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Critiques de Bruno Remaury (11)
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Le monde horizontal

Voici un des livres les plus étonnants qu'il m'ait été donné de lire: Le Monde horizontal est un roman dont la structure est, comme dans un millefeuilles, une succession de couches qui tiennent par l'intérêt que l'on va porter à l'ensemble. C'est dire que, pleinement métaphysique, le livre trouve sa signification par la seule interprétation que le lecteur voudra bien lui donner. Le monde vertical pourrait être celui de la pyramide sociale, le monde horizontal est au contraire celui qui impose la loi de sa force mystique ou destructrice, comme celle d'une nappe aquatique devant laquelle rien ne peut résister. L'eau qui va à l'océan, l'océan qui charrie des navires qui vont en Amérique, l'Amérique qui, telle une nappe d'eau envahit le monde, que ed sujets de réflexion contiennent ces pages. Autant ne pas en dire plus, allez vite vous en rendre compte par vous-même en lisant cet audacieux et novateur roman qui pourrait bien être un pamphlet !
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Le monde horizontal

Voici un livre incroyable, inclassable.

C'est en quelque sorte, une histoire de l'humanité traitée en 170 pages. En trois dates clés, 1906, 1506 et 1946, dans cet ordre, Bruno Remaury passe de la grotte des origines, de sa verticalité, de son silence, de son obscurité aux plaines, aux routes, aux villes où règne la lumière des néons et le fracas d'aujourd'hui.

La grotte, c'est celle de Gargas, dans laquelle un archéologue amateur découvre des empreintes de mains, tendues vers le ciel. A partir de ce fait historique l'auteur déploie ses questions, ses réflexions sur ce lieu si particulier qu'est la grotte. Si c'est un lieu de culte, un refuge, c'est aussi un antre, celui du monstre, celui de l'ogre... La mine est, elle aussi, une grotte silencieuse et obscure lorsqu'elle devient un piège comme à Courrières où 1500 hommes trouveront la mort parce que la Compagnie préfére sauver les installations que les hommes.

La verticalité s'inscrit alors dans l'ordre social où chaque individu est un maillon d'une chaîne et occupe une place que certains voudraient immuable. Ainsi, Marie, bourgeoise, surmonte sa peur, son dégoût pour se "pencher" vers les miséreux parce que c'est son devoir. Elle préfère regarder la voute des Eglises.

Chaque maillon de cette chaîne, le maître du portrait August Sanders va s'efforcer de l'immortaliser en photographiant patissier, banquier, artistes, bûcheron, pharmacien...

Le 2ème tableau nous transporte en 1506 auprès de Léonard de Vinci qui lui aussi s'intéresse aux grottes mais surtout à l'eau. L'eau justement, l'Atlantique qu'a traversé Colomb qui meurt justement cette même année..

Cet évènement est majeur ; page 101 "Ca y est, à présent que la terre est étirée aux quatre coins de la planète liquide, tout est prêt pour que l'homme puisse de tous côtés se tourner et qu'il ne soit plus, par la paume, au centre de la pierre, attaché."

On voit que chaque personnage qu'il soit illustre ou obscur permet à Bruno Remaury soit de rebondir vers le lien suivant, soit d'illustrer son propos : Quelle place les hommes occupent-ils dans l'ordre du monde ? Quelle conscience en ont-ils ?

Le 3ème tableau nous mène à aujourd'hui, au modèle occidental et plus particulièrement américain qui se répand sur la planète. En 1946, Harry est démobilisé. Il est fier de son pays et de ce qu'il représente "une nation d'égaux". Il est fier car il a vu l'admiration, la convoitise dans le regard de populations qui découvrent l'American way of life à la libération. Le modèle américain culturel, politique, économique se propage où chacun espère "avoir sa place", là, quelque part...

Ai je bien compris le projet de l'auteur ? Je n'en suis pas certaine.

Je relirai dans quelque temps "Le monde horizontal". Je suis quasi certaine que j'y trouverai autre chose tant ce livre est riche et même sous une apparence simple, érudit.

