Sur les jonques amarrées en chapelet, des enfants jouaient cul nu avec des chatons ; des vieilles sous un chapeau de paille préparaient la tambouille ; une femme, un bébé en écharpe, puisa un seau de l'eau du fleuve sur lequel ces gens naissaient, crachaient, pissaient et chiaient avant de mourir.
Des sampans étaient des bouis-bouis, d'autre des tripots et des femmes se prostituaient au fond des cabines. Quand on louait ces taxi-sampans, il était recommandé de se tenir su le pont à cause de la vermine qui grouillait dans les bannettes.
Des coolies gravissaient d'un pas lourd de pénitent les escaliers du quai. En haut, la bousculade les happait, eux et leurs charges. Au milieu de la cohue flânait, les mains derrière le dos, un vieillard - une petite boule chauve aux jambes arquées. Il inspectait les carpes et autres poissons éviscérés, décapites qui séchaient sur des claies, les abats de porcs baignant dans leur sang sur des nattes à même le sol, les pigeons, les canards et les poulets terrifiés dans des cages trop étroites que venaient flairer des chiens galeux.
En sortant du wharf, la Chine lui sauta à la gueule. Son œil se raccrochait aux marques en lettres latines sur les affiches couvertes d'idéogrammes comme une main à une rampe d'escalier : Lion Beer, Coca Cola, Cigarettes The Three Castles, Hatamen Cigarettes, Whisky Black and White, Kennien Cigarettes, Lactogen...
Le chauffeur conduisait par à-coups, pilant devant les pousse-pouse qui déboîtaient à l'improviste, cornant les charrettes croulantes sous les jarres et les sacs tirées par des ânes.
Par la vitre baissée entrait une humidité sentant les eaux usées, le pétrole, l'âcreté du charbon et l'huile de friture des cantines ambulantes. Ce n'étaient que des popotes dans des carrioles à bras, parfois un tricycle, où cuisait l'ordinaire des coolies : quelques légumes pour faire passer le bol de riz qu'ils enfournaient dans leurs bouches à grands coups de baguettes, accroupis dans les caniveaux ou appuyés contre un mur.
Le Katori Maru bat pavillon du Soleil Levant et on sert donc à bord un menu japonais. Les Anglais dédaignent le misoshirô, une soupe de soja fermenté, repoussent les beignets tempura et font la grimace devant le riz. Seuls les gâteaux inspirés de la pâtisserie occidentale trouvent grâce à leurs palais.
Ishiwara fait d'autres découvertes choquantes. Le capitaine du Katori Maru, comme sur tous les bateaux, respecte la vieille règle de courtoisie autorisant les femmes à débarquer en premier. Et, souvenir du temps où les échelles de coupée étaient glissantes, elles descendent au bras d'un homme, mari, frère ou fils. Les célibataires passent en dernier. C'est ce qu'Ishiwara ne peut supporter : il est inadmissible qu'on l'oblige, lui, officier du Soleil Levant sur un bateau de l'Empire, à passer derrière les Blancs !
La traversée est égayée par de bals. Mais Ishiwara ne vibre qu'aux notes rondes comme des sanglots du shamisen et, en matière de danse, il n'est ému que par la retenue des marikos, ces jeunes geishas serrées dans des kimonos colorés comme des ailes de papillon et qui, d'un glissement de la pupille sous la paupière, d'un geste sec de la main ou un balancement discret du pied savent éveiller les émotions les plus délicates. Mais à la place de ces raffinements japonais, seuls le fox-trot, la valse et autres agitations qui lui paraissent obscènes ont droit de cité sur le Katori Maru. Tournoyer ainsi enlacé ressemble par trop à une évocation de l'acte sexuel ! Et il y a pire : les Occidentaux invitent les passagères japonaises à se joindre à eux. Après avoir tout d'abord refusé, gênées, elles se montrent maladroites, incapables de suivre le rythme sur la piste de danse. Ce spectacle qui fait sourire, voire rire, les Occidentaux fait monter la colère aux joues d'Ishiwara : toute la perversité de l'Occident s'avoue ! La galanterie n'est qu'hypocrisie : en ridiculisant ses femmes, c'est le Japon tout entier que ces Anglais rabaissent ! Et dans un geste de défi, pour afficher sa fierté d'être Japonais, Ishiwara revêt un kimono. Il n'a que l'amère satisfaction de constater, de ses propres yeux, que partout où l'homme blanc pose le pied, il foule les civilisations, avilit les coutumes les plus belles et introduit ses goûts dépravés. Sur le Katori Maru, il observe un magnifique exemple de la hâdo ("voie de l'oppression") de l'Occident que dénonçait Nanbu de son vivant.
