Brandon Taylor vous présente son ouvrage "
Les derniers Américains" aux éditions La Croisée. Rentrée littéraire janvier 2024.
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les-derniers-americains
Note de musique : © mollat
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Il se demanda comment les étudiants qui avaient une famille à charge arrivaient à s'en sortir avec la bourse de troisième cycle. Il connaissait un étudiant en littérature, Gérard, qui avait une femme et deux enfants en bas âge.
Gérard étudiait un sujet inutile, la poésie médiévale et la forme, ou un truc du genre, et sa femme s'occupait des enfants. Parfois, il les voyait faire la queue à la banque alimentaire hebdomadaire auu coin de St. Mary's. Le monde universitaire, c'était le comble de la bêtise. On s'enfonçait progressivement dans l'endettement, le désespoir, la faim, rien que pour se sentir un peu à part, un peu brillant dans son petit coin sombre de l'univers, sachant deux ou trois choses que personne d'autre ne savait. L'art valait beucoup de sacrifices, mais méritait-il de faire risquer l'extinction à toute sa famille ?
Les hommes blancs, à la télé, ils en parlaient tout le temps, n'est-ce pas ? La disparition de la glorieuse classe moyenne américaine. C'était de là que venaient ses parents. Ils avaient eu de l'argent, puis le socle sur lequel reposait cet argent avait été érodé par les droits de douane et les impôts, la délocalisation du capital et le travail à l'étranger. L'effondrement de l'agriculture et de l'industrie, l'infrastructure des fortunes américaines du milieu du XXème siècle qui s'émiettait, avant d'être détruite par les réalités surchargées des années 1990, règne des néolibéraux et des néoconservateurs. Reagan, Bush, Clinton et maintenant Obama : tout avait disparu à présent. Stock épuisé. Ou du moins reconfiguré et enfermé derrière des séries de restrictions encore plusévères. Il fallait de l'argent pour accéder à l'argent, et ce qu'il leur restait, aux centaines de milliers de familles qui en avaient autrefois assez pour assurer le confort de la génération suivante - ce qu'il leur restait, c'était rien du tout, si ce n'était le souvenir amer des maisons qu'ils possédaient avant. Des terres qui appartenaient jadis à untel, dans l'arbre généalogique.
Parfois, Fyodor pensait que Timo était la personne la plus intelligente qu'il ait jamais connue. Mais d'autres fois, il trouvait que Timo était un abruti. Ou, si ce n'était idiot, du moins très naïf, la naïveté qui peut être celle des Noirs ayant grandi avec des parents qui n'avaient pas de problème d'argent et qui avaient cru en eux. Ils étaient tous les deux métis, mais à part ça, ils n'avaient aucun point commun ; et pourtant, au début, Fyodor trouvait ça exaltant.
Il baissa les yeux sur Fyodor et s'émerveilla du fait que quelqu'un puisse lui faire assez confiance pour poser sa tête sur ses genoux, sans penser qu'il risquait de le blesser, de lui faire quelque chose de monstrueux Qu'une personne puisse lui faire confiance, même après ces disputes et engeulades idiotes. Il en était ému. La plupart des gens n'en auraient pas fait grand cas. N'auraient même pas remarqué. Mais Timo remarquait. Timo s'en souciait. Fyodor, qui dormait.
Les drogues, au départ, faisaient partie de l'ensemble. Une manière d'affirmer leur domination sur leur corps, leurs parents, l'ordre paternaliste de leurs enseignants et les exigeances de la danse. Leur manière d'être indépendants, d'être vivants dans leur chair, jusqu'au moment où ils devaient se lever, à la première lueur grise de l'aube, enfiler des collants et commencer leurs étirements avant le cours du matin . Les drogues, au départ, n'étaient qu'une autre manière d'enfiler le pelage correspondant à la manière dont ils voulaient être vus. Beaux, jeunes, mais mûrs pour leur âge, pleins de sagesse, puisqu'ils pouvaient faire ce qu'ils voulaient de leur corps.
Noli, dix-neuf ans, enfant prodige. La déception de ses parents. Choisir la poésie à la place de, quoi, la fac de médecine, la découverte du traitement contre la cancer ?
Le passé est avide, toujours il vous dévore, il prend sans cesse, sans cesse. Si on ne le retient pas, si on ne le refoule pas, il se répandra, il prendra, il noiera. Le passé n'est pas un horizon qui s'éloigne. Au contraire, il progresse un instant à la fois, il marche d'un pas régulier vers l'avant jusqu'à ce qu'il ait tout réquisitionné, que nous redevenions qui nous avons été ; nous devenons des fantômes quand le passé nous rattrape. Je ne peux pas vivre tant que vit mon passé. C'est lui ou moi.
_ Pourquoi tu te sens attaqué comme ça ?
_ Parce que tu ne sais pas la merde qu'on s'est bouffée Tu as quoi, vingt-trois ? Tu n'as pas idée Les gamins comme toi Vous ne savez rien.
_ C'est un argument historique ? Je croyais que les queers modernes étaient ahistoriques. C'est pas fait pour ça, la PrEP ? »
Bert tressaillit et retira sa main. Il tira une longue bouffée de la cigarette.
« Tu sais que je déteste ce mot, dit-il.
_ Je plaisantais.
_ Des gens sont morts, reprit Bert, pour qu'on n'ait plus jamais à entendre ce mot.
Wallace posa la tête sur l'épaule de Miller. « Je suis navré.
_ Ce que je sais , c'est que ça ne change rien, que tu ne les aies pas connus ou qu'ils ne t'aient pas connu. Ma mère était une vraie garce. Elle était méchante, haineuse, c'était une menteuse et elle a passé sa vie à me rabaisser. N'empêche que quand elle est morte, j'ai vraiment... je ne sais pas. Les parents ce ne sont pas des individus, jusqu'au moment où ils souffrent. Ce ne sont pas des individus jusqu'au moment où ils sont partis.
Les livres de Mauriac étaient dominés par la pitié et la raison. Il régnait un pragmatisme jésuitique, austère, dans le roman que lisait Noah. Il lui manquait quelque chose à quoi se raccrocher - de la fureur, de la souffrance, de la destruction. En l'état le roman lui faisait l'effet d'une couche de glace parfaite dans laquelle il avait coincé la lame émoussée, insuffisante, de son attention. Il essayait de lire, mais le texte dansait sous ses yeux.