
Oui, ma bibliothèque m'est un assez grand duché ou je ne cherche ni divertissement ni bouées de sauvetage , seulement des phrases qui aient tenu dans le temps et que je trouve .
Toujours.
Comme par magie .
Comme par la grâce d'un sixième sens qui me guide et me comble .
Vivant dans la pénombre sous leur fine poussière, les livres dispensent silencieusement leur présence magnétique, leur faculté d'écoute. J'ai si souvent remarqué que ceux qu'il me fallait lire ou relire s'étaient toujours glissés entre mes mains au bon moment, comme par enchantement, reliés entre eux par des chaines mystérieuses d'intelligence et de bonté . Comme s'ils volaient au-devant de me pensées les plus secrètes,de mes désirs les plus intimes :objets magiques vers lesquels je n'ai qu'à tendre la main pour qu'ils les élargissent et les amplifient .
Est-il possible que , nuit après nuit, choisir le bon volume rapproche de l'échéance heureuse comme les récits de Shéhérazade mais à l'envers? Que certaines phrases suffisent à ranimer le temps mort? Que lire soit l'équivalent de prier?
Je mesure combien la tristesse est étroite et la joie spacieuse. Combien l’angoisse ressert et l’amour élargit. Je ne sais pas quoi dire sinon merci. A tous ceux qui t’ont dispensé ces trésors de gestes rares et délicats, ces heures patientes et dévouées. A nos amis qui t’ont veillé ici-bas en pensées comme à tous ceux qui l’ont fait là-bas ou là-haut d’ailleurs, je ne sais où mais je sais seulement qu’ils étaient là.
Malades ou bien portants, tous les êtres humains maudissent peu ou prou l'hôpital, ce bloc de terreur impassible, mi-baleine mi-requin. La probabilité d'y mourir étant devenue écrasante, sa vocation à soigner et guérir ne suffit plus à rassurer. D'où la hantise générale de ce trou blanc aspirant les masses comme à l'abattoir, antichambre fatale de l'hécatombe où tout s'éteint dans le chiffrage statistique et l'anonymat.
L'hôpital ne fouette pas seulement les sangs, il réanime aussi l'amour. S'il a décrit à merveille ses prémices et sa cristallisation, Stendhal a oublié de dire que l'idéalisation de l'être aimé fonctionne aussi à fond sitôt qu'il est malade ou en danger. Ses qualités augmentent, ses défauts s'estompent, menus travers et tout ce qui agaçait disparaissent. Blaise était naguère colérique et jaloux, sensible mais parfois dépourvu de tact, mal élevé voire grossier ? Non seulement doux comme un agneau et sage comme une image, le voici désormais paré de toutes les vertus cardinales et théologales, un vrai Jésus, un ange, une merveille, un crack !
« Le sommeil et la mort sont liés au silence, c'est-à-dire au secret.
Comme la lecture.
Comme l'écriture.
Comme mon amour qui ne s'exprime plus à haute voix mais s'épanche sur les pages de ce carnet à défaut de se ranimer à ton ancienne vitalité : opération spéciale par laquelle il se détourne de l'anxiété ou se recentre sur son désir, c'est selon.
Dormir, lire, écrire : seules ces désertions ont un sens, ces échappées, ces tentatives de te rejoindre incapables de coïncider avec l'expérience étrange qui est la tienne depuis que tu es là et pas là, ici et ailleurs, inconscient et vivant (…).
"Ecoute, je vais te dire un truc dont je suis convaincu : même si je me trompe, même si ce n'est pas pour demain, ce changement arrivera après-demain ou encore plus tard mais il arrivera. Regarde autour de toi, tout craque de partout, notre modèle est obsolète et l'aspiration à davantage de démocratie directe est en marche, on ne l'arrêtera plus, le divorce entre le monde politicien et la société civile est consommé, le roi est archi nu, ce qui suffit à juger complètement déphasé le bal hors-sol des prétendants à l'Elysée qui feraient bien de revoir de fond en comble leurs logiciels antiques. Tu te rends compte, trente candidats il y a six mois ! Et pour quoi ? Faire un 20 heures, peser dans l'appareil, obtenir un portefeuille dans le futur gouvernement, et toutes ses prétentions risibles sans la queue d'une idée neuve !".

