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Citations de Carlo Sgorlon (19)


Désormais je pouvais disparaître dans la Russie infinie, et rien dans l'ordre du monde ne changerait. Et puis moi, au fond, je savais que la Sibérie était partout, que toute vie était Sibérie, l'exil, la vie "tal forest", dans un service militaire sans fin. Partout j'étais chez moi et partout j'étais étranger.
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Comme nous, elle rôdait autour de l'église orthodoxe, mais n'y entrait pas pour ne pas tomber dans l'infamie de l'infidèle. Elle éprouvait de la nostalgie pour les villages kirghizes où l'on priait Allah plusieurs fois par jour et où les gens s'inclinaient jusqu'à la terre, le visage tourné vers la ville sainte. Elle aussi ressentait comme une faute d'avoir perdu son Dieu, et de ne plus pouvoir le prier à la manière des siens, comme si la religion avait disparu du monde. Mais peut-être la nostalgie remontait-elle encore plus loin dans le temps, jusqu'à trouver dans son sang, dans la partie le plus reculée de son esprit, les dieux les plus anciens de son peuple, ceux qu'ils priaient auparavant, parce que même Allah était un Dieu étranger et récent, et donc un peu chancelant et fragile, auquel les gens prêtaient une attention distraite, comme dans un demi-sommeil.
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Il existait beaucoup de légendes sur l'origine de la taïga. Falaleï en avait fait le récit à Marco, alors que celui-ci allait le voir dans son isba. C'étaient des mythes fort anciens, que les hommes s'étaient peut-être racontés entre-eux peu après avoir inventé le langage, et quand ils expliquaient toutes choses au moyen d'histoires imaginaires.
L'une racontait que la terre avait inventé la taïga parce qu'elle voulait se soustraire aux furies du ciel et se créer un abri contre la violence des orages continuels. Une autre disait que la forêt avait été crée, au contraire, afin que les hommes qui poursuivaient l'élan femelle avec des arcs et des bâtons perdent ses traces. Cette femelle immense et maternelle, avec son museau de chameau et son corps mi-cheval mi-cerf, était la mère antique, la génitrice de tous les animaux de la forêt. La toundra résonnait du bruit rythmé de ses sabots, qui dans sa fuite éperdue s'entrechoquaient à une cadence régulière. Les animaux prièrent les dieux de la terre de sauver pour toujours leur grand-mère, et alors la toundra et la steppe se transformèrent d'un seul coup en une forêt sans fin, où tout poursuivant se perdrait et où les animaux, au contraire, se sentiraient parfaitement chez eux. Ainsi l'élan fut sauvé et la taïga devint un labyrinthe inextricable, où tout chasseur s'égarerait.
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Mais en contrepartie de tout cela, nous travaillions au chemin de fer le plus long du monde. C'était quelque chose de si vaste que nous ne pouvions pas même l'imaginer dans son intégralité, et que nous devions y penser comme une multiplication infinie de cette petite partie qui composait le cadre de nos expériences, parce que nous l'avions bâtie. Pour tous nos pensées restaient fixées sur ce jour, encore blotti dans le giron du futur, où nous verrions déboucher du fond de la bande déboisée la cheminée en forme de champignon d'une locomotive, et son long panache de fumée noire...
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L'une des choses qui, étrangement, nous unissait était un coquillage qui s'offrait à la vue de l'hôte sur le dernier rayon d'une étagère aménagée dans le mur. Ce grand coquillage en spirale ressemblait à la coupole d'une pagode orientale qui finirait en flèche. Anataï l'avait eu d'un Mongol en échange d'un couteau en manche de corne. Mais le Mongol l'avait eu d'un Tibétain, auquel l'avait donné un Indien, pour lui avoir enseigné à reconnaître une herbe qui guérissait la dysenterie. C'était donc un coquillage qui avait une histoire. Aucun de ses propriétaire, sauf le premier, n'avait vu la mer. Anataï et Aïdym le regardait l'un et l'autre comme une relique. Quand le vieillard le prit pour que nous le rapprochions de notre oreille et entendions le bourdonnement dans sa spirale, je compris à quel point il nous faisait confiance et nous offrait son amitié. Chacun de nous écouta longuement, avec beaucoup de sérieux, comme si, à l'intérieur, était tapi un génie invisible qui, dans un murmure, prédisait notre sort. Dès que nous entrions dans l'isba, notre regard aussitôt se portait du côté du coquillage, comme pour nous assurer qu'il était encore là et que tout était en ordre.
