Bernard Leblon

Lorsqu'il rédige le petit fascicule intitulé El Cante jondo, destiné à préparer le premier concours de chant flamenco qui se déroule les 13 et 14 juin 1922, Manuel de Falla connaît parfaitement les enjeux du pari qu'il a pris, avec son ami Miguel Ceron et le jeune poète Federico Garcia Lorca, entre autres. Il s'agit de convaincre les autorités de Grenade (à qui l'on va demander une importante subvention) ainsi que toute l'élite intellectuelle et artistique du moment que le flamenco - rebaptisé cante jondo pour éviter un terme devenu malsonnant - n'est pas ce que tout le monde pense : une ordure surgie des bas-fonds, dans les tavernes fréquentées par la pègre et la "gitanerie" des faubourgs.

Tout le mystère de la transformation du folklore local en chant flamenco est là, dans l'apparition de nouveaux modes d'interprétation dans un milieu gitan isolé par la répression et la marginalisation, loin des influences directes des musiques arabes, juives ou byzantine, mais au sein d'étranges et lointaines traditions familiales, riches de multiples saveurs orientales.

On sait exprimer quand on traîne derrière soi une peine de plusieurs siècles. Alors, le Gitan qui sait exprimer ça le tient de ses ancêtres. C'est le seul qui peut bien exécuter ce cante. Le Payo peut le chanter avec une plus belle voix, une voix brillante, des facultés extraordinaires, merveilleuses, mais le Gitan l'exprime parce qu'il le vit, parce qu'il est en train de le vivre, de le sentir. Ce sont des choses vécues qui se sont accumulées sur son dos. Le Payo le chante parce qu'il a appris la musique et qu'il la reproduit comme il faut. L e Gitan le souffre, le vit; quand il chante, il se souvient de ses parents et de tous les siens.

L a répression menée contre les Gitans de Triana, vers 1800, dégénéra en véritable pogrom. Ceux qui ne parvinrent pas à s'échapper à travers la campagne furent assassinés ou envoyés aux travaux forcés dans les arsenaux, comme pendant la grande rafle du milieu du XVIIIème siècle.

Un autre texte capital, le livre Mundo y formas del cante flamenco, rédigé par le poète Cordouan Ricardo Molina et le grand chanteur Antonio "Mairena", et publié pour la première fois en 1963, aurait pu devenir la bible des aficionados, si une bonne partie de l'opinion n'avait estimé qu'il faisait la part trop belle aux Gitans.

Le duende fond comme un rapace sur une proie désemparée, il blesse, il fait mal et ne se produit qu'à l'improviste, au moment où l'on s'y attend le moins.

En effet, le flamenco se manifeste, à l'origine, comme un moyen d'expression des sentiments profonds plutôt que comme un spectacle de divertissement.