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Citations et extraits (9) Ajouter une citation
Extrait - Aerik l'Auroch :

— Attends un peu, fit mon père me rattrapant. Que tu sois mon fils ou non, ne change rien au fait que, seuls les hommes peuvent participer au voyage des Vikings.

— Et alors ? répondis-je, je suis un homme.

— Pas encore, tu n’es qu’un garçon pour l’instant. Il faut que tu aies ton rite de passage à l’âge adulte d’abord.

— Mais c’est vers seize ans que les garçons passent ce rituel. Je n’en ai que treize.

— Eh bien, tu devras le passer d’ici trois jours. Pas de rite de passage, pas d’expédition en navire.

— Et ça consiste en quoi, le rite de passage ? demandai-je.

— Et bien, tu devras…

Là-dessus, mon père hésita un instant et jeta un œil vers Fromund, qui ne bougeait déjà plus.

— La coutume veut, poursuivit-il, que l’homme en devenir se munisse d’une lance et aille chasser un auroch. Seul.

Ce fut comme un coup de massue, comme s’enfoncer la tête dans un casque trop petit, comme manquer de souffle sous l’eau. Les aurochs, bêtes énormes, armées de gigantesques cornes, sont particulièrement hostiles aux humains. Plus gros qu’un taureau. Plus agressifs qu’un loup. Ils sont le symbole de la virilité. Je ne pouvais pas me mesurer à eux. Ce n’était pas possible.

Je me tournai vers Fromund, qui venait d’en affronter un. Il gisait, Meldun à ses côtés, contusionné, lacéré, dépecé comme un simple morceau de viande. Il fit un dernier mouvement en s’écriant : « Bersek ! », puis il retomba, mort.

Extrait - À la recherche du Sultan Insultant:

Il y a très longtemps, entre le Tigre et l’Euphrate, régnait le sultan El Aikfah-Ouardabeh B’heibeitnikh Latishmah, premier du nom. Mais avec un nom si compliqué, personne ne l’appelait ainsi. En vérité, en sa présence, on disait « Votre Magnificence », ou « Votre Suprême Altesse », mais en son absence, on disait qu’il était le Sultan Insultant.

On l’avait affublé de ce sobriquet à cause de sa manie de dire des choses blessantes sans même s’en rendre compte. Par exemple, lors de la visite de Vladimir le Vizir, le sultan lui dit : « Mais… votre femme n’est pas aussi laide qu’on le dit ! » Ou encore, lorsqu’il rendit visite au Roi Godefroy, il s’exclama en ces termes : « Mon cher ami, vous n’avez pas changé d’un poil ! Vous en avez toujours autant qui vous sortent du nez et des oreilles ».

Le Sultan Insultant avait deux enfants : un fils de dix-sept ans, Tarek, et une fille de quatorze ans, Salima. Leur mère était morte depuis quelques années. Les enfants avaient grandi dans la grande cité du sultanat, juchée sur une colline. Du côté du soleil levant, la route montait vers les énormes portes qui s’ouvraient sur les dédales de ruelles. Du côté du soleil couchant poussait une végétation épineuse et inhospitalière. Une rivière tranquille contournait la colline par le nord. Les murs de pierre blanche de la ville étaient percés de fenêtres sur lesquelles les habitants accrochaient des cages à oiseaux magnifiquement travaillées. Ainsi, où que l’on fût, on pouvait les entendre chanter.

Tarek avait les cheveux marron et aimait monter à cheval avec sa tunique rouge et noire. Salima avait de longs cheveux noirs et adorait écouter les légendes que les vieux lui contaient. Ils passaient presque tout leur temps ensemble, et pourtant, ils ne cessaient de se disputer.

— Face-de-cochon, ça, c’est ma place !

— Tais-toi ou je te tire les cheveux.

— Essaye un peu pour voir ; et pousse-toi, c’est ma place.

— Eh ! Pourquoi tu me pousses ? J’étais là avant toi, face-de-rat.

— C’est toi la face-de-rat.

— Aïe, lâche-moi les cheveux ou je le dis à Papa. Aïe ! Papaaaaa !

— Chut, idiote.

— Alors, pousse-toi…

Il n’y avait rien à faire pour les séparer ou les empêcher de se chamailler. Par contre, on ne les voyait jamais en présence de leur père. Ils détestaient se trouver devant lui, car il avait toujours des mots blessants à leur servir. « Mais comment ! mon garçon, tu es toujours aussi maigre ? Tu ne seras donc jamais un homme ! », lançait le sultan à son fils. « Salima, pour une fille, tu n’es pas si stupide », s’était-il exclamé, alors que le précepteur de sa fille venait de louanger les mérites de sa pupille.

Extrait - La barbare:

Un jour, Dioscore appela sa fille dans son bureau, une pièce petite, mais belle, où la fenêtre permettait au soleil de venir éclabousser de couleurs les tapis et les meubles de bois travaillé.

— J’ai une heureuse nouvelle pour toi, lui annonça-t-il, tu vas te marier.

Sa fille ne répondit rien, ses jambes devinrent molles, sa gorge s’assécha, son poing se serra.

— Avec le Cheikh Al-Barib…

— Je ne veux pas ! hurla-t-elle tout d’un coup.

Cet élan de colère surprit Dioscore, mais il resta très calme.

— Tu feras ce que je te dicterai.

— Non.

— Il est riche, continua Dioscore.

— Il est laid, répliqua sèchement sa fille.

— Il est puissant, répondit le père.

— Il est vieux, claqua la fille.