J'espère de pas avoir donné l'impression que le texte est décousu, qu'il passe du coq à l'âne car ce n'est le cas du tout. L'écriture est fluide, les idées s'enchaînent avec beaucoup de naturel. Un plaisir.
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Le monde horizontal

Juin 1906. Félix Régnault, paléontologue amateur passionné découvre les empreintes de main dans la grotte de Gargas, trente-quatre ans après avoir commencé à l’explorer. Ayant gratté le sol pendant des années à la recherche de bout d’os minuscules, regard tourné vers le sol comme l’homme des origines, il a enfin élevé son regard vers le haut et découvert les empreintes. Homme d’une époque qui a foi dans la raison et le progrès, Félix Régnault est confronté à l’inépuisable mystère de l’art pariétal – autour duquel Michel Jullien développe son regard et ses rêveries pensives dans Combarelles -, comprenant sans doute avec les empreintes de main que l’homme ancien avait déjà inventé «ce qu’aujourd’hui nous appelons tout à la fois langage et le mystère».



« Félix ce jour-là se trouve face à une paroi opaque et les ténèbres qui l’enveloppent, au lieu de s’éclaircir comme elles le faisaient toujours sous la double poussée de la science et de la raison, se sont au contraire épaissies. Car voilà, aujourd’hui, Félix a découvert un mystère. L’homme ancien n’était pas cette moitié d’animal dont ils ont jusqu’ici patiemment recensé les vestiges et les débris mais au contraire un être de rituel et peut-être aussi de langage qui traçait au plus profond des grottes des signes que personne ne pourra jamais comprendre ni expliquer. Le mystère des origines, celui-là même qu’ils croyaient bientôt pouvoir percer, leur revient en pleine face d’un revers de main. »



Quelques mois plus tôt, en mars 1906, la plus grande catastrophe industrielle européenne s’est produite dans les mines de Courrières, ayant causé la mort de plus de mille hommes, les actionnaires ayant préféré noyer la mine pour pouvoir la sauver en emmurant vivants les mineurs. Malgré l’abandon des recherches, certains ont survécu sous terre pendant plusieurs semaines avant de ressurgir tels des cadavres revenus de l’au-delà. Pour évoquer cet enfer souterrain, Bruno Remaury a sans doute lu les récits des rescapés de cette catastrophe, rassemblés dans un livre édité à l’Œil d’or (La catastrophe des mines de Courrières, 2006).



« Au long de cette ligne verticale qu’avait un jour tracée l’homme ancien afin de savoir, pour lui-même et les siens, où le monde allait, eux sont tout en bas, dans ce nouvel enfer où l’Orcus des anciens s’est réincarné en fils monstrueux de la raison et du progrès, du machinisme scientifique et des vaines promesses d’une humanité délivrée. À un moment de leur récit, les mineurs racontent qu’ils se sont retrouvés dans l’écurie, vaste salle à la voûte taillée dans le rocher construite par l’administration de la mine et qui est, disent-ils, en train de devenir leur tombeau. Ils sont assis là, comme les dormants d’Ephèse, mais sans pouvoir dormir, apeurés qu’ils sont, seuls sous la voûte comme l’était l’homme ancien quand les monstres l’entouraient dans l’obscurité. »



Autour de trois périodes de l’Histoire, 1906, 1506 et 1946, Le Monde horizontal, livre d’une richesse inépuisable, relie en une marqueterie fascinante de mythes et de figures réelles comme fictives, des chroniques du savoir vacillant, des vaincus et des ruines produites par le fracas de la modernité, racontant comment le regard de l’homme sur le monde s’est aplati, abandonnant sa grandeur verticale au profit d’une expansion horizontale, au sens étiolé désormais gouverné par les impératifs économiques.



