Que censurer les autres est un désir profondément ancré dans la nature humaine et qu`être civilisé consiste à maîtriser ses propres désirs de censure. J`imagine les premières censures au temps de la préhistoire. Un membre de la horde voulait qu`on se dirige vers le nord, un autre vers le sud. L`un d`eux filait un coup de gourdin sur la tête de l`autre pour accélérer la conclusion du débat grogné. Avec la civilisation, on s`éclate moins fréquemment le crâne pour avoir le dernier mot. On a gagné ça.
Une grande place. Les censeurs sont des obsédés sexuels. Les anticenseurs aussi.
J`explique dans l`introduction que certains placent côte à côte érotisme et pornographie, avec une petite frontière un peu floue ou fluctuante entre les deux. Pour ma part, j`inclus la pornographie dans un ensemble plus vaste qui est l`érotisme, comme le jaune dans un œuf. Quand on parle de « bande dessinée érotique », on regroupe sous cette même dénomination œuvres soft et hard, Barbarella et Marie-Gabrielle de Saint-Eutrope. Mais la bande dessinée clandestine avait cette particularité : une fois prise la décision d`être dans l`illégalité, il n`y avait pas d`intérêt commercial à faire dans le timide, la demi-mesure. D`où la pornographie, systématiquement.
Sitôt la photographie et le cinématographe inventés, il y a eu une production pornographique. Ce ne fut pas le cas avec la bande dessinée. Il a presque fallu attendre un siècle entre les premières « littératures en estampes », comme les appelait leur auteur Rodolphe Töpffer, et les dirty comics américains qui avaient comme particularité d`être très souvent des parodies et d`amuser tout en excitant. La bande dessinée érotique est née en rigolant, que ce soit dans les journaux d`humour de la Belle Epoque pour son versant soft, où elle apparut comme une déclinaison du dessin humoristique grivois en plusieurs images, ou, pour son versant hard, avec les dirty comics, appelés aussi Tijuana Bibles ou eight pagers.
Sans choquer ? Une BD porno qui ne choquerait personne serait un couteau sans lame auquel ne manque que le manche. Cela ne peut pas exister. Quantité de gens sont choqués par l`existence même de telles images, ce sont des situations qui ne doivent pas être représentées. C`est un principe moral qu`on pourrait appeler de la pornophobie. Quand un éditeur publie une BD porno, il sait par avance qu`il va déplaire, un peu plus ou un peu moins selon les morales du moment.
Oui, j`ai lu tous les BD Cul, qui apportent un ton nouveau, celui de l`humour très déconnant, et parfois de la poésie graphique et de l`onirisme. Les éditeurs considèrent habituellement que le mélange sexe et humour se vend mal, en dépit de quelques exceptions comme le Happy Sex de Zep. Les BD Cul montrent qu`il y a de quoi faire vivre une collection. Mais il reste encore bien d`autres voies à explorer.
Des interdictions ou des condamnations de BD porno, il faut remonter au siècle dernier pour en trouver. Ça date donc beaucoup, même. Au XXIe siècle, on ne trouve plus que des autocensures. Je viens de donner une conférence au Festival d`Angoulême sur le sujet. Par exemple, les éditions Delcourt ont réédité Les Petites Filles modèles de Georges Lévis en le retitrant Les Jeunes Filles modèles. Mais cela ne doit vous faire penser que c`est une autocensure généralisée. Hachette a récemment réédité Les Exploits d`un jeune Don Juan de Georges Pichard sans rien changer à l`enfance incestueuse du narrateur.
Je me suis occupé du label Dynamite de sa création, en 2002, à 2008. J`ai arrêté quand la direction de La Musardine a tenu à mettre les albums sous blister avec une mention « réservé aux adultes ». Ce genre de mention, qui n`est exigée sur un livre par aucune loi, nous replongeait dans l`ornière du produit de sex-shop dont je m`efforçais de nous démarquer. Chez Dynamite, j`ai ensuite publié deux études en tant qu`auteur, Les Carnets secrets d`Erich von Götha et ce Panorama de la bande dessinée érotique clandestine, pour lesquels j`avais une condition : pas de mention « réservé aux adultes » ou « interdit aux mineurs » !
Je ne suis pas collectionneur, mais j`amasse. Archiviste, peut-être. C`est de la documentation. La bande dessinée érotique à laquelle je tiens le plus est la première que j`ai lue, enfant, Saga de Xam de Jean Rollin et Nicolas Devil, publiée par Éric Losfeld en 1967. Contrairement à Barbarella, trois ans plus tôt, la censure avait renoncé à l`interdire parce qu`il s`agissait d`un livre de luxe très onéreux. Je la prenais donc dans la bibliothèque familiale. J`en garde des souvenirs émerveillés, je voyageais dans un autre monde. Il y avait bien sûr l`héroïne nue à la peau bleue, mais aussi des séquences psychédéliques réalisées sous LSD, le traitement graphique qui changeait à chaque chapitre. Même aujourd`hui, une bonne partie de ce livre me reste incompréhensible.
Découvrez Panorama de la bande dessinée érotique clandestine de Bernard Joubert aux éditions La Musardine (collection Dynamite) :
Conférence de l'éditeur Thierry Magnier et de l'historien Bernard Joubert sur l'actualité de la loi de 1949 sur les publications destinées à la jeunesse.À l'occasion de l'exposition Ne les laissez pas lire ! Polémiques et livres pour enfants, la BnF invite des historiens, des auteurs et des éditeurs à évoquer les conséquences de loi de 1949 sur les publications destinées à la jeunesse. Conférence enregistrée le 26 novembre 2019 à la BnF I François-Mitterrand.Pour en savoir plus : l'exposition Ne les laissez pas lire ! (https://www.bnf.fr/fr/agenda/ne-les-laissez-pas-lire
Qui est l'auteur