— Pas plus vieux que moi. Je ne veux plus en entendre parler. De toute façon, l’affaire est conclue.

— Je ne veux pas, je ne peux pas. J’en aime un autre. Il n’y a que lui. C’est lui que j’épouserai, non pas un vieux vicieux.

— Comment ? fit Dioscore avec l’intensité d’un serpent prêt à mordre. Tu aimes ? Qui est-ce ? Qu’as-tu fait avec lui ?

Il la saisit par les épaules.

— Qu’as-tu fait avec lui ? Réponds-moi !

— Que veux-tu dire ? bredouilla la fille impressionnée, nous… nous passons notre temps ensemble. Nous dessinons dans le sable, nous attrapons des criquets pour attirer des lézards, nous dévalons la grande butte à la course. Rien de mal, père, rien de mal. Mais je l’aime, lâche-moi.

Dioscore se ressaisit, lâcha sa fille et alla près de la fenêtre.

— Qui est-ce ? demanda-t-il encore.

— Tu ne le connais pas. C’est un garçon de la cité. Un chrétien.

Dioscore pouffa de rire.

— C’est complètement ridicule, s’exclama-t-il. Un chrétien ! Pourquoi pas un babouin ?

Ce fut comme une insulte pour la jeune fille. Cracher sur les chrétiens, c’était cracher sur son amour, sur elle-même.

— Les chrétiens sont pauvres, renchérit Dioscore.

— Je suis chrétienne moi aussi, lança la jeune fille, froide de rage.

La gifle de Dioscore partit d’un coup, avec tant de force qu’elle projeta la jeune fille à terre.

— Quand t’es-tu fait baptiser ? demanda le père.

— Je ne me suis pas fait baptiser.

— Alors tu n’es pas chrétienne, idiote.

— Je le serai dès que je sortirai d’ici.

— Dans ce cas, tu ne sortiras plus. Dès à présent, ta chambre sera la plus haute salle de la tour, il te sera interdit d’en sortir. Tu n’en sortiras que pour te marier avec le Cheikh Al-Barib. Ensuite, ce sera à lui de t’enfermer.

Extrait - Le Prince-Araignée:

Saviez-vous qu’il y a très longtemps, toutes les araignées vivaient ensemble dans un vaste royaume gouverné par le Roi-Araignée ? La lignée de ce roi était tellement longue, qu’aucune de ces bêtes ne connaissait le fondateur de la dynastie. Lorsqu’un roi mourait, ce n’était pas l’aîné de sa progéniture qui héritait du titre, mais bien le dernier-né.

Il se trouva un jour que le Roi-Araignée mourut, on alla donc s’enquérir de l’éclosion imminente des derniers œufs fécondés par le défunt. Lorsque tous eurent éclos sauf un, on mit l’œuf dans un filet de toile brillante et on le plaça sur le trône. Cette araignée-là naîtrait pour régner sur le royaume Arachnide. Des araignées veillaient en permanence l’œuf et deux rangées de gardes à l’affût s’étendaient devant le trône. Une musique solennelle était jouée et personne n’avait le droit de toucher l’œuf.

L’œuf mis beaucoup de temps avant d’éclore. Des rumeurs commençaient même à circuler au sujet de la viabilité de cet œuf. Mais un jour, l’œuf finit par éclore enfin. On confia l’éducation du petit Prince-Araignée à un précepteur austère et rigoureux. Le Prince n’était pas très doué pour tisser, cependant il était très curieux :

— Pourquoi dois-je apprendre à tisser ? demanda-t-il au précepteur.

— Parce que c’est ce que font les araignées, mon prince. Nous tissons pour attraper nos proies.

— Que faisons-nous avec nos proies ? Est-ce que tous les animaux tissent des toiles ? Et pourquoi m’appelles-tu prince, ne suis-je pas encore le roi ?

— Pas encore, tu dois d’abord fabriquer ta toile maîtresse et attraper ta première proie. Mais tu poses trop de questions. Allez, au travail ! Tu dois te pratiquer encore, ton tissage laisse à désirer.

Le prince était un tellement piètre tisserand que le précepteur s’inquiétait.

— Non, non, et non ! fit-il en examinant les nœuds de son apprenti. C’est lâche et irrégulier, non seulement indigne d’un monarque, mais une honte à la nation toute entière.

Le prince aurait préféré rêvasser sur une feuille ou poser d’autres questions à son précepteur, mais il ne voulait pas faire honte à la nation, il passa donc tout son temps à travailler, pratiquer et répéter. Il devait vérifier deux ou trois fois tous ses nœuds, ses fils, ses ancrages et les refaire encore et encore, jusqu’à ce que son travail soit impeccable. Cela lui prenait un temps formidable, mais c’était la seule manière d’y parvenir.

Le Prince-Araignée ne se sentait pas né pour ce travail. Combien de fois au beau milieu de la nuit, alors qu’il travaillait encore, s’était-il surpris à contempler les étoiles, la forme saugrenue d’une branche ou la chute délicate d’une feuille ? Il se ressaisissait alors et redoublait d’efforts pour être à la hauteur de sa position.

Cependant depuis quelque temps, lorsqu’il levait la tête, il voyait la plus belle de toutes ces délicieuses visions. Un papillon svelte, gai, brillant, coloré et agile, virevoltait tranqu
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— Ce n’est pas possible ! gronda-t-il. Quel écervelé, ce Fromund ! Mais qu’est-ce qu’il a dans le crâne ? Argh !