Quatre siècles plus tôt dans le château des Sforza à Milan, un adolescent de seize ans, Francesco, vient d’entrer au service de Léonard de Vinci, dans cette bâtisse où Leonard a peint des arbres enchevêtrés, « arbres des origines » qui permettent à Bruno Remaury de relier la Renaissance aux racines de l’homme ancien. À la manière de Pierre Michon dans Maîtres et serviteurs, Bruno Remaury n’entre pas dans l’éblouissement face à l’œuvre du maître mais, par la voix de Francesco Melzi, « le seul de ses disciples à le suivre dans tous ses voyages, jusqu’au dernier, vers la mort», partage son regard sur le monde. Un regard empli de cette eau qui entoure Milan, hanté par la crainte du jugement dernier et du déluge, du flux incessant des forces naturelles, depuis que la déforestation, qui a débuté plusieurs siècles auparavant, a transformé les alentours de Milan en une plaine liquide.

1506 est aussi l’année de la disparition de Christophe Colomb, l’année où le cartographe Martin Waldseemüller travaille au dessin de son planisphère. Léonard de Vinci a fait le portrait de l’un de ceux qui se sont aventurés à l’époque sur les immenses plaines liquides à la recherche de nouvelles terres émergées, Amerigo Vespucci, parti à la suite de Christophe Colomb sur cette voie « où allaient s’engouffrer les réprouvés du monde entier, et ils seront nombreux ceux qui saisiront la perche tendue afin de franchir les eaux gonflées du grand fleuve Atlantique et s’en iront, à la suite d’Amerigo, vivre dans le paradis qu’il a décrit. »



« Les confins du monde n’ont pas tous été explorés mais ils ont été atteints et ont, de ce fait, cessé d’être les franges inconnues et magistrales du divin. Le quatrième chapitre du grand livre s’est ouvert, d’un coup la terre s’est trouvée dépliée et dans le même temps dépossédée de son caractère secret, et sacré, pendant que l’homme en retirait le sentiment qu’il pouvait toute entière la figurer, l’embrasser, la comprendre, ta tenir pour ainsi dire dans le creux de la main. Ça y est, à présent que la terre est étirée aux quatre coins de la plaine liquide, tout est prêt pour que l’homme puisse de tous côtés se tourner et qu’il ne soit plus, par la paume, au centre de la pierre, attaché. La nuit de la grotte et le fracas de l’océan, des bêtes et de la forêt vont peu à peu laisser la place au bourdonnement industrieux de la ville, au murmure de la plaine, au glissement de l’eau le long des canaux endigués. »



Récit du désenchantement de la modernité porté par une écriture rare, évocateur du chant élégiaque d’Au fond de la couche gazeuse de Baudoin de Bodinat, Le Monde horizontal se présente sous une forme plus fluide au croisement de l’essai et du récit, avançant en flux et stases, grâce aux fils de soie qui relient moments et personnages, comme ceux des Anneaux de Saturne de W.G. Sebald.



1946.Venant du front du Pacifique, un groupe de soldats américains démobilisés traversent l’Amérique pour rentrer chez eux. L’un d’entre eux, Harry, devient chauffeur de bus chez Greyhound, ces bus dans lesquels tout peut arriver en Amérique, et notamment l’agression d’Isaac Woodward, vétéran au nom de patriarche biblique, agressé par un policier parce qu’il était noir. Harry qui sillonne l’Amérique au volant de son bus, note que la libération n’a pas apporté la paix mais la peur, avec la possibilité de la destruction de l’humanité par l’atome. Il note le regard vide de l’homme moderne, dans un monde désormais cartographié, arpenté, libéré du secret et du sacré, « être condamné, au lieu de faire l’expérience du monde, à se contenter de ses fantômes » selon les mots de Günther Anders, alors que démarrent les essais nucléaires américains dans l’atoll de Bikini, en juillet 1946.



