Avec Laure Adler, Hans Ulrich Obrist & Jean Frémon
Lecture par Nathalie Richard
Rencontre animée par Marie-Madeleine Rigopoulos
« Lorsque j'ai proposé à Laure Adler d'inaugurer une série de livres d'entretiens, elle m'a tout de suite lancé le nom d'Etel Adnan. Leur rencontre a été intense. Il en ressort une obsession chez Etel Adnan : la recherche insatiable et l'amour de la beauté, avec la conviction que le monde d'aujourd'hui ne tolère pas la beauté. Dans ce livre qui est à la fois le récit d'une vie et une méditation dans l'âge avancé, Adnan revient sur son enfance et sa jeunesse dans une famille traditionnelle dont elle cherche à s'échapper dès 12 ans, découvrant alors la rue, la ville (Beyrouth), l'éclat du soleil sur la mer. Il n'est pas toujours facile d'être femme dans ces circonstances.
Lorsqu'elle arrive à Paris au bénéfice d'une bourse, elle s'éprend à la fois de son professeur et d'une jeune camarade. C'est la double vie, tout comme elle sera toute sa vie à la fois poète (bilingue) et peintre. Etel Adnan revient sur son rapport à la langue, sur la lutte pour les droits des femmes, sur son homosexualité, sur l'art. La complicité avec Laure Adler ouvre toutes les portes.
Etel Adnan vient de mourir à l'âge de 96 ans. »
Bernard Comment
Durant la soirée, Laure Adler dialoguera avec Hans-Ulrich Obrist, commissaire d'exposition, critique et historien d'art, codirecteur des expositions et directeur des projets internationaux de la Serpentine Gallery de Londres et Jean Frémon, écrivain et PDG de la Galerie Lelong (Paris et New York).
À lire Laure Adler, Etel Adnan, La beauté de la lumière, Entretiens, coll. « Fiction & Cie », Seuil, 2022. Hans-Ulrich Obrist, Conversation avec Etel Adnan, Manuella éd., 2012.
Etel Adnan, le destin va ramener les étés sombres Anthologie, préface de Hans-Ulrich Obrist (trad. par Virginie Poitrasson), traduit de l'anglais (États-Unis) par Martin Richet, Jérémy Victor Robert, Françoise Despalles, Pascal Poyet et Françoise Valéry, coll. « Points Poésie », Points, 2022.
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"Jus d'orange". L'étiquette en caractères rouges sur fond blanc a quelque chose de fier, pour ce mélange de condensé en poudre et d'eau. C'est ce qui est détestable dans les hôtels de moyenne ou basse gamme, le petit déjeuner, ce simulacre de luxe dépourvu de toute attention pour le client. Un croissant mou, un godet de confiture, deux lamelles de fromage sous plastique, une pomme trop verte et trop lisse, parfois du raisin hors saison, comme lifté, à la peau épaisse sans saveur, et un café, là il s'agit d'une machine automatique avec un large choix, du ristretto au capuccino. Et la lumière, blafarde, des néons. J'avais demandé à ce qu'on me réveille à sept heures., le téléphone a sonné, j'ai dit allô, c'était un message automatique, on a toujours l'air un peu bête devant un dialogue avorté, surtout le matin quand on a peu dormi.
Ce qu’on oublie de souligner, dis-je à la femme en murmurant presque, (…), c’est qu’une bibliothèque est autant sinon davantage faite des livres qu’on n’a pas lus, que de ceux déjà lus, (…), tous ces volumes qu’on a peut-être ouverts, dont a picoré un morceau ou l’autre, mais qu’on réserve pour plus tard, pour l’avenir (…), ils sont très importants ces livres pas lus, et forment une précieuse compagnie, un horizon qui aimante, une assurance de vie future, ils attendent, leur tour peut venir à tout moment, ils font partie de vous, c’est parfois une œuvre entière, plusieurs gros volumes, un monde à conquérir, plus tard, comme c’est beau de pouvoir se dire plus tard, oui, plus tard…
On dit que les pères n’ont pas de beaucoup de sentiments pour les nourrissons, univers des mères , dont ils se sentent exclus, et que leur amour se développe plus tard, au fil des ans et de la maturité. Moi, j’ai le sentiment que ce n’est jamais venu. Une indifférence hypocrite. Quelques signes de façade. Le minimum. Et de moins en moins.
Les couples sont rarement équilibrés. L'un des deux aime plus que l'autre.
Au cinéma, dans les studios hollywoodiens, pour faire boiter un acteur "naturellement", on lui mettait une capsule dans la chaussure. Traduire, c'est trouver cette capsule, et restituer la légère claudication propre à tout grand écrivain, qui lui fait occuper une position unique, infirme et merveilleuse, dans sa langue.
Je devine au loin, à travers le voile de brume, la découpe de la skyline de Manhattan, celle de Downtown, sur la gauche, portée vers le ciel par la tour One, la plus haute de toutes, et à droite celle de Midtown et Uptown, plus importante mais moins élevée. J'adore regarder cet horizon, et réfléchir à la ville, à sa folie des grandeurs, à sa rage ascencionnelle, à toute cette condensation de gens, d'argent, de pouvoir. Bijou a raison, il y a trop de tout dans notre monde, on aurait pu faire avec beaucoup moins, depuis deux siècles. C'est l'électricité qui a donné l'énergie nouvelle de consommation éperdue, et d'un coup le monde s'écroule, plus de jus, plus de courant, le silence et l'obscurité. Je devine les arbres, çà et là, tous ces squares et parcs qui irriguent Brooklyn dans son étendue infinie, eux n'ont besoin de rien d'autre que l'alternance de la pluie et du soleil pour traverser les siècles. Ils nous survivront.