À ce moment, Borgthor et Meldun portèrent Fromund, visiblement blessé, à l’intérieur de la grande maison.

— Placez-le près du feu, lança mon père.

— Eeeeeeeeerrrrrrr, fit Fromund.

Sa jambe gauche faisait un angle inhabituel, juste en haut du genou. Elle était cassée, j’en étais sûr. Ses bras se cramponnaient sur son ventre tout imbibé de sang. Sa tête était maculée de terre et de sang.

Alors que j’entendais les exclamations des femmes et les pleurs des jeunes enfants, je m’approchai de la scène. Fromund était allongé, pâle et ensanglanté, ses mains toujours crispées sur son ventre. Meldun s’agenouillait à ses côtés.

— Fais voir un peu, dit Meldun doucement, en lui soulevant les mains. Le tissu en lambeaux avait coagulé sur les bras du blessé. Le ventre de Fromund avait été transpercé de part en part. On n’y voyait que des entrailles grouillantes. Il avait cessé de faire « eeeeeeerrrr », mais ses yeux étaient ouverts.

— Mais qu’as-tu fait, bougre d’idiot ? hurla mon père en s’approchant.

Les lèvres de Fromund remuèrent un peu, mais aucun son n’en sortit.

— Qu’on apporte de l’eau !

— Ça ne sert à rien, dit Borgthor, il n’en a plus pour longtemps.

— Ce n’est pas possible d’aller se faire tuer comme ça, stupidement, répondit mon père. Meldun et Borgthor, vous étiez avec lui. Racontez-moi ce qui s’est passé.

Borgthor s’éloigna et Agnar le suivit, tandis que Meldun restait avec le mourant. Moi, je voulais entendre l’histoire, alors je suivis mon père.

— Ça a commencé hier soir. On s’est mis à parler des expéditions en navire, des raids, des combats et… de la rage du combat. Cette transe que certains guerriers atteignent, où ils sont bénis des dieux, protégés des coups et de la douleur, et dotés d’une force extraordinaire : les berserks. Fromund était déçu de n’avoir jamais vécu cet état d’extase et de violence. Alors, je lui ai dit qu’il fallait se pratiquer, qu’il devait attaquer des ennemis, la rage au cœur, autant que possible, et qu’un jour, il y arriverait, à devenir berserk. Et puis, Meldun lui a dit que la bière altère les sens. Certains en prennent avant un combat, ça les rend plus agressifs et résistants à la douleur. Alors ce matin, Fromund est allé engloutir un tonnelet de bière, a saisi sa hache et son bouclier, est allé sur la plaine aux aurochs et s’est mis à courir en hurlant vers l’animal le plus imposant. Il n’a pas réussi à asséner un seul coup sur l’animal, mais celui-ci a eu vite fait de l’empaler sur ses grandes cornes et de l’envoyer faire un vol plané. À peine Fromund avait-il touché le sol, que l’auroch se ruait sur lui et le piétinait déjà. Ensuite, l’auroch l’a transpercé de ses cornes et l’a traîné sur une bonne distance, jusqu’à ce qu’il soit loin du troupeau. Et puis, il a abandonné sa victime là, gisant par terre, les entrailles ouvertes. Meldun et moi, on l’a ramassé et on l’a porté jusqu’ici.

— C’est très bien de vouloir devenir un berserk, mais ce n’est quand même pas très malin d’aller se faire embrocher par un auroch ! s’exclama mon père. Et comment va-t-on faire pour l’expédition viking qui part dans trois jours ? Il va nous manquer un guerrier.

— On peut prendre un fermier, répondit Borgthor.

— Qui va s’occuper de sa ferme en son absence ?

— Hmmm, on pourrait embarquer le charpentier.

— Et s’il se fait couper une main, qui est-ce qui va réparer nos navires ?

— Alors le magicien ?

— Elle est bonne ! Tu l’imagines avec une épée à la main ?

— Et moi ? fis-je tout d’un coup. Je peux venir avec vous.

Borgthor et Papa s’étaient tus, ils me dévisagèrent un moment… un long moment.

— Mais, c’est que tu as grandi, Aerik, s’exclama Borgthor.

— N’est-il pas trop jeune ? fit mon père à l’intention de Borgthor en me jaugeant de l’œil.

— Bah ! répliqua l’autre, y’a pas d’âge pour aller se faire tuer à des centaines de lieues de chez soi. Tout ce qu’il faut, c’est du courage.

— Et ça, rétorqua Agnar, du courage, il en a, puisqu’il ressemble à son grand-père. Ça y est, c’est décidé, mon fils, tu partiras avec nous lors de l’expédition.

— Youpiii ! criai-je en sautant.

— Attends un peu, fit mon père me rattrapant. Que tu sois mon fils ou non, ne change rien au fait que, seuls les hommes peuvent participer au voyage des Vikings.

— Et alors ? répondis-je, je suis un homme.

— Pas encore, tu n’es qu’un garçon pour l’instant. Il faut que tu aies ton rite de passage à l’âge adulte d’abord.

— Mais c’est vers seize ans que les garçons passent ce rituel. Je n’en ai que treize.

— Eh bien, tu devras le passer d’ici trois jours. Pas de rite de passage, pas d’expédition en navire.

— Et ça consiste en quoi, le rite de passage ? demandai-je.

— Et bien, tu devras…

Là-dessus, mon père hésita un instant et jeta un œil vers Fromund, qui ne bougeait déjà plus.

— La coutume veut, poursuivit-il, que l’homme en devenir se munisse d’une lance et aille chasser un auroch. Seul.

