
Roux, un peu comme le feu, tu sais ?
J’avais appris que le concept des couleurs était quelque chose de très compliqué. Le roux se rapprochait du orange par exemple, mais il n’y avait pas simplement un orange. Il y avait différentes nuances, toutes subtiles et uniques, chacune d’entre elles capable de provoquer une émotion ou une réaction différente. Alors à quoi ressemblait cette couleur roux feu ?
Calvin Winter avait-il les cheveux comme une orange ? Comme un potiron ? Il me semblait que certains panneaux de signalisation de travaux étaient orange… Même l’image du feu était compliquée pour moi. Certaines personnes me disaient que le feu était plutôt jaune, tandis que pour d’autres, cela tenait davantage du rouge. Ou cela pouvait être comme le gaz en combustion d’une cuisinière ; ce qui, on me l’avait appris, était en réalité bleu.
Mais ces noms de couleurs ne signifiaient rien pour moi.
Pour moi, Calvin était gris. Ses yeux étaient gris, ses taches de rousseur étaient grises. Je n’avais jamais fait l’expérience de cette couleur rousse qu’avaient ses cheveux. Alors pourquoi un homme – qui, pour moi, avait la même couleur qu’un coucher de soleil ou une crotte de chien – semblait se détacher du monde désaturé autour de lui comme personne avant ? Je n’arrivais pas à me l’expliquer.
Le gris n’est pas si moche comme couleur.
— Bienvenue chez Grant. Vous êtes venu pour les plats faits maison… restez pour ce joli petit cul.
— Est-ce que tout le monde reçoit cette offre ? demanda Jun alors qu’il entrait.
— Seulement les linguistes qui luttent contre la criminalité.
— En voilà une petite liste.
Je fermai la porte et me tournai pour le regarder.
— Tu serais surpris. Je pense que je peux te caser entre deux déjeuners chaque mercredi. Qu’en penses-tu ? Des omelettes à partir de rien, suivi par ton avant et mon derrière ?

Neil leva son appareil et commença à appuyer sur les boutons du menu. Après un moment, il retira la sangle de son cou et tourna l’écran pour que je puisse le voir.
— Qu’est-ce que tu en penses ?
— Millett, aboya Calvin.
— C’est une oreille.
J’avais devant moi la photo d’un dessin sur une feuille de papier. Style ancien. Similaire à la reproduction de l’œil laissée sur mon message.
— Sans déc’, Sherlock, ironisa Neil.
— Désolé, rétorquai-je froidement. Étais-je censé déceler un sens plus profond dans cette lettre d’amour de Van Gogh ?
— Tu pourrais essayer. Je suis bon pour me faire passer un savon maintenant, fais en sorte que ça en vaille la peine.
Je levai les yeux au ciel et lui pris l’appareil photo. En rapprochant l’écran pour l’étudier avec attention, je vis que c’était un très beau dessin, pour autant que je pouvais en juger. Fait par un professionnel. Ou un amateur très doué. Mais cela allait plus loin que la compréhension et le respect de la réalité. C’était presque… médical. Ce n’était pas le dessin d’une oreille, mais l’étude anatomique d’une oreille.
Calvin s’assit lentement sur le bord du lit.
— La guerre des os ?
— Une période de chasse au fossile effrénée aux États-Unis entre… mmh… entre les années 1870 et 1900. Je vais te retrouver les dates précises, proposai-je en posant l’ordinateur sur mes cuisses.
— Ça peut attendre, insista Calvin. Mais ce n’était pas une véritable guerre.
— Non, enfin, techniquement non. C’est une rivalité entre Cope et un autre paléontologue, Othniel Charles Marsh. Ils ont littéralement investi toute leur carrière et leur fortune dans le sabotage, l’humiliation et le dépassement de l’autre.
— Pour des dinosaures, commenta froidement Calvin en buvant une autre gorgée.
— Des gens tuent pour moins que ça.
— C’est vrai, admit-il en avalant le café, un sourcil relevé. Donc tu crois que c’est ça la guerre d’intellects à laquelle les messages font référence ?
— Tu es malade ? demanda-t-il en posant une main sur mon front comme le font tous les parents.
— Non, je vais bien.
Il fronçait toujours les sourcils. Puis, il comprit et ses traits s’illuminèrent avant qu’il ne soupire en secouant la tête.
— Oh Sebastian…
— J’ai rien fait.
Mon père posa une main sur une hanche, l’autre tapotant sur le plan de travail.
— C’est vrai.
— Où est Calvin ?
— Il travaille, insistai-je.
— À l’Emporium ?
— Euh…
— Je n’arrive pas à comprendre comment il peut arriver autant d’ennuis à une seule personne, souffla-t-il en allumant la cafetière.
— Apparemment j’ai une réputation dans le coin.
— Quel genre de réputation ?
— Je ne sais pas, répondis-je en haussant les épaules.
— De découvreur de cadavres compulsif.
Difficile de nier.
Je ne voulais pas sauter sur des conclusions paranoïaques, même s’il me sembla que personne ne m’en aurait voulu, alors, sans lâcher l’enveloppe, je demandai à Calvin :
— Tu veux que je l’ouvre ?
— Attends
Calvin alla jusqu’à la porte d’entrée, tourna dans la cuisine, à gauche au bout du couloir, et ramena peu après un petit couteau. Avec soin, il coupa le haut de l’enveloppe tandis que je la tenais du bout des doigts.
Une fois que Calvin eut fini, je laissai tomber son contenu sur la table. Il en sortit un sac de congélation contenant une sorte de purée, suivi d’une feuille de papier. Je posai l’enveloppe à côté, pris le sac en plastique et le levai pour qu’on puisse l’examiner à deux.
— C’est un œil, affirma Calvin.
— Respire profondément, murmura Calvin.
Puis le bout de son sexe entra en moi, forçant un passage au centre de l’anneau de muscles.
— Nom de Dieu, jurai-je.
Calvin maintint mes hanches d’une main et me caressa tendrement le long de la colonne vertébrale de l’autre. Cela n’avait jamais été ainsi avec mes autres partenaires. Calvin était si différent d’eux. Rien que ces minuscules preuves d’affection marquaient mon corps et ma mémoire au fer rouge. Et sur ma peau, chaque caresse de ses mains calleuses me rappelait que Calvin se souciait de mon bien-être physique, qu’il me respectait et qu’il m’aimait.

