Bernard Lahire continue de bousculer la sociologie. Après son travail sur l'éducation, l'art ou le rêve, il se penche sur
les structures fondamentales des sociétés humaines et pointe, par comparaison avec d'autres espèces, les invariants dans nos sociétés.
#sociologie #animaux #philosophie
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Le cas des suricates, mangeurs de scorpions, est particulièrement intéressant. Les adultes apprennent aux petits comment faire avec les dangereux scorpions en les habituant progressivement à les manipuler, à jouer avec eux, tout d'abord en retirant leur dard, dont la piqûre peut être très douloureuse, voire mortelle, puis progressivement en les laissant les tuer en situation réelle. [...] Cela suppose une situation clairement pédagogique, qui s'apparente à un jeu ou à une simulation, puisque la situation d'apprentissage est contrôlée par les adultes et dépourvue au départ de danger. Le fait aussi que l'adulte modifie son comportement en fonction de l'âge de sa progéniture, pour qu'elle puisse apprendre en toute sécurité, est la marque d'une relation pédagogique.
Paradoxalement, alors qu'elles se vivent comme des entreprises progressistes et libératrices, les sciences humaines et sociales, en séparant l'humanité de toutes les autres espèces animales, renouent avec une vision quasi théologique qui cherche à nier par tous les moyens possibles le principe darwinien de continuité du vivant.
Montrer qu’au même moment des enfants du même âge sont soumis à des conditions matérielles d’existence, des exigences morales et corporelles ou des sollicitations culturelles très contrastées, c’est donner à comprendre que les chances d’atteindre telle ou telle position, de connaître tel ou tel problème de santé ou de bénéficier de tel ou tel privilège sont très inégalement distribuées.
Si nous avons mis en exergue les premières lignes de l'ouvrage de William Faulkner, Le Bruit et la Fureur, c'est parce qu'il existe une étrange similitude entre l'écriture de l'auteur et les récits oraux des enfants les plus éloignés de la logique de l'univers scolaire. Faulkner produit une écriture aux phrases inachevées, pleine d'implicites (les lieux non indiqués, les personnages désignés par de simples pronoms...), qui livre souvent une suite d'actions sans autre transitions que les "et", "et puis" (classiquement stigmatisés scolairement) et dans un ordre qui n'est pas forcément chronologique ou logique, mais lié à l'association des idées et des souvenirs qui peuvent venir pêle-mêle à l'esprit d'un personnage.
Produit d'un long processus de division du travail, la sociologie participe de ce mouvement en ne proposant elle-même que des versions partielles et parcellisées de l'acteur et de la société. Pourtant, pour gagner en distanciation et en force explicative, elle devrait prendre pour objet la différenciation sociale des activités et l'ensemble de ses conséquences sociales et psychiques, au lieu de se contenter d'accompagner, et même d'épouser, jusque dans son mode de pensée, le mouvement différenciateur. (...)
À trop vouloir diviser, on ne se donne plus les moyens de comprendre la division (ou la différenciation) sociale des fonctions et ses nombreuses conséquences, tant sur le plan de l'organisation collective qu'en matière de constitution des patrimoines individuels de compétences et de dispositions.
Le monde social, en tant que monde des relations interhumaines, peut se saisir dans ses grandes structures macrosociologiques comme dans certaines de ses singularités individuelles ou microcollectives. En étudiant à l'échelle individuelle des cas atypiques ou minoritaires tels que les réussites scolaires improbables en milieux populaires, les échecs scolaires inattendus chez les enfants de parents diplômés du supérieur, les actes criminels, les cas pathologiques (névroses, psychoses, anorexie, boulimie, etc.), les actes de suicide, etc., on ne passe pas de "facteurs sociologiques" à des "facteurs psychologiques", mais d'une analyse par grandes variables à une analyse plus précise et circonstanciée dans la réalité. (...)
Le temps où les sciences sociales pouvaient exclure l'individu de l'analyse pour se consacrer uniquement à l'étude des "milieux", des "groupes" ou des "institutions" devrait désormais être définitivement résolu.
Se rendre maître du langage, c'est se rendre maître des relations sociales qu'il permet d'établir et donc, d'une certaine façon, se rendre maître de ceux qui ne peuvent adopter la même attitude réflexive ; apprendre "en toute innocence" le code, c'est se mettre objectivement en position de dominer ceux qui ne le possèdent pas.
Apprendre à être attentif, à développer une écoute patiente, compréhensive et curieuse, à relancer une discussion au bon moment pour qu'elle puisse se poursuivre, voilà un moyen concret d'acquérir certaines valeurs, qui, laissées à l'état de slogans démocratiques, relèvent le plus souvent du simple prêchi-prêcha.

La domination radiophonique et télévisuelle de la culture du divertissement n'était pourtant pas une fatalité inscrite dans la nature des choses. Dans les années 1950 et 1960, télévision et radio publiques jouaient un rôle éducatif et culturel plus grand qu'aujourd'hui où la culture vit retranchée dans des territoires bien délimités (essentiellement France 5 et Arte pour la télévision, France Culture et France Musique pour la radio). On a même oublié qu'au début des années 1930 "la musique classique était majoritaire à la radio" et que c'est seulement "à partir de 1937, (qu') on observe un net renversement de tendance au profit de la variété". Durant les années 1920-1930, les radios d'état vont être de puissants vecteurs de diffusion de la culture la plus légitime : diffusions de musique classique et de spectacles en direct de l'Opéra de Paris (au rythme d'un concert ou une oeuvre lyrique par soir), de pièces de théâtre radiophoniques, de lectures de romans faites par des comédiens, de chroniques sur l'art, la littérature, l'histoire, les sciences, d'informations et même de cours et de conférences prononcés à la Sorbonne ou au Collège de France. C'est à partir des années 1930 que, sous l'effet de la concurrence de radios privées, l'ensemble de l'offre radiophonique commence à se transformer avec la montée en puissance de la chanson populaire, des feuilletons, des jeux et, plus généralement, des divertissements de toute nature. Malgré tout, dans les années 1950 la radio de service public continue à jouer un rôle important dans l'accès aux genre culturels les plus nobles (musique classique, opéra, théâtre, vulgarisation culturelle et scientifique).
La sphère privée est propice aux relâchements contrôlés des émotions, à l'expression des dispositions les moins formalistes et les plus hédonistes (moindre contrôle du regard d'autrui, moindre officialité et moindre formalité de la situation) et, du même coup, propice aux consommations culturelles les plus divertissantes. Plutôt que de surinterpréter l'intensité de la foi et des pratiques dévotes en matière de culture légitime, la saisie des nuanciers culturels individuels permet de se faire une idée de la variété des moments dans lesquels des goûts et inclinations très différents s'expriment.
Les arguments sur le "consentement" sont des arguments juridiquement pratiques, mais qui manquent singulièrement de profondeur historique et de contextualisation. Il faudrait toujours s'interroger sur quel type d'individu donne son consentement, à la suite de quoi et dans quelles conditions. Faute de se demander quelles sont les conditions sociales de production d'un consentement, c'est-à-dire dans quelles conditions, à la suite de quelle série d'expériences, et dans quels contextes biographiques, économiques, politiques ou culturels, on consent, on passe à côté de la réalité objective des rapports sociaux. (p. 74)