devenue brûlante,
Un mot, les hommes naissent au bord des passions
Un mot, la vie éclate !
Et je cherche le sens de ces températures
Horreur du mouvement, chute et bond,
Le monde, qu’est-ce donc que ce monde, ce point !
La vie, qu’est-ce donc que la vie, cette goutte de sang !
Ce Rien vécu d’écueils, ma paresse s’y use…
Femme lumineuse…
Femme lumineuse comme les pleines en automne,
donne-moi ton cou, tendre nid plein d’oiseaux d’azur,
donne-moi tes mains plus pures que les galets des rivières,
femme dont la pensée est un pollen vil,
mais dont la chair est plus succulente que toute pensée.
Femme, terre noire, je te veux et je t’aime,
je veux la labourer, la semer, la moissonner et la moudre
terre fraîche où dormirent tous les miens,
terre jeune où jeune est ma mission,
terre où à mon tour je veux dormir.
Et je veux en dépit de celui qui sème dans le désert
du sable et du feu, ayant l’ombre et mes flancs, le soleil sur la nuque
à la graine donner la lumière et l’eau,
je voudrais labourer, semer, moissonner et moudre
puis m’endormir avec le beau blé à mon chevet
terre matrice offerte au premier jour
où m’attend, comme dans un miroir, mon visage.
Elégie
Je me suis déchaussé pour entrer dans la maison
du passé, j'ai ouvert le piano aux dents jaunes
j'ai essayé ma voix comme un couteau cassé
ce n'est rien. Je vous dis que ce n'est rien. A peine
un souffle qui pourrait éteindre une bougie
un cœur usé qui craint les escaliers raidis
une main qui tâtonne pour trouver une clé
qui n'ouvre rien qui ne soit déjà ouvert depuis
longtemps, une molle jambe qui fait sur le tapis
des traces.
(Brouillon du poème “Elégies”)
Sinaia
(II)
Les montagnes font un tourbillon d'eau contre ta joue ;
tu en détaches le bouquet mouillé sur les sapins
aux genoux ployés, à la crinière de nuit,
chevaux rétifs, hennissants et captifs.
Sur les bords de l'étang aux longs cils,
je sais des rires de femmes engloutis
et des regards limpides verdis comme la terrine.
Une flamme annonce l'imminence du vide,
et le chemin cerne l'étang, comme un couteau.
Que de sang ! Le temps, le temps éclate sur le couchant ;
la forêt a ce soir la folle effervescence de la bonde.
Les cerfs ne savent rien de l'automne roux,
et dans leur sommeil, âmes de feuille aux pieds nus,
ils rêvent limiers, cors et chasseurs redoutés,
venus s'emparaient du bocage, de ses bois, de ses sabots –
et la forêt, abattue, pleure, les narines palpitantes.
Plus loin, ou c'est trop tard
la lumière saignait son jus inimitable
tristesse à table d'hôte aux ports balbutiants
le jaune nous précède
les émigrants ne cessent d'escalader la nuit
ils grimpent dans la nuit jusqu'à la fin du monde
ils rompent comme frères leur lait et le partagent
un sanglot fait le tour du monde
et nous irons aussi loin qu'impossible
sur toute la terre et plus loin
porteurs d'un grand message dont s'est perdu le sens
crier aux visages des hommes nos maladies incurables
à quoi servirait notre vie
à quoi nos batailles perdues
si ce n'est à une victoire dont s'est perdu le sens
et pour semer aussi loin qu'impossible
sur toute la terre et plus loin
sous l'œil actif des policiers
une nouvelle beauté panique
[Je veux le soleil…]
… Je veux le soleil, je veux le soleil dans le ciel –
qu'il m'entre dans le corps, qu'il m'entre dans le sang,
Un moulin, quelque part, en plaintes se répand –
les moissonneuses semblent des scarabées d'acier.
Et de nouveau la pluie sur les toits de bardeaux –
(je déchire les feuilles du calendrier),
les loups affamés hurlent – leurs yeux sont des brasiers.
– Ce n'est pas l'automne, mais il sera là bientôt.
Iași, IX, [1916-1917]
(p. 48)