Ce fut comme un coup de massue, comme s’enfoncer la tête dans un casque trop petit, comme manquer de souffle sous l’eau. Les aurochs, bêtes énormes, armées de gigantesques cornes, sont particulièrement hostiles aux humains. Plus gros qu’un taureau. Plus agressifs qu’un loup. Ils sont le symbole de la virilité. Je ne pouvais pas me mesurer à eux. Ce n’était pas possible.

Je me tournai vers Fromund, qui venait d’en affronter un. Il gisait, Meldun à ses côtés, contusionné, lacéré, dépecé comme un simple morceau de viande. Il fit un dernier mouvement en s’écriant : « Bersek ! », puis il retomba, mort.
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Dimanche, quinze mai, de l’an mil sept cent soixante-huit, village de Saint-Mourd, comté du Vanagué.
Je viens d’arriver au village, petite bourgade entourée de boisés à l’est et au nord, de champs et de pâturages au sud et à l’ouest. Le village est assis sur la rive ouest d’une petite rivière calme. À mon approche, j’ai aperçu les restes noirs d’une grange qui avait brûlé il y a quelque temps. Les villageois m’ont fait bon accueil. Le maire, Adrien Legraîfé, un homme d’âge mûr à la barbe poivre et sel qui semble tenir à son image, m’a accueilli presque en sauveur. Nous n’avons pas encore parlé de cette affaire, je commencerai mon enquête demain. Je suis logé dans l’unique auberge du village. Quoique bien entretenue, l’étroitesse de ma chambre n’invite pas à un long séjour. Dès que j’aurai jeté toute la lumière sur ce mystère, je retournerai faire mon rapport au roi.

Que sais-je déjà de cette affaire ? Une bête terrorise les habitants du village de Saint-Mourd. Ils n’ont pu se débarrasser de l’animal. Le comte du Vanagué a dépêché son veneur qui n’a su pister la bête. Le roi s’en est mêlé et a envoyé son porte-arquebuse qui a abattu un gros loup et a prétendu l’avoir vaincue. Mais le monstre a réapparu. Le roi m’a alors confié l’affaire. Je dois traquer cet animal et débarrasser le monde de cette créature.

Lundi seize mai
J’ai passé la journée avec le maire de Saint-Mourd. Il m’a fait faire le tour du village en me montrant les lieux des différentes attaques. Par endroit, le sol meuble a gardé l’empreinte de l’animal, mais je doute de l’authenticité de ces traces. Il aurait fallu que cet animal, dont les pattes s’apparenteraient à celle du loup, ait à peu près le poids d’un taureau et en ait presque la taille. Je connais bien le règne animal, une telle créature n’existe pas.

— Je vous en prie, lui dis-je, commencez par la première attaque. Et racontez-moi en détail la chronologie des événements.

— Et bien voyons voir, dit-il en se caressant la barbe. Cela fait déjà plus d’un an, ce devait être en plein hiver… non, c’était plutôt à l’automne mil sept cent soixante-six. La bête a attaqué trois personnes. Hugues Lange, un fermier, Armande, la femme du boucher, et Sophie la femme du charpentier. La bête leur est apparue, ils se sont sauvés à la course, mais l’animal a rattrapé Armande. Je suppose qu’elle courait moins vite que les autres. La pauvre ! Il faut dire qu’elle avait quelques livres en trop. Quelle horreur, elle a été déchiquetée.

— Où est-ce que cela s’est passé ?

— On a retrouvé la dépouille d’Armande sur le sentier du Gué-aux-pins, juste au nord de la ville.

— Derrière la grange qui a pris feu ?

— Oui, voilà.

— Quelle heure était-il ?

— Vêpres.

— Qui a découvert le corps ?

— Lucienne. Elle est arrivée en courant sur la place où tout le monde était réuni autour de Hugues et Sophie, à tenter de comprendre ce qu’ils disaient. Elle a crié au loup et qu’Armande s’était fait attaquer.

Nous avons accouru avec nos fourches vers là où Lucienne nous guidait, et nous avons tous vu le corps déchiqueté d’Armande. Ses entrailles étirées jusqu’aux branches des arbres, la mâchoire arrachée, des lambeaux de peau éparpillés par-ci par-là. Horrible, épouvantable !

— Qui est Lucienne ?

— Une femme.

— L’épouse de qui ?

— Elle n’est pas mariée.

— Ah, une jeune fille.

— Pas vraiment, non.

— Que s’est-il passé ensuite ?

— Tout le monde crut à une attaque de loup. Bien que Sophie et Hugues nous disaient que ce n’en était pas un, personne ne voulait croire à la description qu’ils en faisaient.

— Et quelle était cette description ?

— Une bête sauvage, féroce, immense, puissante : le démon.

— Quatre pattes ou deux pattes ?

— Quatre

— Des ailes ?

— Non.

— Des plumes ?

— Non plus.

— Du poil ?

— Oui.

— Noir, marron et gris ?

— Non ! Noir, tout noir, épais et luisant.

— Un museau de chien ou de loup ?

— Non, pas un museau. Un visage !

— Un visage ?

— Oui, un visage bestial.
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Il y a très longtemps, entre le Tigre et l’Euphrate, régnait le sultan El Aikfah-Ouardabeh B’heibeitnikh Latishmah, premier du nom. Mais avec un nom si compliqué, personne ne l’appelait ainsi. En vérité, en sa présence, on disait « Votre Magnificence », ou « Votre Suprême Altesse », mais en son absence, on disait qu’il était le Sultan Insultant.

