La vie est sacrément mal foutue. Tu commences par le meilleur, neuf mois de baignade en eau chaude, nourri, blanchi à l'œil.
Ses discussions avec Jefferson l’avaient intriguée. Ils partageaient cette crainte de l’utilisation de la technologie pour améliorer les capacités et compétences des hommes, si des limites n’étaient pas fixées, si la liberté si chèrement prônée dans la société n’était pas laissée entre des mains avides de pouvoir ou d’argent.
Ookpik, c'est un rapace. Libre, non domesticable, non influençable. Il survole silencieusement les grands espaces, lesplaines enneigées et les prairies sucrées. Au-dessus des nuages, ses yeux observent le petit monde d'en bas. Pas une once de superflu, de vanité, d'artifice, de séduction. Intégralement blanc, pur, lumineux.
La cueillette et la chasse unissaient les hommes, soudaient la communauté dans une activité lente qui offrait du temps à la réflexion, à l'observation. Les animaux étaient respectés, les cycles de vie des végétaux suivis, accumuler n'avait pas de raison d'être. L'Homme s'adaptait aux changements climatiques, modifiant son corps, son habitat, avec la conscience d'être un parmi les animaux du grand cycle de la vie. Un animal différent, capable d'organiser l'existence de la communauté, de développer une abstraction. L'agriculture et l'élevage avaient contraint les hommes à vouloir dominer, à travailler de longues heures tous les jours pour pouvoir nourrir une population grandissante qui accumulaient les besoins.
Et puis la main a un rôle esthétique important. La main et le visage sont découverts dans la rencontre. Ils traduisent ou trahissent les signaux de l’âme et du cœur. Une main déformée ou cicatricielle sera cachée, en particulier à l’adolescence, accroissant la négligence cérébrale. La main de l’artiste est montrée, parfois exhibée, valorisée, voire sacralisée. La main peut être ornée pour accentuer son attrait ; bagues, vernis ou gants vont sensualiser cette main. Poudres et crèmes vont l’adoucir et augmenter sa puissance tactile.
Si on avait le choix des gènes, il y aurait moins de crétins, je suis sûr. Mais peut-être qu'ils sélectionneraient tous la tête de Barbie pour les filles et de Tom Cruise pour les mecs.
Les événements majeurs de la vie d’un homme sont : la naissance, l’initiation et la mort physique. Le plus important de tous est le second qui confère un sens au premier et dénie tout pouvoir destructeur au troisième. Le rite de passage, c’est la renaissance, la résurrection, le changement et la purification. Cette purification c’est la réunion du corps et de l’esprit.
Aucune vie récente ne lui convenait. Aucune vie ne pouvait lui apporter la simplicité heureuse de ces premiers Européens. L’initiation a été stoppée avec l’arrivée d’homo sapiens. Il a lutté toutes ses existences, enrichissant ses mains de cueillette et de chasse, ses doigts de peinture, d’écriture et de musique, sans trouver le chemin final de l’initiation.
Dans le langage, les mains sont utilisées spécifiquement comme complément des lèvres et de la bouche. Tous les peuples ont développé des idiomes gestuels, des usages que les policiers, les conducteurs de travaux, apprennent. Le code gestuel des malentendants est une véritable langue à part entière, qui combine soixante gestes des mains dans un espace, un mouvement, associés à une mimique du visage qui créent une syntaxe, une langue reconnaissable dans le monde entier. Même si de grandes différences existent entre les régions, les pays, c'est probablement le langage le plus proche de l'universalité, grâce à la complexité de gestes que les mouvements de la main et des doigts permettent.
Les liens sociaux s'évaporaient. Les citadins avaient perdu l'autonomie de gestion de la vie quotidienne, s'arcboutant sur les assurances, la technologie, la justice pour ne pas assumer une parole, une panne, une erreur. Et, l'honneur d'être humain perdu, se pavanaient dans de belles voitures, un téléphone et une montre solidement accrochés à un corps trop grand, fragile, dont la médecine prolongeait les organes. L'autonomie affective, apprise dans la lenteur, l'émancipation, la grandeur de la Nature, faisait place à une dépendance. Dépendance à une sexualité pornographique, à des relations éphémères décrites avec emphase pour camoufler la peur de la solitude, du vide, de l'ennui.