L'homme qui mangeait la mort de
Borislav Pekic
En ce temps-là, il était à la mode, à Paris, de collectionner des objets ayant trait aux exécutions. La vie s’insurgeait contre la mort et l’échafaud en les présentant comme des amusements anodins. Dans les bureaux du tribunal, parmi les greffiers qui avaient le privilège de pouvoir approcher le bourreau Samson et les autres servants de la guillotine, on s’échangeait des pièces rares. Son voisin, l’archiviste Chaudet, possédait une mèche provenant de la perruque de Louis XVI et, tandis que Popier mâchait lentement son déjeuner, il était justement en train de négocier avec le greffier Vernet l’échange de quelques cheveux du roi contre une bouclette de la fille Corday. Plus tard, on se disputerait les morceaux de la dernière chemise de Danton, le pansement ensanglanté que Robespierre avait porté sur sa mâchoire blessée et autres raretés, parmi lesquelles d’habiles contrefaçons. Un scandale éclaterait quand on découvrirait, rien que dans le greffe, trois balles prétendument tirées sur l’Incorruptible, alors qu’une seule pouvait être authentique.
Popier n’avait jamais pris part à ce commerce, ni parié un seul sou au jeu consistant à deviner combien de personnes seraient tel jour exécutées. Sa réserve, en ces temps où la Raison dévorait jusqu’à soixante vies par jour et où les Parisiens étaient devenus totalement indifférents à la mort, ne peut signifier qu’une chose : que lui y pensait, et qu’il compatissait avec ceux qui mouraient. (pp. 29-30)
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