On l’avait affublé de ce sobriquet à cause de sa manie de dire des choses blessantes sans même s’en rendre compte. Par exemple, lors de la visite de Vladimir le Vizir, le sultan lui dit : « Mais… votre femme n’est pas aussi laide qu’on le dit ! » Ou encore, lorsqu’il rendit visite au Roi Godefroy, il s’exclama en ces termes : « Mon cher ami, vous n’avez pas changé d’un poil ! Vous en avez toujours autant qui vous sortent du nez et des oreilles ».

Le Sultan Insultant avait deux enfants : un fils de dix-sept ans, Tarek, et une fille de quatorze ans, Salima. Leur mère était morte depuis quelques années. Les enfants avaient grandi dans la grande cité du sultanat, juchée sur une colline. Du côté du soleil levant, la route montait vers les énormes portes qui s’ouvraient sur les dédales de ruelles. Du côté du soleil couchant poussait une végétation épineuse et inhospitalière. Une rivière tranquille contournait la colline par le nord. Les murs de pierre blanche de la ville étaient percés de fenêtres sur lesquelles les habitants accrochaient des cages à oiseaux magnifiquement travaillées. Ainsi, où que l’on fût, on pouvait les entendre chanter.

Tarek avait les cheveux marron et aimait monter à cheval avec sa tunique rouge et noire. Salima avait de longs cheveux noirs et adorait écouter les légendes que les vieux lui contaient. Ils passaient presque tout leur temps ensemble, et pourtant, ils ne cessaient de se disputer.

— Face-de-cochon, ça, c’est ma place !

— Tais-toi ou je te tire les cheveux.

— Essaye un peu pour voir ; et pousse-toi, c’est ma place.

— Eh ! Pourquoi tu me pousses ? J’étais là avant toi, face-de-rat.

— C’est toi la face-de-rat.

— Aïe, lâche-moi les cheveux ou je le dis à Papa. Aïe ! Papaaaaa !

— Chut, idiote.

— Alors, pousse-toi…

Il n’y avait rien à faire pour les séparer ou les empêcher de se chamailler. Par contre, on ne les voyait jamais en présence de leur père. Ils détestaient se trouver devant lui, car il avait toujours des mots blessants à leur servir. « Mais comment ! mon garçon, tu es toujours aussi maigre ? Tu ne seras donc jamais un homme ! », lançait le sultan à son fils. « Salima, pour une fille, tu n’es pas si stupide », s’était-il exclamé, alors que le précepteur de sa fille venait de louanger les mérites de sa pupille.

Un jour, le Sultan Insultant fit organiser une fête en l’honneur de son ami l’Émir Casimir, qui venait de vaincre l’armée du Khan Yohann et de le repousser jusqu’au Rhadjatakoustan. Casimir était un homme potelé qui aimait tant rire qu’il s’esclaffait aux répliques du Sultan Insultant. Il était probablement le seul sur terre qui ne s’offusquait pas de ces commentaires désobligeants. Toujours est-il que Tarek et Salima furent conviés, ou plutôt traînés de force, jusqu’au banquet. C’est là qu’ils virent l’émir et le sultan, déjà ivres, s’emporter dans des diatribes joyeuses et énergiques. Ils mangèrent pour faire acte de présence, et s’éclipsèrent dès qu’ils le purent.

— Oh, j’ai trop mangé.

— Tu vas devenir grosse.

— Alors je serai plus forte que toi.

— Plus forte et plus stupide.

— Stupide, toi-même.

— Tête-de-phacochère.

— Face-de-morve-pourrie.

Le lendemain, un dignitaire alla trouver Tarek et Salima en s’écriant :

— Le sultan a disparu !
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Il faisait très chaud. Autant à l’extérieur qu’à l’intérieur de la petite boutique dans laquelle Pat venait d’entrer. Le soleil de midi plombait au travers de la vitre, sur l’homme, derrière le comptoir. Son regard se perdait de l’autre côté de la rue. Que regardait-il ? se demanda Pat. Certainement pas le bureau de tabac ni le télégraphe. Il parierait que c’était le saloon que le vendeur regardait.

— Hello, fit Pat.

Le vendeur se retourna en sursaut. Il regarda son client et vit un adolescent aux grands bras qui avait tenté de se raser ce matin, mais avait omis quelques touffes et s’était coupé à plusieurs reprises. Bottes de cowboy de mauvaise qualité, pantalon beige et chemise rouge trop grande pour lui. Et il souriait à belles dents.

— Que j’peux faire pour toi, mon garçon ?

— C’est pour acheter un revolver. Un Colt Frontier Six-Shooter. Il coûte quinze dollars. Et je les ai, fit fièrement le jeune homme.

— On t’a mal renseigné, je vends le Colt Frontier à vingt dollars.

Pat perdit son sourire sur le coup.

— Mais je… on m’a dit que…

— C’est pas grave ! Si t’as quinze dollars, j’ai un Smith & Wesson Model 3, calibre 44…

— Non ! C’est le Colt qu’il me faut. Je pourrai pas autrement.

Le vendeur regarda son client avec un demi-sourire.

— Tu pourras pas quoi ? Pourquoi te faut-il ce revolver plutôt qu’un autre ?

— None of your business ! répondit le jeune homme.

— Tu veux pas le dire ? Très bien, alors le prix reste à vingt dollars. Reviens quand tu les auras.