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Tandis qu'il polissait ses meules, il pensait et repensait au mystères de l'univers. Il était convaincu que Dieu n'habitait pas hors du monde, au bout des neuf cieux, mais en lui-même, et était même le levain et le grain qui faisait croître la nature entière. Il se mit à dire aux gens de son village et à ses clients qui venaient dans son échoppe que les prêtres expliquaient les choses au moyen de fables, et qu'au contraire il fallait se mettre à réfléchir et à trouver des pensées pour grandes personnes. Que Dieu dormait dans les pierres et dans la terre, rêvait dans les chiens et dans les lièvres, et se réveillait et prenait conscience de lui-même dans l'homme.
Longtemps Francesco avait été raillé et pris pour un fou par les paysans et par le prêtre lui-même. Mais ensuite quelqu'un avait écrit des lettres anonymes, et Francesco avait été traduit devant le tribunal religieux de la ville afin d'exposer ses doctrines. Une première fois les juges le renvoyèrent chez lui, le tenant seulement pour un sot et un insensé. Mais la seconde fois ils le gardèrent longuement au cachot, lui firent subir interrogatoires sur interrogatoires, et à la fin il fut brûlé en pleine place, sur un tas de fagots.
Pour moi ce Francesco, dont le prêtre du village avait écrit l'histoire, n'était ni un exalté ni un gâteux. Il était au contraire plein de sagesse et il avait une intuition des choses très proche de la mienne. Sentir la terre comme une mère avisée et mystérieuse était une pensée sœur et compagne de celle du Francesco des meules. Son ombre se tenait derrière moi, et je la sentais comme celle de mes grands-parents et de mes arrière-grands-parents qui, cheminant à travers le monde, m'avaient précédé.
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- On les laisse tranquilles ? Mais tu te rends compte ? Il y a des gens qui passent leur temps à prier et à se battre le poitrine. Toute leur vie n'est qu'illusion. Mais tu te rends compte ?
- C'est une illusion pour tout le monde. Nous sommes tous portés par l'illusion. Nous n'avons la force d'aller de l'avant que parce que, devant nous, il y a le fantôme de l'espoir...
- Tu crois ? C'est bien possible. Oui, maintenant que j'y pense, tuas sûrement raison. Tout est illusion. La seule chose certaine est la mort. Et nous, nous ne faisons que réchauffer en notre sein, pendant toute la vie, l’œuf de la mort, qui tôt ou tard éclora...
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Alternaient en lui curieusement des pensées et des rêves à double face. Il savait que sa mère était morte à l'hôpital d'Oulan-Oude, et pourtant il l'imaginait en voyage dans des contrées lointaines, avec la tribu dispersée dont il avait entendu raconter la légende par Aïdym. La Tribu était partie pour un long voyage dans la steppe, l'année du Grand Vent ; ensuite on avait perdu tout signe et toute trace d'elle, et elle continuait éternellement à marcher, à l'écart de toute piste et de tout sentier, et jamais ne pouvait parvenir à destination, frappée qu'elle était par une obscure malédiction.
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Non, il ne comprenais pas. Il y a des choses très simples que nous ne comprenons pas. Nous savons pourquoi elles sont arrivées, nous en connaissons les raisons, mais elles nous restent quand même étrangères, comme des visages jamais vus...
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Falaleï se rendit compte que les fables, qui avaient vieilli et fané en lui depuis des années, retrouvaient leur fraîcheur et leur verdeur lorsqu'il y avait un enfant qui les entendait pour la première fois ou la centième fois, avec une attention béate. Il les avait empilées dans sa mémoire, pêle-mêle, et il les avait laissées là se couvrir de poussière et de moisissure. Mais à présent elles redevenaient valables, et il les reprenait petit à petit, les dépoussiérait, leur donnait une nouvelle existence et un nouvel éclat. Mon Dieu ! Combien il en connaissait ! Jamais, ô grand jamais, il n'aurait crû qu'il y en eût autant. Il pensait les avoir perdues et oubliées, et en revanche non, elles étaient là, en lui, comme dans l'attente de revenir au grand jour. Il lui suffisait d'attraper le bon bout pour pouvoir ensuite les dévider et les raconter jusqu'à la fin. En elles, il voguait avec quiétude et sans embûches, comme un navire sur les fleuves paisibles de Sibérie, et il arrivait immanquablement à l'embouchure. C'était une navigation qu'il aimait, qui correspondait à sa nature profonde.
