Conférence de Bernard Manin lors du Colloque "Le tournant délibératif. Bilan, critiques, perspectives" - EHESS Paris, 16 Juin 2011
"C'est peut-être la plus ingénieuse invention politique que celle d'avoir déclaré souveraine une nation, en lui interdisant tout usage de sa souveraineté. Voilà l'effet de l'adoption d'une Constitution représentative."
Stanislas de Clermont-Tonnerre (partisan d'une monarchie constitutionnelle).
Il est remarquable, d'autre part, que des écrivains politiques d'aussi grand renom que Harrington, Montesquieu et Rousseau aient, chacun selon son point de vue et son tour d'esprit particulier, répété la même thèse : l'élection est de nature aristocratique, alors que le tirage au sort est la procédure de sélection démocratique. Non seulement le tirage au sort n'avait pas disparu de l'horizon théorique lorsque le gouvernement représentatif fut inventé, mais il y avait aussi une doctrine communément reçue parmi les autorités intellectuelles sur les propriétés comparées du sort et de l'élection. L'expérience des républiques antérieures confirmait en outre cette doctrine, même si ses fondements demeuraient obscurs.

D'autre part, le tirage au sort n'était pas, contrairement à ce que l'on affirme parfois, aujourd'hui encore, une institution périphérique de la démocratie athénienne. Il traduisait au contraire plusieurs valeurs démocratiques fondamentales. Il s'ajustait sans difficulté à l'impératif de la rotation des charges. Il reflétait la profonde méfiance des démocrates à l'égard du professionnalisme politique. Et surtout, il assurait un effet analogue à celui de l'isègoria, le droit égal de prendre la parole, un des principes suprêmes de la démocratie. L'isègoria attribuait à tous ceux qui le souhaitaient une part égale du pouvoir exercé par le peuple assemblé. Le tirage au sort garantissait à n'importe qui le souhaitant, au premier venu, l'égale probabilité d'accéder aux fonctions exercées par un nombre plus restreint de citoyens. Les démocrates avaient l'intuition que, pour des raisons obscures, l'élection n'assurait pas, quant à elle, une semblable égalité.
L'idéal démocratique de similarité entre gouvernants et gouvernés a exercé tant d'influence depuis deux siècles qu'il n'est peut-être pas sans importance de remarquer son incompatibilité de principe avec la procédure élective, même amendée.
Dans un système électif, la seule question possible concerne le type de supériorité qui doit gouverner. Mais lorsqu'on lui pose la question : "Qui sont les aristoi qui doivent nous gouverner?", le démocrate se tourne vers le peuple pour lui laisser la décision.
Nous assistons aujourd'hui, non pas à une crise du gouvernement représentatif, mais seulement à un changement du type d’élites sélectionné. Les élections continuent de désigner des individus possédant des caractères distinctifs que les autres n'ont pas, elles conservent le caractère élitiste qu'elles ont toujours eu. Mais une nouvelle élite de spécialistes de la communication prend la place des militants et des hommes d'appareil. La démocratie du public est le règne de l'expert en communication.
Pour que l'égalité des chances soit assurée, il faut que les inégalités de résultat ne reflètent pas exclusivement ce que les candidats sont, mais aussi ce qu'ils font.
Dans toute véritable démocratie, la magistrature n'est pas un avantage, mais une charge onéreuse qu'on ne peut justement imposer à un particulier plutôt qu'à un autre. La loi seule peut imposer cette charge à celui sur qui le sort tombera. Car alors, la condition étant égale pour tous, et le choix ne dépendant d'aucune volonté humaine, il n'y a point d'application particulière qui altère l'universalité de la loi.