— Okay, c’est bon, je vais te l’dire. Mais tu dois promettre de rien dire à personne, jamais. Entendu l’ami ?

— C’est bon, j’dirai rien à personne. Raconte-moi c’que tu vas faire avec c’te flingue. Et d’abord, c’est quoi ton nom ?

— J’m’appelle Patrick O’Donnell. J’ai pas d’mère et j’ai pas d’père depuis plus de dix ans. Je m’souviens de la mort de maman. J’étais tout petit, le soleil se couchait à l’horizon, un homme est arrivé à la maison. Il était très bien habillé et avait une belle moustache lustrée. Il est entré avec papa. Je suis resté sur le porche avec maman. Au bout d’un moment, les voix se sont élevées à l’intérieur et ils ont commencé à se battre. Maman est rentrée pour les séparer, lorsqu’un coup de feu est parti. J’ai regardé à l’intérieur, maman gisait par terre, les deux hommes la regardaient, effarés. L’inconnu avait encore son arme fumante à la main. « Oh non ! », qu’il fit en s’agenouillant près de maman. Papa en a profité pour pointer son revolver vers l’étranger. « Tu vas me le payer. » qu’il a dit, avant de tirer. L’homme est tombé sur maman, leurs sangs s’écoulaient ensemble sur le plancher, un peu comme le soleil qui saignait dans le ciel.

Le procès de mon père a eu lieu quelque temps après. Il y avait cinq jurés. « Coupable », ils ont déclaré. À l’unanimité. Les salopards ! Mon père n’a fait que se défendre. Ils l’ont pendu haut et court. Je suis orphelin depuis ce jour. Mais je suis aussi un homme depuis ce jour. Parce que j’ai un but, un seul : me venger. J’ai passé les dernières années à travailler pour survivre. Et j’ai économisé pour m’acheter un Colt Frontier Six-Shooter. Le même que mon père. Comme ça, ma vengeance sera forte, tu vois ? Il me faut la même arme pour venger la mort de mon père.

Le jeune homme, en nage, les yeux rivés sur son interlocuteur, tenait le comptoir de ses mains crispées, comme s’il retenait la colère qui bouillait en lui depuis des années.
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EFFIRIEL
Hermak ! Tu ne sais pas ce qu’il m’est arrivé tout à l’heure…

HERMAK
Non, mais je sens que tu vas m’en parler. Cependant, avant toute chose, je vais préparer le petit déjeuner.

HERMAK
Laisse-moi deviner. C’est une fille, elle a de grands yeux noirs, de longs cheveux soyeux et un nez à rendre jalouse Cléopâtre. Quand tu l’as rencontrée, elle dormait parce que tu cambriolais chez elle. Et tu ne sais pas comment l’approcher maintenant.

EFFIRIEL
Non, ce n’est pas cela. Je…

HERMAK
Alors, je sais, tu as perdu quelque chose dans une maison que tu cambriolais, et tu as peur qu’on te retrouve à cause de cela.

EFFIRIEL
Mais non, écoute, il ne s’agit pas d’un vol... Enfin si, mais ce n’est pas ce que tu crois.

HERMAK
Non ! Ce n’est pas possible, ça alors.

EFFIRIEL
Quoi ?

HERMAK
Qui l’aurait cru ?

EFFIRIEL
Mais quoi ?

HERMAK
C’est toi qui t’es fait voler cette nuit.

EFFIRIEL
Bon, si tu ne veux pas m’écouter, dis-le-moi tout de suite. Je vais éviter de perdre mon temps.

HERMAK
Qu’as-tu de mieux à faire, de toute façon ?

EFFIRIEL
On m’a offert un contrat.

HERMAK
Un contrat ? Toi ! Mais comment cela se fait-il ?

EFFIRIEL
Ah ? Je croyais que tu préférais deviner ce qui m’était arrivé.

HERMAK
Non, non, vas-y, raconte. Que s’est-il passé ?

EFFIRIEL
Eh bien, lorsque je suis arrivé au repaire de voleurs cette nuit, un homme m’attendait. Il voulait que je dérobe pour lui le livre de magie d’Actogaï et l’anneau de mariage de Beodinn. Je trouve curieux qu’il veuille posséder ces objets, mais le plus étrange, c’est la récompense qu’il m’offre…

HERMAK
Crésus !

EFFIRIEL
Quoi ?

HERMAK
C’était Crésus le riche qui t’a engagé ?

EFFIRIEL
Comment le sais-tu ?

MIRLIAL (qui vient d’entrer)
Tu n’es vraiment au courant de rien, Effiriel !

EFFIRIEL
Ah ! Tu es là, ma sœur préférée.

HERMAK
Bonjour Mirlial,

MIRLIAL
(À Effiriel)
Ton unique sœur !
(à Hermak)
Bonjour Hermak.

HERMAK (à Mirlial)
As-tu déjeuné ?

MIRLIAL (à Effiriel)
Je savais que je te trouverais ici.

EFFIRIEL
De quoi ne suis-je pas au courant ?

MIRLIAL
Si tu ne passais pas tes nuits à piller les demeures d’autrui, tu serais assez éveillé le jour pour entendre les nouvelles qui se propagent. Tu sais très bien que c’est mal de voler. Pourquoi persistes-tu à occuper tes nuits avec ce genre d’activité ?

EFFIRIEL
Mirlial ! Ce n’est pas grave, je ne fais de mal à personne. On en a déjà parlé des dizaines de fois.

