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Citation de Carosand


Alors que je m'entretenais avec une femme que la petite vérole avait mordue au visage et qui avançait vers la tombe de Saint-Pierre, j'ai aperçu au sol, dans l'ombre d'un arbre, une fraise sauvage.
Un délicat point rouge dans tout ce vert. Je me suis engouffrée dans cette brèche minuscule.
Et, devant ma fenestrelle, la femme pleurait beaucoup en se dégorgeant de ses fautes.
Une fraise des bois, l'infini à portée de bouche.
Tandis que ma visiteuse s'abandonnait été me submergeait de phrases irrespirables, mon esprit vagabondait à rebrousse-temps.
Enfant, j'avais le droit de sortir de l'enceinte du château avec ma mère et quelques filles de la maison à la recherche de ces pépites. J'aimais tant à fouiller les fougères, à remuer les vieilles feuilles. A quatre pattes dans la mousse comme une petite bête, je reniflais la terre des sous-bois. Je m'imprégnais de son entêtant parfum. Mais la sensation la plus tenace, celle dont la seule évocation m'enivre aujourd'hui encore, c'est la caresse de ma mère, son geste doux, ses doigts blancs glissant entre mes lèvres la petite perle écarlate qu'elle venait de cueillir délicatement pour ne pas l'écraser.
La mort a passé, nos corps se sont dissous, mais son regard attentif et son sourire se mêlent toujours au goût de la fraise sauvage. Ce tout petit fruit concentre en son cœur la saveur de la forêt et la tendresse de ma mère. Alors que la pulpe éclatait entre mes dents, il me semblait que je communiais avec les grands arbres, et que ma mère m'offrait, en même temps qu'une confirmation de son amour, une hostie végétale.
Comme cet amour m'avait manqué !
Je l'ai compris en cette fin de journée d'été tandis que j'observais depuis ma cellule ce fruit inaccessible, ce détail infime tout vibrant de douceur acidulée. J'ai alors espéré que les mains de ma mère se faufileraient jusqu'à moi pour m'offrir une fois encore ce joyeux présent-là.
Soudain, les pieds nus d'Ivette, qui m'apportait ma soupe et ma part de pain avant de rentrer chez elle, m'ont arrachée à ma contemplation profane : ils avaient failli écraser mon délicieux souvenir, piétiner mon enfance, mon escarboucle. J'ai remercié cette bonne fille tout en souhaitant qu'elle repartît au plus vite et me laissât à cette précieuse évocation, en tête à tête, non avec Dieu, mais avec le spectre parfumé de ma mère, en communion avec une fraise. J'imaginais que ce fruit me conduirait jusqu'à elle, jusqu'aux histoires qu'elle me contait enfant, que cette porte s'ouvrirait sur son regard aimant.
En s'éloignant, Ivette a remarqué cette gouttelette rouge sang entre les feuilles, elle s'est penchée, l'a détachée de sa petite tige et l'a gobée. Pour partager ce bonheur, elle s'est tournée vers moi et ses lèvres minces se sont ouvertes comme rideaux sur le désordre de ses dents qui se bousculaient dans sa bouche et y poussaient en tous sens - chaque fois qu'elle laissait ainsi paraître sa joie, son sourire fauchait sa beauté aussi sûrement qu'une grimace. Sans malice, elle venait d'avaler sous mes yeux et ma mère, et la forêt, elle n'en avait fait qu'une bouchée.
Il ne me restait rien de ce temps joli que l'ombre d'un grand arbre. La main de ma mère était en terre, la forêt invisible à jamais et la porte refermée. J'ai pleuré.
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