Il y avait d'abord l'immense rectangle du jardin des Tuileries, dont ils ne distinguaient plus ni les allées ni les bosquets, seulement l'étendue sablonneuse à travers les branches dénudées des marronniers, toute sa canopée disparue sous la herse du général Hiver. Demeuraient seuls perceptibles ses vastes contours, délimités par le fleuve invisible, et l'harmonieuse enfilade d'arcades parallèle à la terrasse des Feuillants d'où Fronsac et la fille en noir apercevaient simultanément la masse sombre du musée d'Orsay, l'or bruni du dôme des Invalides dialoguant avec celui du pyramidion couronnant l'obélisque de Louxor et, plus à l'ouest, comme dans l'arrière-plan d'un tableau, les scintillements argentés de la tour Eiffel.
De ce somptueux paysage urbain qui déployait dans ses axes et ses perspectives une théorie de vestiges monarchiques et révolutionnaires, de ce panorama désormais immuable dans lequel surnageaient, pour qui savait les lire, tant d'événements, tant de signes et de symboles, tant de destructions et de reconstructions sorties du tumulte de l'Histoire, se dégageait pourtant une harmonie, une unité, qui est comme la poésie de l'ordre. Accolée à ce qu'il y a de plus français dans Paris, cette concordance résumait bien le génie national, mélange de principes et d'idées claires culminant dans la mathématique incisive de ses constitutions comme de ses grands livres souverains qui, à l'instar de ceux de Laclos et Stendhal, n'ont rien de bourgeois.
Ce plaisir des yeux conducteur d'un plaisir de tête les plongeait dans une rêverie dont toute la douceur était d'être flottante. Fermées à cette heure, les laides échoppes à camelote de souvenirs avaient de nouveau laissé place à la pureté des lignes architecturales sur lesquelles leurs regards erraient. Un charme aristocratique enveloppait ce décor tandis qu'ils croisaient, le long du sol en pierre dure de cette rue percée sous le premier Empire qui portait le nom d'une victoire napoléonienne, une plaque signalant un ancien logis de Vauban, une rue du 29 juillet rappelant la révolution de 1830, et d'autres traces qui ne disaient plus rien aux français mordus d'amnésie.

« Lolita » occupe une place unique dans l’histoire de la littérature du XXe siècle. Comme d’ailleurs dans celle de son auteur. Car si ce douzième livre (le troisième écrit en anglais) lui apporte enfin sécurité matérielle et gloire universelle, c’est celui qui lui a coûté le plus d’efforts (cinq ans de travail acharné), le plus de découragement (sa femme a dû sauver le manuscrit de l’incinérateur), le plus de tracas éditoriaux.
C’est aussi le seul de ses romans dont le manuscrit reste introuvable et qu’il ait entrepris de traduire lui-même en russe en 1967 : signes flagrants d’un désir de dissimuler sa genèse comme du statut-charnière occupé par cette œuvre dans son extraordinaire mue linguistique.
"Amour morbide et dégénéré"
Par ailleurs, sa célèbre nymphette n’est pas seulement devenue (comme Don Juan, Harpagon et Quasimodo en leur temps) le seul archétype littéraire du siècle : près de soixante ans après sa parution, alors que plus de cinquante millions d’exemplaires s’en sont vendus à travers le monde, « Lolita » demeure scandaleuse. Déjà, en 1992, un traducteur chinois avait cru bon devoir remplacer son titre par « Amour morbide et dégénéré ». Et cela fait plusieurs années que les plus grands éditeurs occidentaux affirment en chœur qu’il serait impossible de publier ce roman aujourd’hui.
« Contrairement à la plupart des livres controversés,écrivait encore récemment Charles McGrath,éminent critique du "New York Times", la lame de "Lolita"ne semble pas s’être émoussée avec le temps. Là où Ulysse ou l’Amant de Lady Chatterley, par exemple, ont désormais un air familier, inoffensif, voire même charmant, le chef-d’œuvre de Nabokov est encore plus dérangeant qu’il ne l’était jadis. »
Réaction propre au puritanisme américain ? à la bien-pensance régressive qui sévit désormais partout ? à la montée du thème des abus sexuels commis sur les enfants dans l’actualité et l’opinion ? Sans doute pas. Car les symptômes de refoulement déchaînés par ce roman virtuose et magnétique remontent à sa naissance.