MIRLIAL
C’est à toi que tu fais du mal. Un jour, tout cela te retombera dessus. La preuve, c’est que tu ne sais même pas ce qu’il se passe dans ton propre pays, à cause de tes activités de voleur.

EFFIRIEL
Justement, que se passe-t-il dans le pays ? Comment savais-tu, Hermak, que c’était Crésus qui m’avait engagé ?

MIRLIAL
Crésus ! Je suppose qu’il veut que tu voles le grimoire de magie du sage ainsi que l’anneau de Beodinn. Le scélérat !

Effiriel est stupéfait. Il reste bouche bée avant de rétorquer…

EFFIRIEL
Il est grand temps que vous me disiez ce que je ne sais pas.
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Saviez-vous qu’il y a très longtemps, toutes les araignées vivaient ensemble dans un vaste royaume gouverné par le Roi-Araignée ? La lignée de ce roi était tellement longue, qu’aucune de ces bêtes ne connaissait le fondateur de la dynastie. Lorsqu’un roi mourait, ce n’était pas l’aîné de sa progéniture qui héritait du titre, mais bien le dernier-né.

Il se trouva un jour que le Roi-Araignée mourut, on alla donc s’enquérir de l’éclosion imminente des derniers œufs fécondés par le défunt. Lorsque tous eurent éclos sauf un, on mit l’œuf dans un filet de toile brillante et on le plaça sur le trône. Cette araignée-là naîtrait pour régner sur le royaume Arachnide. Des araignées veillaient en permanence l’œuf et deux rangées de gardes à l’affût s’étendaient devant le trône. Une musique solennelle était jouée et personne n’avait le droit de toucher l’œuf.

L’œuf mis beaucoup de temps avant d’éclore. Des rumeurs commençaient même à circuler au sujet de la viabilité de cet œuf. Mais un jour, l’œuf finit par éclore enfin. On confia l’éducation du petit Prince-Araignée à un précepteur austère et rigoureux. Le Prince n’était pas très doué pour tisser, cependant il était très curieux :

— Pourquoi dois-je apprendre à tisser ? demanda-t-il au précepteur.

— Parce que c’est ce que font les araignées, mon prince. Nous tissons pour attraper nos proies.

— Que faisons-nous avec nos proies ? Est-ce que tous les animaux tissent des toiles ? Et pourquoi m’appelles-tu prince, ne suis-je pas encore le roi ?

— Pas encore, tu dois d’abord fabriquer ta toile maîtresse et attraper ta première proie. Mais tu poses trop de questions. Allez, au travail ! Tu dois te pratiquer encore, ton tissage laisse à désirer.

Le prince était un tellement piètre tisserand que le précepteur s’inquiétait.

— Non, non, et non ! fit-il en examinant les nœuds de son apprenti. C’est lâche et irrégulier, non seulement indigne d’un monarque, mais une honte à la nation toute entière.

Le prince aurait préféré rêvasser sur une feuille ou poser d’autres questions à son précepteur, mais il ne voulait pas faire honte à la nation, il passa donc tout son temps à travailler, pratiquer et répéter. Il devait vérifier deux ou trois fois tous ses nœuds, ses fils, ses ancrages et les refaire encore et encore, jusqu’à ce que son travail soit impeccable. Cela lui prenait un temps formidable, mais c’était la seule manière d’y parvenir.

Le Prince-Araignée ne se sentait pas né pour ce travail. Combien de fois au beau milieu de la nuit, alors qu’il travaillait encore, s’était-il surpris à contempler les étoiles, la forme saugrenue d’une branche ou la chute délicate d’une feuille ? Il se ressaisissait alors et redoublait d’efforts pour être à la hauteur de sa position.

Cependant depuis quelque temps, lorsqu’il levait la tête, il voyait la plus belle de toutes ces délicieuses visions. Un papillon svelte, gai, brillant, coloré et agile, virevoltait tranquillement un peu plus loin auprès des fleurs. Le prince, qui ne voyait habituellement que des araignées sombres et tordues, était fasciné par cette merveilleuse créature. Comment toute la beauté du monde pouvait-elle se résumer ainsi en un seul être ? Et le prince alors ne rêva plus que du magnifique papillon, jour et nuit, et ce rêve lui donna le courage et l’inspiration pour finir sa toile.
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Très loin d’ici se trouve une profonde vallée qui recèle une merveilleuse forêt. Ce monde inondé de couleurs mérite d’être observé bien attentivement. Sous les immenses feuillus poussent des plantes gigantesques, comme des fougères aussi grandes qu’un homme. Les muguets des bois aux petites clochettes blanches parfument toute la vallée. Les troncs des arbres sont vêtus d’une mousse verte et douce. Un peu plus bas, se fait entendre la rivière qui ruisselle sur le lit de pierres rondes. Et près de la rivière se trouvent d’étranges rangées d’énormes champignons.

Sous ces grands champignons, avec un peu de chance, on peut apercevoir un lutin faire la sieste. Dans cette vallée se trouve leur village caché. Ces lutins sont petits, ils ne dépassent pas la taille d’un ourson. Ils portent un bonnet pointu et se laissent tous pousser une barbe. Certains l’ont tressée, d’autres l’ont touffue, on en voit des rousses, des brunes et des blondes, des pointues, des carrées et des rondes.

