Dans l'humanité la règle - qui comporte des exceptions naturellement - est que les durs sont des faibles dont on n'a pas voulu, et que les forts, se souciant peu qu'on veuille ou non d'eux, ont seuls cette douceur que le vulgaire prend pour de la faiblesse.
p. 199
C'est la trop grande ressemblance qui fait que, malgré l'affection, et parfois plus l'affection est grande, la division règne dans les familles.
p. 218

Toutes ces étapes de la tragédie, la prison, le départ, la mort, le chagrin, l’oubli, sont indiscutablement nées dans l’esprit du romancier de l’histoire vécue. Et de nombreux traits de caractère. Et les mensonges. Et les soupçons. Mais comme un personnage de Proust, c’est aussi, c’est avant tout la façon dont le voit le narrateur, les sentiments qu’il inspire, les choses qu’on apprend de lui, alors il faut réduire, et réduire assez nettement, l’importance du « modèle » Agostinelli. En réalité ce sont tous ceux que Proust a aimés dans sa vie qui ont « posé » pour tel ou tel aspect d’Albertine. Proust n’a pas attendu Agostinelli pour découvrir l’importance de la jalousie. Elle est, depuis son adolescence, l’expérience fondamentale, l’essence même de l’amour, avec lequel elle se confond. On la trouve dans Les Plaisirs et les Jours — avec la grande nouvelle qui termine le recueil et qui est intitulée La Fin de la Jalousie —, on la trouve dans Jean Santeuil, on la retrouve dans Un amour de Swann. « Il n’est de jalousie que de soi-même », dit Proust. Si la mort d’Agostinelli a fait naître chez le romancier l’idée de créer le personnage d’Albertine, et de donner à son narrateur ce qu’Odette avait été pour Swann, un amour qui serait « le plus grand amour » de sa vie, le personnage lui-même doit plus au romancier qu’à son modèle.
C’est lui qui rapprochera les deux couples que nous verrons emportés, tout au long du livre, vers une même destinée, deux couples entre lesquels le parallélisme est frappant, celui de Charlus et de Morel, celui de Marcel et d’Albertine. Illustrations l’un et l’autre de l’échec amoureux, et du pléonasme qu’il y a à employer cette expression, puisque pour Proust dès qu’il y a amour, il y a échec.
Mais tel est le miracle de Proust: la prodigieuse vérité humaine qu'il donne à ses peintures, la force et la vie de chaque mouvement des émotions sont telles que les invraisemblances ne comptent plus. Il nous présente un miroir de sorcières. Nous nous penchons dessus croyant y voir des monstres: et c'est nous-mêmes que nous voyons.
Le temps, c'est un petit peu ce que l'art essaie de surmonter, c'est certainement ce qui contribue à rendre si comiques des gens dont nous nous amuserons en voyant le portrait qu'en fait Proust. C'est aussi ce qu'il lui a fallu pour composer son œuvre et c'est enfin, dans l'amour, le principal rival que l'on peut rencontrer.