Aujourd'hui, rien. La routine. Le fil des nuits, le rythme des saisons que l'on traverse en apnée. Il y a toujours des gens qui vont mal quelque part, des tas de gens qui souffrent. C'est triste à dire mais tant mieux. Qu'est-ce qu'on ferait sans eux ? A quoi ressemblerait un monde où chacun se sentirait merveilleusement bien ? A un enfer sous Prozac.
Loïc Sentier est un psychopathe parfaitement intégré socialement. Il finira à un poste clé dans une grande entreprise et pourra fonctionner toute sa vie sans jamais être inquiété pour autre chose que des bavures sadiques et quelques suicides autour de lui, sa femme peut-être ou un collaborateur. On le plaindra. Il se dira très éprouvé, toujours assez intelligent, assez manipulateur, et plus tard assez puissant, pour contenir et maquiller ses débordements dans les limites de la normalité.
Digne et froide. Une ex-beauté blonde qui, à l'aube de la cinquantaine, voit sa vie comme un désastre et vous le fait savoir par un regard turquoise désenchanté, un port de tête un peu raide, une mâchoire crispée. Une femme qui porte sa solitude comme un drapeau.
Dans les services fermés qui abritent les malades difficiles, les infirmiers comptent et recomptent leurs ouailles, excédés par les gyrophares dont le clignotement bleuté achève de semer la panique. Les autres services se plaignent du bruit, du mouvement incessant des ascenseurs. Réveillés en sursaut, les patients ne savent plus où ils sont, ni ce qu'ils doivent faire. Intuitivement, ils perçoivent la tension du personnel infirmier qui, à bout de nerfs, ne trouve plus les mots pour les rassurer et recourt massivement aux injections de tranquillisants. Ce geste inhabituel accroît un peu plus l'angoisse des malades et le chaos s’installe.
Mon étonnement est celui d'un alpiniste qui, parvenu au sommet après une longue marche, découvre un paysage complètement nouveau. Cet environnement familier dans lequel j'évolue chaque jour et que je pensais connaître comme ma poche, je le découvre soudain sous un autre angle, celui de la hiérarchie, de l'ambition, de la gestion de carrière avec ses lois, ses codes, ses interdits implacables. Inutile de dire que le simple fait d'être une femme vous exclut d'emblée de la compétition.
Au fond, j'ai un faible pour les dingues. Les barjots, les cinglés, les mal-cuits, les cinoques, les névrosés, les psychotiques, les fous. C'est peut-être comme ça qu'on devient un bon psy. Ou bien le contraire.
Au début, j'observais mes patients à distance confortable, sans m'investir, comme on dit. J'étais une psy très comme il faut, à part ce vide dans ma poitrine. Aujourd'hui les choses ont un peu évolué. Je travaille sans filet. Quelque part sur l'autoroute du nord, alors que mes yeux scrutent anxieusement les panneaux qui défilent dans la lumière des phares, je me demande ce qu'il est advenu de ce vide minuscule.
Ensevelie sous quatre-vingt kilos de chair à peine contenue par de robustes armatures de gaine et soutien-gorge, je lutte pour ne pas tomber, asphyxiée par un curieux mélange de Dior et de moisi de caniche. Je la repousse le plus doucement possible, pâle tentative pour revenir dans le monde normal, celui où nous aurions une relation strictement professionnelle, basée sur une hiérarchie clairement établie.
Ajax resta un long moment dans le noir en proie à une inexplicable inquiétude. Il n'éprouvait aucune surprise d'avoir comme chaque nuit rêvé d'Eve mais il avait l'impression bizarre, la certitude même, qu'elle traversait le hall et appelait l'ascenseur. Il se leva, enfila sa robe de chambre et attendit.
Ajax faisait partie de ces êtres étranges qui comprennent ceux qui souffrent et que leur âme torture. Abandonné à la naissance, quasiment aveugle, il avait rencontré Eve à dix ans dans une famille d'accueil de la DASS et ne l'avait jamais quittée depuis. Pour lui, contrairement à la plupart des gens, elle n'était pas une brute. Il chérissait sa présence fugitive et maussade comme la lumière de sa vie d'employé de supermarché. La grande joie de son existence, c'était de parler d'elle au magasin quand on lui demandait de ses nouvelles, de porter les habits qu'elle lui choisissait, de sentir chez ses collègues cet obscur respect pour celui qui a une femme dans sa vie.
Une effroyable odeur de crotte et d’œufs pourris s'insinue lentement dans nos narines. Je suffoque. Tétanisés, les deux flics à côté de moi me jettent un regard haineux. J'ai contrarié la capitaine Sanchez et quand la capitaine Sanchez est contrariée, elle pète. Tout le monde le sait.
C'est toujours la même chose quand on découvre les gens sous un nouvel aspect. On leur en veut, on ne sait plus quoi penser. On oublie qu'on cohabite tous à plusieurs dans la même peau.