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Pour eux, les choses demeuraient toujours les mêmes, parce que le monde était incurablement vieux, corrompu, chargé de malheurs qui y étaient attachés comme le gui le plus tenace. Le temps s'écoulait, mais s'écoulait mal, sans évolutions. Je voyais bien que toute chose avait un côté lumineux et un côté obscur, mais eux ne distinguaient que le sombre versant négatif. La justice était un songe auquel les hommes, éternels enfants, ne savaient jamais renoncer.
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[Le narrateur se remet de la fièvre typhoïde qui a failli l'emporter]

Je me remis lentement à sortir. Je poussai jusqu'à la taïga t d'après la façon dont je réussis à pénétrer sa fraîcheur de neige tombée depuis peu, je mesurai le renversement des choses qui s'était opéré en moi. Je découvris ce que je savais depuis que j'étais sorti de l'asile de fous, à savoir que la maladie nous régénère, nous reconstruit de pied en cap et qu'échapper à une maladie dangereuse, c'est comme naître une seconde fois.
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Mais ma pensée ne s'arrêtait pas là. Elle allait de l'avant comme un voyageur obstiné qui veut défier la nuit et la tempête de neige? Elle arrivait jusqu'au point où l'on pouvait distinguer une ressemblance de destin entre les forçats et nous. Nous accomplissions le même travail, dans les mêmes lieux, nous dormions sur des paillasses fétides dans des dortoirs semblables aux leurs. Entre nos horaires de travail et les leurs il y avait une grande similitude. Nous aussi nous étions loin de notre famille, de notre terre, et nous étions ici comme des étrangers exilés et égarés. Nous n'avions même pas le réconfort d'entendre notre langue, mais nous étions tombés dans une confusion babélique de langages. Nous aussi avions sur le chantier des soldats armés de fusils qui en apparence avaient le devoir de nous protéger des bêtes sauvages de la taïga, mais en réalité celui de nous surveiller et de nous contraindre dans une discipline de fer.
Nous n'avions pas été déportés par la police ni par les Cosaques, mais par les vents mystérieux de la vie, qui soufflent furieusement dans toutes les directions possibles, et projettent les hommes à l'aventure, pareils à des herbes sèches de la steppe. Je m'efforçais d'enfermer cette pensée dans un lieu secret de mon esprit.
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Malgré la douleur de mes os et de mes viscères et la brûlure de la fièvre, j'étais parcouru par des souffles de douceur diffus, avec une sorte de solennité. La fièvre réactivait l'une de mes anciennes convictions, qui ne s’éteignait jamais tout à fait, la conviction qui avait été celle de mon aïeul, théosophe et fabricant de meules, et que j'avais transmise à Falafeï par une chance inespérée, à savoir que Dieu était dans les choses, dans les animaux et dans l'homme, et que l'histoire de Dieu était aussi celle de l'univers et de son mystère. Maintenant que je redoutais de la perdre, je considérais plus que jamais la vie comme le cadeau d'une providence inconnue, qui m'avait donné des yeux pour voir les couleurs, des oreilles pour entendre les sons, des mains pour saisir ou des pieds pour marcher et n'arriver jamais au bout, et à présent, elle s'apprêtait à me les reprendre parce que la vie, comme tous les présents, pour avoir un sens véritable ne devrait durer qu'un court moment et puis s'évanouir.