« Ça y est, l’Amérique a donné un visage au monstre qui va rester longtemps tapi au cœur de sa nuit, dans le coin sombre des peurs du monde contemporain. Et plus elle rejoue la fin du monde pour mieux démontrer sa force au monde entier, plus elle donne corps à ses peurs même s’ils ne sont pour l’instant que des corps de celluloïd peints. »



Assemblant les chroniques d’une humanité lancée dans une expansion horizontale sans but, après s’être libérée de l’enfermement de la grotte et des peurs archaïques, confrontée à l’épuisement du sacré et aux peurs de l’extinction, Bruno Remaury compose avec ce livre publié en août 2019 aux éditions Corti un admirable enchaînement de portraits, sous le signe des photographes August Sander et Diane Arbus, qui n’auront cessé de donner un visage à ceux qui vivent dans les marges du monde.



Retrouvez cette note de lecture et beaucoup d'autres sur le blog de la librairie Charybde :

https://charybde2.wordpress.com/2020/04/26/note-de-lecture-le-monde-horizontal-bruno-remaury/
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Rien pour demain

Qu’ont en commun Jean, jeune poète mort au combat dans les premiers jours de la Grande Guerre, Valentin, ouvrier chez Renault, Brenda, beauté fanée qui s’ennuie tellement qu’elle n’ose se l’avouer, Sir John, astronome ou encore Cixi, la dernière impératrice de Chine ?

Ces personnages, en partie fictifs, ont un fond de vérité (inspirés de ...) et servent à illustrer un rapport au temps particulier : le temps qui passe, le temps qui s’arrête, celui où on s’ennuie, celui qui traverse l’univers.

Le narrateur pose un regard à la fois très mélancolique et critique sur ce temps qui passe.

D’ailleurs le temps n’a t-il pas une connotation politique ? Pour les riches, le temps est souvent lié à l’argent : celui de la productivité, faire toujours plus en moins de temps. Pour les autres, ils courent souvent après, histoire de souffler ou contempler.

Ce récit n’est ni un essai ni un roman. On se situe entre les deux. Le texte entrelace à la fois faits réels et fiction sans chronologie particulière. C’est très documenté (l’auteur a étudié les sciences sociales et ça se voit), nourri de mythes (Chronos est bien là puisque le sujet principal est bien le temps !) sans pour autant que cela alourdisse le récit.

Lecture étonnante, au début un peu déroutante, mais finalement passionnante où on se prendrait presque à compléter le récit par un passage sur cette période si particulière que nous venons de traverser avec le confinement.

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Le monde horizontal

Il n’est pas évident de ranger le texte de Bruno Remaury dans une case évidente. Plus d’une fois, on pense à "Europeana. Une brève histoire du XXe siècle" de Patrick Ourednik, qui partageait en 2004 un souhait proche de brosser un portrait de l’humanité en quelques pages ramassées. La chronique de Remaury tire quelques fils thématiques : la grotte comme lieu d’initiation, le rôle des sans grades (voire des « sans nom » chers à Walter Benjamin auquel il est fait référence sur la 4e de couverture), le développement extensif - à l’horizontale - de l’humanité à l’échelle de la Terre, la catastrophe.

De jeux d’échelle, il est constamment fait usage dans les basculements entre macrocosme et microcosme. Ce sont en effet des destins d’anonymes, un chauffeur de bus, un préhistorien amateur, une émigrante, qui permettent de mieux parler du monde, du cosmos, de l’humanité, cette chose imprécise qui nous dépasse et dont les dérives épousent désormais, dans le contexte de l’Anthropocène, celle des continents.

Toujours dans le même registre, l’auteur met en scène des personnages en lien (soit qu’ils les découvrent ou qu’ils les créent) avec des objets offrant une image du monde en réduction. On pense par exemple aux peintures des grottes ornées, aux cartes géographiques, au projet de portrait photographique des hommes du XXe siècle par August Sander, aux toiles peintes par Jackson Pollock…

Ce texte est essentiel, car par le biais d’une narration naviguant entre chronique, récit historique et mythe, il nous offre quelques clés, bien entendu non exhaustives, de compréhension de l’histoire de l’humanité. Le lecteur n’en sortira pas moins dépourvu face à la conscience de sa place dans ce mouvement inexorable, mais il aura eu, fétu de paille, l’impression d’y saisir quelque chose…

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Rien pour demain

Les chroniques intranquilles du « Monde horizontal » (Corti, 2019), récit du nivellement de la verticalité mystique au profit d’un expansionnisme économique horizontal et mortifère, démarraient au tournant du XXème siècle, en 1906, avec la découverte archéologique des grottes de Gargas par Félix Régnault, juste avant la catastrophe des mines de Courrières.