"Par un renversement complet, ce n’est plus l’obéissance qui fonde le paradigme du devoir mais l’impudence à fouler les règles. Défier ses supérieurs, enfreindre les ordres au nom de convictions personnelles les plus insensées, recourir à toutes les violences, s’autoriser les subterfuges les plus condamnables ; bref, faire ce que la morale commune condamne est transcendé en démonstration de bravoure. Et il y a toujours l’excuse de l’honneur à défendre, de l’insulte à venger, de la patrie à sauver pour cacher les instincts de destruction et travestir la cruauté en esthétisme de la mort, celle qu’on reçoit et surtout celle que l’on donne. L’excuse de l’honneur à défendre, de l’insulte à venger, de la patrie à sauver pour cacher les instincts de destruction et travestir la cruauté en esthétisme [esthétique ?] de la mort, celle qu’on reçoit et surtout celle que l’on donne, est un leitmotiv récurrent."
Ishiwara, l'homme qui déclencha la guerre", page 169
"A l'heure où la Chine et le Japon se disputent autour d'une poignée d'îlots, il est précieux de ré-explorer l'histoire commune pétrie de conflits de ces deux géants asiatiques dans l'entre-deux-guerres. En l'occurrence, cette suite de coups de force et de batailles qui aboutiront à l'invasion d'une grande partie du territoire chinois par l'armée nippone en 1937 et furent le prélude à la seconde guerre mondiale.
Rien ne vaut pour le faire la lecture d'Ishiwara, l'homme qui déclencha la guerre. On y découvre l'itinéraire fascinant du lieutenant colonel Kanji Ishiwara, l'un des principaux organisateurs de l'incident de Moukden en 1931."
Brice Pédroletti, Le Monde 09/10 Dec 2012
"... la première de la série des grandes batailles du 20ième siècle où se sont opposées des masses humaines et des quantités de matériel comme n’en avait jamais connu l’histoire militaire auparavant.
Du point de vue de l’histoire militaire, le 20ième siècle commence en 1904 devant Port-Arthur."
"Ce sont donc des généraux prisonniers de leur victoire de 1905 qui se lancent en 1941 contre les Etats-Unis et par la force des choses, le poids des blocages dans les mentalités, avant même que les premières torpilles japonais frappent Pearl Harbour, l’issue de la guerre du Pacifique est prévisible."
Le premier souvenir d'enfance du général Ishiwara Kanji est l'expérience de la destruction. Il a six ans et, attiré par des kakis bien mûrs qui pendent aux branches d'un arbre, il s'introduit dans un jardin. Le propriétaire surprend le petit voleur et, fou de colère, abat l'arbre à coup de hache. A la fin de sa vie, le général Ishiwara racontera la mort de cet arbre comme si elle avait été l'instant où s'est formé sa vision du monde.
"Elle lui dit, tristement sérieuse :
- Emmène-moi avec toi ! …
Il était surpris. Yiyi avait la réputation de ne pas coucher. Il avait essayé plusieurs fois de l’entraîner dans l’hôtel de Ningpo Road ; elle l’avait envoyé balader. Aucun des habitués du Venus ne pouvait, d’ailleurs, se vanter d’avoir eu une liaison avec elle.
-… Je ne veux pas dormir seule cette nuit, dit-elle avec une sorte de crainte ou de honte - en tout cas une grande faiblesse.
- Tu es malheureuse ?
- J’ai besoin d’être avec quelqu’un ce soir… Tu pourras me baiser… La vulgarité du mot le choqua, il était si peu dans les manières de Yiyi. -… Je ne veux pas rester ici… cet endroit m’écœure.
Elle était déterminée et son désarroi, évident. Alors, il accepta. "
" La misère des hommes imprégnait ces faubourgs. Ici échouait le trop plein des campagnes chinoises. Ces très pauvres venus dans l’espoir d’entrer dans la ville trouvaient porte close. Ils restaient sur le seuil. Ils n’avaient le droit d’entrer que temporairement, en tirant une charrette ou une pousse ou nuitamment parce que les citernes à bras dans lesquelles ils vidangeaient les seaux de merde et de pisse déposés le soir devant les portes empestaient. Shanghai faisait à ce rebut d’humanité - aux ferrailleurs, aux chiffonniers, aux vidangeurs qui squattaient les faubourgs du sud - l’aumône de ses ordures.
Ces exclus s’étaient construits une parodie des concessions qui les refusaient dotée cercles de jeux - une table sous un toit de chaume et quelques dominos - de fumeries d’opium où couchés sur une planche ils oubliaient leur damnation, de bordels aux putes bannies du port parce que vérolées au dernier degré. Et ses charlatans arracheurs de dents et dont les faux médicaments aggravaient les maladies vénériennes. Et ses usuriers.
Sur la rive française, entre les troncs entortillés de barbelés des eucalyptus que l’effort de pousser sur la pente trop raide de la berge tordait, des casemates et des postes de tir. Des sentinelles veillaient de ci de là que la misère restait bien sur la rive opposée. "