Au village, le chef Kassiel fait la pluie et le beau temps. Littéralement ! C’est lui qui décide du temps qu’il fait, grâce à ses chaussons magiques. Il les porte toujours et en prend grand soin. Ils sont doux au toucher, ont la pointe recourbée, sont verts, cousus de fils dorés et sentent un peu les pieds. Kassiel n’a qu’à les cirer pour que le soleil brille. Et s’il souffle dessus, le vent se lève. Lorsque Kassiel veut faire tomber la pluie, il trempe simplement ses chaussons dans la rivière. Quand vient la fin de la journée, le chef du village les recouvre d’un drap noir et la nuit tombe aussitôt.

Ces lutins sont heureux. Le chef leur donne un temps parfait. Souvent ensoleillé, pluvieux de temps à autre. Les nuits suivent les jours et les jours suivent les nuits. Kassiel est très sérieux lorsqu’il contrôle le ciel. C’est important pour les lutins, pour la culture des oignons et des champignons. Les lutins ne se nourrissent que d’oignons et de champignons, ils en raffolent.

Mais tout n’a pas toujours été aussi calme au village. Les lutins se souviennent encore de cette histoire qui s’est passée il y a longtemps. Kassiel, à cette époque, était secrètement amoureux de la fée Pluvine.

Se trouvait dans la cité de l’autre côté de la montagne, un garçon qui, lui aussi, ignorait l’existence du village de lutins. Il savait pourtant beaucoup de choses pour son âge. Peut-être parce qu’il avait tout le temps le nez dans ses livres scolaires. C’était un élève très doué en sciences. Il appréciait les mathématiques et adorait la chimie. Il aimait le laboratoire, les éprouvettes, les brûleurs, les béchers et le grand tableau d’ardoise. Il se sentait chez lui dans cette pièce aux grandes fenêtres, où il s’amusait à mélanger, observer, mesurer et surtout, transformer les substances.

Mais ce garçon avait quelque chose de particulier, d’unique, d’inouï. Ses cheveux prenaient la couleur du ciel. Lors d’une belle journée au soleil radieux, il avait les cheveux bleus. Les jours de pluie, ses cheveux étaient gris. Le soir lui faisait des cheveux noirs. Les couchers de soleil lui donnaient mille reflets vermeils. Mais aussi extraordinaires que ses cheveux pussent être, ils faisaient de cet enfant un être différent. Il était rejeté par les autres, petits et grands.
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Un jour, Dioscore appela sa fille dans son bureau, une pièce petite, mais belle, où la fenêtre permettait au soleil de venir éclabousser de couleurs les tapis et les meubles de bois travaillé.

— J’ai une heureuse nouvelle pour toi, lui annonça-t-il, tu vas te marier.

Sa fille ne répondit rien, ses jambes devinrent molles, sa gorge s’assécha, son poing se serra.

— Avec le Cheikh Al-Barib…

— Je ne veux pas ! hurla-t-elle tout d’un coup.

Cet élan de colère surprit Dioscore, mais il resta très calme.

— Tu feras ce que je te dicterai.

— Non.

— Il est riche, continua Dioscore.

— Il est laid, répliqua sèchement sa fille.

— Il est puissant, répondit le père.

— Il est vieux, claqua la fille.

— Pas plus vieux que moi. Je ne veux plus en entendre parler. De toute façon, l’affaire est conclue.

— Je ne veux pas, je ne peux pas. J’en aime un autre. Il n’y a que lui. C’est lui que j’épouserai, non pas un vieux vicieux.

— Comment ? fit Dioscore avec l’intensité d’un serpent prêt à mordre. Tu aimes ? Qui est-ce ? Qu’as-tu fait avec lui ?

Il la saisit par les épaules.

— Qu’as-tu fait avec lui ? Réponds-moi !

— Que veux-tu dire ? bredouilla la fille impressionnée, nous… nous passons notre temps ensemble. Nous dessinons dans le sable, nous attrapons des criquets pour attirer des lézards, nous dévalons la grande butte à la course. Rien de mal, père, rien de mal. Mais je l’aime, lâche-moi.

Dioscore se ressaisit, lâcha sa fille et alla près de la fenêtre.

— Qui est-ce ? demanda-t-il encore.

— Tu ne le connais pas. C’est un garçon de la cité. Un chrétien.

Dioscore pouffa de rire.

— C’est complètement ridicule, s’exclama-t-il. Un chrétien ! Pourquoi pas un babouin ?

Ce fut comme une insulte pour la jeune fille. Cracher sur les chrétiens, c’était cracher sur son amour, sur elle-même.

— Les chrétiens sont pauvres, renchérit Dioscore.

— Je suis chrétienne moi aussi, lança la jeune fille, froide de rage.

La gifle de Dioscore partit d’un coup, avec tant de force qu’elle projeta la jeune fille à terre.

— Quand t’es-tu fait baptiser ? demanda le père.

— Je ne me suis pas fait baptiser.

— Alors tu n’es pas chrétienne, idiote.

— Je le serai dès que je sortirai d’ici.

— Dans ce cas, tu ne sortiras plus. Dès à présent, ta chambre sera la plus haute salle de la tour, il te sera interdit d’en sortir. Tu n’en sortiras que pour te marier avec le Cheikh Al-Barib. Ensuite, ce sera à lui de t’enfermer.

Lorsque Dioscore emmena sa fille dans la tour, elle criait, mordait, griffait, mais son père était le plus fort. Il la poussait, la tirait, la giflait. Il ouvrit la porte d’une toute petite pièce sèche et sombre, où un banc nu jonchait parmi les crottes de rat et les toiles d’araignée. Dioscore sortit et ferma à double tour. La fille vint s’échouer sur le banc. Ces quelques planches clouées ensemble lui serviraient de chaise, de table et de lit, désormais.
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