« Rien pour demain », paru en 2020 aux éditions Corti, débute également en ce point de chavirement du monde, dans l’affolement de l’accélération du temps et les fracas de la Grande Guerre, semblant faire écho au texte de Marcel Cohen, « À des années-lumière » (Fario, 2013), qui s’ancre dans cette rupture de 14-18, de l’abattage de masse « industrialisé » et de l’avènement du règne sans égal du calcul économique, entraînant le monde à des années lumières d’une civilisation ancestrale et semblant presque immuable. Marcel Cohen rappelle dans ce livre qu’on trouve sur les murs du Panthéon à Paris les noms de cinq cent soixante écrivains français tués à la guerre entre 1914 et 1918, et que nos bibliothèques comportent de grands trous invisibles, suites de ces pertes immenses. Réunissant personnages réels et fictifs dans son récit, Bruno Remaury plonge le lecteur dans l’évocation des désastres de la Grande Guerre en puisant dans les lettres de guerre du poète Jean de Mirmont. « On se demande s’il restera encore de l’acier sur cette terre quand tout cela sera fini écrit Jean. » La violence des orages d’acier mais aussi la longueur de cette guerre, à la fois infiniment étirée et hachée, redéfinit la notion même de temps.



L’avènement du monde horizontal est aussi l’avènement du temps unidirectionnel, qui ne s’écoule que dans une direction unique et irréversible, propriété du temps énoncée en 1927 par l’astrophysicien Arthur Eddington. Avant le précipice ouvert par la Grande Guerre, le temps avait d’autres visages, celui de la lenteur circulaire « des cycles, de la giration des astres, de la ronde sans cesse recommencée des jours et des saisons, de l’alternance du labeur, des fêtes, de la prière » et celui de la finitude et des grands effondrements, du deuil et des guerres.



Le texte de Bruno Remaury s’affranchit de la flèche du temps et, reprenant la structure narrative du « Monde horizontal », poursuit cette méditation prolongée sur la nature de notre modernité, composant une marqueterie de situations et de personnages universels de la petite et de la grande histoire, admirable montage littéraire sous le signe de la mythologie et des contes, dans les ombres tutélaires de Walter Benjamin et de Charles Baudelaire.



Après la boue et les champs de cadavres de la Grande Guerre, débâcle inoubliable sous la plume de Claude Simon, comment reprendre le fils du temps pour ceux qui en sont revenus ? Le fil de la vie se renoue et ils trouvent à s’embaucher chez Renault pour Valentin, ouvrier fraiseur à Boulogne Billancourt, ou dans un garage de la Porte des Ternes pour Émile, spectateur émerveillé des éclairages au néon, du flot des passants et des beautés fugitives de Paris. Mais « la guerre et le commerce sont deux moyens d’appropriation et les deux faces d’une même rapacité » (Claude Simon, La route des Flandres) et l’industrie brise les rythmes anciens et la joie de vivre, le quotidien laborieux abimant les « corps courbés qui répètent les mêmes tâches, les mêmes gestes » avec la mise en place de la taylorisation dans les années 1910, événement emblématique de l’avènement du tout-économique.



L’expansion de la photographie consacre la fin du temps long et le triomphe de l’instant. La deuxième partie de « Rien pour demain » opère un retour aux sources de cette invention depuis le premier portrait de Daguerre en 1837, autour de la personnalité captivante de John Herschel, astronome et pionnier de la photographie.