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Je comprenais à présent tout à fait ce que signifiais être perdu dans la Taïga, ce dont j'avais souvent entendu parler à Kirkovsk, avec un filet d'épouvante dans la voix. Voila, maintenant nous y étions nous aussi, nous qui ne la connaissions presque pas, qui n'étions pas nés là et qui ne l'avions pas dans le sang comme les gens du village. Elle nous faisait la démonstration de notre insignifiance absolue par rapport à elle. Sottement j'avais toujours été sensible à son attraction énigmatique, mais j'avais ignoré volontairement sa puissance terrible, sa nature perfide de piège et de labyrinthe, tout ce qui avait empêché Arrigo de nous accompagner. J'avais cédé à ses sirènes, et à cause de ma légèreté nous étions perdus. Je compris que désormais j'avais franchi toute les portes de la peur et de la superstition lorsque je me surpris à penser obstinément à Vanka le chasseur de loups. C'était un vieil asiatique sans âge, la bouche édentée, avec une barbe hirsute qui paraissait dure comme du fer, des yeux noirs au regard extraordinairement intense et fébrile, plus encore que celui de Katia. Parfois, sans qu'on en compris bien la raison, il éclatait de rire sans retenue et ouvrait grand sa bouche, caverne noire dans le gris de sa barbe. J'ignorais J'ignorais ce qu'il y avait de vrai dans ce qu'on disait de son pouvoir à dominer les loups du regard, mais j'aurais donné n'importe quoi pour l'avoir à mes côtés et pour entrer dans la nuit protégé par sa seule présence...
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De même, repenser aux légendes sur l'origine de la taïga curieusement me faisait retomber en enfance, et je comprenais que cela se produisait parce que j'était arrivé dans un lieu où l'enfance du monde n'était pas tout à fait passée ni dépassée, et où il y avait un mythe pour expliquer chaque chose. Les interminables lacs de Sibérie avaient également leurs sagas : ils existaient pour que certains animaux n'éprouvent pas la nostalgie de la mer d'où ils tiraient leur origine. Dans ces histoires, les animaux ressentaient de dévorantes nostalgies, à l'instar des hommes, qui avaient si souvent l'impression d'être appelés, y compris par des choses qu'ils n'avaient jamais vues et que seuls leurs très lointains aïeux connaissaient.
Mais peut-être en allait-il de même dans la réalité. J'avais par exemple entendu parler d'un grand mammifère marin, le béluga, qui remontait le cours des grands fleuves sibériens et allaient souvent s'échouer dans les sables ou dans les fonds peu profonds. Je pensais au cas mystérieux des anguilles qui descendaient des marais et des fleuves et se retrouvent en un lieu précis de l’Océan pour se reproduire, ou à celui des saumons qui font en revanche le chemin contraire et vont mourir dans les fleuves du Canada pleins de rapides et de cascades après avoir assuré leur descendance. À l'évidence, dans leurs cœurs froids de poissons, s'éveillaient d'inexplicables nostalgies qui étaient plus fortes donc que l'instinct de survie et qui ressemblait à un secret appel à la mort.
Peut-être étais-je moi aussi une sorte de béluga, d'anguille ou de saumon et obéissais-je à un appel qui s'était éveillé de manière inattendue dans mon cœur de vagabond.
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Les Allemands n'aidaient les Cosaques d'aucune manière et ne les approvisionnaient en rien, ni en armes ni en vivres, afin de les contraindre au pillage et de pousser les deux populations à se massacrer mutuellement. les Cosaques haïssaient les Allemands parce que ceux-ci prétendaient leur avoir fait don de cette terre, une terre qui appartenait à autrui et qui était affectée de la peste meurtrière des partisans. C'était comme si un Cosaque offrait à un autre Cosaque un cheval ou une charrette qu'un tiers possédait, mais qu'il suffisait de voler ou d'obtenir par la violence. Que le Frioul et la Carnie fussent un faux cadeau, les Cosaques s'en rendaient toujours mieux compte. ils comprenaient qu'ils n'étaient que des instruments aveugles dans les mains des Allemands qui faisaient d'eux ce que bon leur semblait et les traitaient comme des domestiques.
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Il y avait en moi une fêlure profonde, une triste dissolution ; j'avais le sentiment que quelque chose s'évanouissait, comme avalé par d'invisibles lézardes. Peut-être la terre et la vie n'étaient-elles pas faites d'aventures surprenantes mais de rêves déconcertants, dépourvus de sens, de mirages qui disparaissaient et se reformaient sans fin.
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Depuis l'enfance j'ai toujours vécu la tête pleine de vent.
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