Bruce S. Feiler

Ils se mettent en route à l’aurore. C’est un fleuve qui coule dans les rues, grimpe les collines, dépose quelques pièces dans les paumes tendues des pauvres. Ils quittent leur maison, leur vie, leurs voisins. Ils vont seuls ou par groupe de deux ou trois. La tête couverte, les yeux baissés. Ils sont seuls. Mais aux barrières, leur regard se lève. Soudain ils sont dans un endroit lumineux, dans un endroit familier. Ils sont chez eux. Nul n’est seul à Jérusalem : même les pierres connaissent notre père.
Une fois à l’intérieur, le flot se divise. Les chrétiens vont au nord. Aujourd’hui, c’est le dernier vendredi avant Noël et, cet après-midi les moines guideront une sombre procession de croix sur la via Dolorosa. Les juifs vont au sud. Aujourd’hui, c’est le dernier vendredi de Hanoukka, et au coucher du soleil des rabbins allumeront six cierges, au cours d’une cérémonie jubilante près du mur des lamentations. Les musulmans vont à l’est. Aujourd’hui, c’est le dernier vendredi du Ramadan, et à midi les clercs dirigeront une prière publique où deux cent mille fervents se prosterneront dans une unité parfaite.
Cette journée n’a rien de rare. Jérusalem est la pierre de touche de la foi, et ce depuis la nuit des temps. Les légendes du monothéisme sont claires sur un point : avant que le temps ne commence, il y avait l’eau, et les ténèbres recouvraient l’abîme. Un morceau émergea. Cette terre était le Roc, et ce Roc est ici. Adam est enterré ici. Salomon a bâti ici. Jésus a prié ici. Mahomet s’est élevé d’ici.
Et Abraham est venu sacrifier son fils ici. Aujourd’hui de rocher est l’aimant du monothéisme, un masque de calcaire, gravé, usé. Peu nombreux sont ceux qui l’ont vu. Moins encore ceux qui l’ont touché. Caché sous un dôme d’or rendu plus puissant par l’incandescence qui semble l’entourer à chaque heure. Les légendes disent que Dieu tira, de ce roc, le premier rayon de lumière. Ce rayon perça les ténèbres et remplit cette terre de gloire. Description qui convient parfaitement à la lumière de Jérusalem. Lavé par les pluies hivernales, comme ce matin, l’air a la couleur de la flamme d’un cierge : fuchsia, safran, turquoise, rubis, bronze. Quelle poignante ironie que la lumière recèle toutes ces couleurs, alors que les adorateurs sont pour la plupart vêtus de noir et de blanc, comme s’ils étaient encore loin d’atteindre cette source si riche.
C’est d’abord pour cela qu’ils sont venus ici. Le rocher est considéré comme le nombril du monde et le monde, semble-t-il, veut ramper par cette brèche et retourner dans les entrailles du Seigneur. Tandis que nous nous hâtons par les rues, vers une hauteur qui surplombe la ville, mon compagnon de route et ami, l’archéologue Avner Goren, dit : « Vivre à Jérusalem, c’est se sentir plus vivant, être plus soi-même. C’est un honneur, mais c’est aussi un fardeau. »
Ici on peut voir l’éternité, ici on peut toucher la source, ici on peut sentir la chair brûlée.