Imperatrice CixiLa temporalité ancestrale s’ancrait dans l’observation des astres et quand John Herschel observe l’explosion d’une étoile au Cap en 1837, il ne peut comprendre qu’il est le témoin de la fin d’un monde, et que l’invention photographique à laquelle il va plus tard donner un nom va marquer l’effondrement de la conception ancienne du temps. « Quand il ne baptise pas les lunes de Saturne, Sir John donne son nom à la photographie et là encore ce n’est pas le moindre des cailloux blancs que Saturne et la photographie soient ainsi, par lui rattachées. » En écho aux « Anneaux de Saturne » de W.G. Sebald, Bruno Remaury évoque les portraits et la chronique de la fin du règne de l’Impératrice chinoise Cixi dans un empire millénaire agonisant.



W.G. Sebald assemblait les boucles narratives des « Anneaux de Saturne » telles des fils de soie ; Bruno Remaury place ici son récit sous le signe de Chronos, de Saturne et des parhélies comme celui rapporté en 1908 par un fonctionnaire français en poste dans le Yunnan et interprété par les chinois comme le signe annonciateur de la fin d’une dynastie. Profané trente ans plus tard, les os blanchis de l’Impératrice Cixi étaient jetés aux chiens tandis que son portrait était voué à voyager éternellement dans des palanquins dorés, allégorie de la destruction du monde et de la sacralisation des images à l’œuvre, la société de consommation moderne transformant à partir des années 1950 les femmes et les hommes en camés des images sur papier glacé pour reprendre l’expression de Susan Sontag, alors que la marchandisation du temps gagne du terrain depuis les heures de travail jusqu’à celles des loisirs.



Tissant des chroniques érudites et poétiques du passé, la mélancolie de l’écrivain n’est pas ici de l’ordre du regret mais la figuration par l’écriture du temps moderne comme course à l’abîme, « un présent permanent qui a oublié la notion de recommencements pour se transformer en une suite ininterrompue d’instants, un temps dans lequel nous sommes tout entiers occupés à cultiver l’oubli et, tel le lapin blanc, à courir plus vite, toujours plus vite afin de nous maintenir sous le jour permanent de l’événement. »



Tandis que la télévision, les vidéos sur Internet et le déferlement des images ont transformé le statut de l’image, consacrant la disparition de l’aura définie par Walter Benjamin, « l’image moderne est bizarrement devenue une machine à fabriquer de l’amnésie, images sans passé ni futur qui, telle la jeunesse dont parle Mishima, se contentent de passer d’un moment à l’autre ». Personnifié dans l’antiquité grecque par le dieu Kairos, l’éternel présent prend les traits de Peter Pan au XXème siècle sous la plume de J.M. Barrie, instant triomphant ayant définitivement et tragiquement vaincu le capitaine Crochet.



Une manière de résister à l’immersion du monde dans l’instant tyrannique et à la marchandisation croissante des heures est de recréer du temps long dans le geste artistique, à la manière de Claude Monet qui dans ses séries se remet cent fois sur le même paysage, « meules de foin, pont de Londres, vallée de la Creuse, cathédrale de Rouen, nymphéas. » Bruno Remaury réussit aussi à fabriquer du temps, à recréer une circularité foisonnante du temps au cours de la lecture, avec ce livre qui forme un diptyque admirable avec « Le Monde horizontal ».



Retrouvez cette note de lecture et beaucoup d'autres sur le blog de la librairie Charybde : https://charybde2.wordpress.com/2021/06/19/note-de-lecture-rien-pour-demain-bruno-remaury/?fbclid=IwAR2Hvh4Lw5cq3du5DHvGtlhwpNTq5kE9blvUYvmGd2srCv90pffpjNPFsQA
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Le monde horizontal

Toujours dans le cadre du prix des lecteurs Privat 2020, j’ai lu en décembre un livre qui ne rentre pas dans la catégorie des romans et qui est atypique par bien des aspects : il s’agit du livre de Bruno Remaury Le monde horizontal.

Ce monde horizontal dont l’auteur nous livre l’histoire en 150 pages est l’Humanité mais présentée, chroniquée à travers des anonymes et des célèbres.

