— Inutile d’avoir des vues sur celui-ci. Vous perdrez votre temps.
Gênée, je tournai vivement la tête.
— Je ne comprends pas ce que vous entendez par là.
— Oh, si ! Le garçon McCarthy. Il n’est pas… disponible.
— « Disponible » ?
— Je vais vous expliquer. Il est en grandes vacances. Il va à l’université à Durham. Mais pas n’importe quelle université. La sienne s’appelle Ushaw College.
Elle s’accouda au bureau et me regarda d’un air étrangement affligé.
— Je n’en ai jamais entendu parler.
— Le contraire m’aurait étonnée. C’est un séminaire.
— « Un séminaire » ? Vous voulez dire, il va être un genre de pasteur ?
— Pas un pasteur comme vous et moi les connaissons. Il est catholique, Miss Westcott. Il va devenir prêtre.
- C’est le cas, mon amour. Un mariage ne dure qu’un jour. Notre union durera toute la vie.
-C'est le bébé? Il ne doit naître que dans quelques semaines.
-Je suppose que Dieu en a décidé autrement. Il arrive. Mais, cette fois, quelque chose n'est pas normal.
-Dieu n'a rien à voir dans tout cela.
Il ignora mon blasphème. A l'instar de la plupart des habitants de ces viles si pauvres, quand le besoin de mes capacités d'infirmière l'emportait sur leur désir de piété.
- Je t’aime. Quoi qu’il arrive, tu peux compter sur mon amour. Rien ne pourra jamais changer mes sentiments.
Il était ahurissant d’observer la vie quotidienne continuer au milieu d’un paysage aussi dévasté. Voir le laitier enjamber des piles de gravats pour livrer son lait dans les maisons restées debout. Emprunter une rue que j’avais remontée deux jours auparavant et me trouver nez à nez avec un trou si profond que j’avais l’impression que j’allais voir le centre de la terre. Le spectacle le plus perturbant était peut-être celui des quelques bambins demeurés à Londres qui sautillaient dans cette nouvelle aire de jeux en béton et se fabriquaient des jouets à partir des reliques de quelque disparu.
Nous passâmes les deux dernières semaines à prétendre qu’il n’y avait pas de guerre, que la vie était belle et légère. Plusieurs fois, nous allâmes au cinéma, dépensant nos économies si soigneusement gagnées. Le temps d’un film, nous oubliions les soucis du monde. Lorsque Pinocchio sortit, nous vîmes le dessin animé deux fois d’affilée. Nous dînâmes dans des restaurants abordables et fîmes l’amour le soir comme si le lendemain n’existait pas. Ce qui pouvait très bien se révéler exact.
Peu de temps auparavant, j'aurais jubilé de pouvoir dire que j'allais voir un spectacle si populaire. Mais j'avais tourné la page sur de telles frivolités. Je ne vivais désormais plus que pour le bonheur d'être mariée et aimée.
Je n'allais pas tarder à apprendre que je devais m'accrocher à ce bonheur de toutes mes forces. Non seulement mon petit monde était sur le point de basculer, mais le monde entier allait bientôt se voir bouleversé.
Le 3 septembre, l'Angleterre déclarait la guerre à l'Allemagne.
Un mariage ne dure qu'un jour. Notre union durera toute la vie.
Je veillerai sur vous, je prierai pour vous et, si cela devait arriver, je me battrais pour vous sauver. C'est la raison pour laquelle les hommes partent pour la guerre. Nous prétendons que c'est pour la gloire, l'honneur, la victoire. Mais ce n'est pas le cas. C'est pour nos proches. Pour ceux auxquels nous tenons.
- Vous tenez donc à moi ?
Sa voix s'adoucit puis se transforma en murmure.
- Vous le savez bien.
"...n'aime pas la duplicité..."
"...dix mille choses..."
"...j'interdis..."
"...secrets..."
"...je vais m'enrôler..."
"...seras en sécurité ici..."
Même s'ils étaient indésirables, les souvenirs que ces mots faisaient naître persistaient à m'assaillir. Comme une artillerie, ils martelaient les vestiges de ma forteresse, y faisant des trous qui, morceau par morceau, laissaient filtrer le passé.
Les voix de ceux que j'avais aimés, de ceux que j'avais quittés, s'élevèrent en moi comme une vague, jusqu'à ce que, submergée, je m'écroule à terre et m'abandonne à mes larmes.
Elles avaient beau me brûler la peau, je ne fis rien pour les essuyer. J'étais censée souffrir à cause de ce que j'avais fait. Ma punition éternelle. Peut-être n'était-ce que le début de mon calvaire.