— J’ai reçu un autre mot, aujourd’hui.
— Tu as quoi ? demanda Calvin en posant sa tasse et dirigeant son attention sur moi.
— Un mot ? s’enquit Quinn.
Je le tendis à Calvin.
— Il était scotché à une brique sur le comptoir.
Lorsqu’il releva les yeux du message, j’expliquai tout, depuis la brique sur le trottoir jusqu’à la deuxième visite de Luther, en passant par celle de la police.
À m’entendre raconter cela à voix haute, j’avais l’air fou.
Quelqu’un s’était introduit dans mon magasin ?
Me harcelait avec des briques et des notes non menaçantes ?
Inutile de se demander pourquoi Quinn me regardait étrangement lorsque j’eus fini.
— Eh ben, commença-t-elle. Merde, c’est trop bizarre.
Je me penchai sur le côté pour voir l’unique mot écrit sur la lettre que Calvin tenait toujours.
Curieux ?
Oui. Et désormais, les autres l’étaient aussi.
Les briques n’étaient indéniablement pas choisies au hasard. On ne s’y attendait tellement pas, elles étaient si intrigantes, que les gens en parlaient. Quand on veut engager la curiosité de quelqu’un, il faut la nourrir.
— Barnum, affirmai-je, un peu surpris de cette idée.
Calvin me regarda en pliant la lettre.
— Mmh ?

La communauté des antiquaires n’avait pas beaucoup de membres de trente-trois ans. Et certains ne souhaitaient pas prendre les petits jeunes comme moi au sérieux. La plupart n’avaient aucune idée du travail qu’il m’avait fallu pour arriver où j’en étais.
Je m’étais endetté pour obtenir mon Master of Fine Arts et avais passé plusieurs années à être une sorte d’apprenti pour un des plus gros connards du milieu, j’ai nommé mon ancien patron, Mike Rodriguez. J’étais fier de mon magasin, et j’avais travaillé trois ans pour mettre en valeur d’obscures reliques de notre passé et éduquer les gens à leur sujet. Désormais, mes clients ne cessaient de revenir parce qu’ils savaient que les connaissances, les objets et l’attention qu’ils recevraient seraient au top. Depuis, l’Antique Emporium de S. Snow était devenu le genre de boutique que le salon de l’antiquité du Javits Center contactait, demandant que je parraine l’évènement.
J’avais donc beau être l’un des membres les plus jeunes de la communauté, puisse Dieu avoir pitié du pauvre bougre qui prendrait mon argent durement gagné et ne satisferait pas mes attentes en retour.