Voici la présentation de l’éditeur – Corti

Ce texte, qui mêle fiction et faits réels, entrelace petites et grandes destinées prises dans les mouvements invisibles du monde. S'y croisent un préhistorien amateur, des ogres, des mineurs rescapés, des figures bibliques, August Sander et Christophe Colomb, Léonard de Vinci, un lettré, une jeune émigrante, un chauffeur de bus, des essais nucléaires, Jackson Pollock ou Diane Arbus.

Fonctionnant par fragments et associations, Le Monde horizontal dessine en la suggérant l'évolution de notre rapport au monde, de la verticalité des astres et des dieux du début des temps à l'horizontalité indéfiniment répétée de la civilisation qui nous entoure. Au bout de ce parcours, dont le lecteur est aussi le traducteur, reste la figure de l'homme, sa place dans le monde, les multiples visages de sa détresse.

Au fond il s'agit d'une chronique au sens qu'en donne Walter Benjamin : une narration faite d'une superposition de couches minces et transparentes, qui se passe d'explication, et à laquelle le récepteur donne sa signification.

Et mon avis sur ce livre ? Tout d’abord j’ai franchement été exaspérée non pas par le fond mais par la forme. Je m’explique. Enseignante de français, je me bats au quotidien pour que les élèves ne commencent pas leurs phrases par « car » et en 10 pages, j’en comptais déjà trois ! Une fois la dimension orale, chroniquée acceptée par votre humble lectrice qui avait mis aux oubliettes son costume de prof, je pouvais enfin apprécier la lecture de cet ouvrage atypique ! Il tisse des liens entre les époques, les lieux rappelant que l’humanité est un tout qui se répète dans ses interrogations, ses recherches.

« C’est peut-être cela le monde horizontal, un monde dans lequel une vision mythologique de l’espace a remplacé une vision mystique du temps. Un monde qui pense son accomplissement non plus dans un futur situé devant lui mais dans un présent permanent situé autour de lui, latéralement en quelque sorte »

Cette citation souligne le rôle majeur de ce récit hors norme : faire réfléchir le lecteur à son rapport au monde.

En résumé : un récit hors norme qui est un aiguillon pour la réflexion.

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Le monde horizontal

Pour moi le plus beau livre de cette rentrée littéraire, pour son écriture ample et magnifique, mais aussi la manière magistrale dont le livre est composé, et l'humanité qui s'en dégage. Bouleversant, intelligent, poétique, brillant.

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Le monde horizontal

Bruno Remaury fait preuve d'ambition. Pour son premier roman, il s'est donc logiquement fixé un vaste projet, celui de revisiter l'Histoire de l'Homme et de repenser notre rapport au Monde, en 170 pages. Vaste projet. Mais, avec son vague aspect d'ébauche aux coutures apparentes ou de film documentaire maladroitement monté et diffusé en accéléré, je crains justement que son projet n'en soit resté à l'état.

La suite sur Touchez mon blog, Monseigneur...
Lien : https://touchezmonblog.blogs..
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Le monde horizontal

Dans un récit entrelaçant faits réels et fiction, Bruno Remaury montre en trois dates historiques comment l’humanité a fini par niveler ses aspirations mystiques au profit d’un expansionnisme mortifère.
Lien : https://next.liberation.fr/l..
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Le pays des jouets

Bruno Remaury poursuit avec force, exigence et une rare intelligence un "travail" d'investigation sur notre modernité et les mythes souvent inaperçus qui nous constituent. Sa forme est celle d'une chronique qui relient des éléments ou des micro-récits apparemment disparates et qui font sens, pour peu qu'on accepte de les accompagner et de les prolonger. Ce dernier livre est admirablement écrit, non parce que le "style" serait soigné (il l'est) mais parce que l'écriture est d'une rare intensité. Ces récits, mais faut-il associer ou comparer pourraient être associés à ceux de Sebald. C'est dire leur qualité et leur tenue. Merci donc à cet auteur.
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