La maison des jeux, tome 1 : Le serpent de
Catherine Webb
Venise est un joyau de contradictions. Installés au bord de la lagune, vous et moi, nous observons le clair de lune plissé sur les eaux, sous un ciel piqueté d’étoiles. Comme les craquements des bateaux parviennent à nos oreilles, le parfum des poissons qui rissolent dans les poêles à nos narines, comme nous entendons les rires lointains et sentons la chaleur qui s’échappe d’une porte ouverte, nous comprenons que cette belle cité est sans conteste le paradis, et nous nous émerveillons de la grandeur des oeuvres humaines.
Pourtant retournons-nous. Qu’y-a-t-il à présent là qui ne représente une menace ? Les ruelles trop sombres, les murs trop rapprochés, l’eau qui vous lèche les pieds, affamée, assoiffée de sang. Combien d’os ont-ils été dépouillés de toute chair par les poissons aux larges yeux qui échappent aux asticots et à la canne à pêche pour se gorger en de plus verts pâturages ? Combien des corbeaux nichant dans les plus hautes tours ont-ils, lors d’une nuit d’hiver gelée, fondu du ciel pour arracher un oeil fixe à un cadavre qui, le lendemain, n’aura pas de nom à inscrire sur sa pierre tombale ? Beauté et sang : le sang sublime-t-il la beauté ? La peau est-elle plus pâle lorsqu’elle est inondée de rouge ? Ou est-ce le sang lui-même qui est beau : les hommes flamboient sans doute plus fort lorsqu’ils savent risquer d’être noyés le lendemain.
Mais la vérité la plus terrible est peut-être la suivante : dans une cité aussi soumise aux marées que Venise, il est simplement trop difficile de trouver amour, loyauté et vérité ; on investit donc son coeur en d’autres vertus - passion, beauté, poésie et chanson -, en s’imaginant les ombres de la première aussi grandioses que l’amour lui-même.
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