En effet, dès son achèvement en 1953, la « bombe à retardement » prévue par Nabokov (qui envisagea un temps une publication anonyme) bute sur le refus des cinq plus grands éditeurs américains. Motifs invoqués ? « Insensée perversité » et « pornographie pure ». Et si Maurice Girodias, éditeur parisien d’ouvrages sulfureux, accepte de la publier en anglais l’année suivante, c’est parce qu’il y lit - à tort, bien sûr - une apologie bienvenue de la pédophilie qui (dixit Nabokov) « pourrait mener à une transformation des attitudes sociales vis-à-vis du genre d’amours décrits. »
Aussitôt interdit en France (la censure ne sera levée qu’en 1958, date de sa publication aux Etats-Unis), « Lolita » le sera aussi en Angleterre. Entre-temps, les critiques s’empoignent avec violence. Si Graham Greene l’élit comme un des trois meilleurs romans de l’année, John Gordon déclare dans le « Sunday Express » que c’est « le livre le plus immonde » qu’il ait jamais lu.
Même réaction des prestigieux Evelyn Waugh et Edmund Wilson qui ne cachent pas leur répulsion. Tout comme Emile Henriot qui le juge « dégoûtant » et « déplaisant ». Ce qui n’empêche pas l’immense succès du livre, best-seller immédiat percutant de plein fouet une société de consommation privilégiant l’adolescence comme catégorie sociologique majeure.
"Cloaque de montres pourrissants"
Néanmoins, Nabokov a beau multiplier mises en garde et mises au point, flanquer l’édition américaine d’une postface où il explique que « Lolita » diffère des livres licencieux et « ne contient aucune leçon morale », rien à faire, malentendus et méprises ne cesseront plus. L’identification problématique de son narrateur à son créateur non plus. Preuve que ce grand roman d’amour scandaleux - qui est aussi une satire sociale, un polar atypique, une métaphore de la confrontation entre la vieille Europe et la jeune Amérique, une réflexion sur la puissance du destin et beaucoup d’autres choses encore - demeure à ce jour l’un des meilleurs test-baromètre des capacités de lecture d’un individu.
Ayant toujours conçu l’art romanesque comme celui de « composer des énigmes aux solutions élégantes » et ses romans comme des « crystogrammes étincelants », Nabokov a eu raison d’affirmer (à propos de l’effroi initial des éditeurs envers « Lolita ») que « leur refus se fondait non pas sur ma façon de traiter le thème, mais sur le thème lui-même ». Le « thème » ? Aveuglant, il s’agit bien sûr de la liaison d’un homme mûr avec sa belle-fille aussi impubère qu’impudique et le cortège de turpitudes qu’accompagne cette passion pédophile doublée d’inceste.
Car le fameux Humbert Humbert, « l’étranger dont le sourire tranquille d’enfant sage dissimule un cloaque de monstres pourrissants », après avoir imaginé toutes sortes de stratagèmes pour se débarrasser de sa mère, n’hésite pas à se masturber sur le corps de la fillette à son insu, lui mentir et la droguer pour abuser d’elle. Devenu « techniquement » son amant (mais coup de théâtre scandaleux, c’est une Lolita même pas vierge qui fait le premier pas !), il l’enlève, multiplie les chantages, lui impose actes sexuels et silence en la menaçant de l’abandonner, ne lui donne de l’argent de poche qu’en échange de certaines caresses, monnaie coïts et fellations contre promesses pas toujours tenues de cadeaux, tente de se caresser à côté d’elle au spectacle d’autres fillettes, etc.
La féérie des nymphettes
Or s’il suscite à maintes reprises la révolte du lecteur, ce diable de narrateur tour à tour odieux, tendre, sentimental, cynique, amoureux, calculateur, « candide comme seul un pervers peut l’être », réussit la prouesse d’emporter son adhésion par son « traitement » littéraire à mille lieues de la pornographie courante (« une copulation de poncifs », dira Nabokov) et sans prononcer le moindre mot cru.
De l’envoûter par les mille diaprures, nuances et détails d’un génie poétique subtil et lyrique, capable de « gazer » les scènes sexuelles les plus explicites. Comme de rendre (presque) acceptable son odyssée criminelle. C’est pourquoi, ainsi que l’a très justement écrit Martin Amis, « Lolita » est un roman qui « saisit le lecteur comme une drogue euphorisante, plus puissante que toutes celles jamais découvertes ou conçues. A l’image du narrateur, il est à la fois irrésistible et impardonnable. » A l’image de l’art lui-même que Nabokov a toujours identifié à une féérie, c’est-à-dire une duperie. Comme seule la nature est capable d’en produire.
Car quoi de plus féérique qu’une « nymphette », cette créature « élue », dotée de « caractéristiques mystérieuses » comme « cette grâce trouble, ce charme élusif et changeant, insidieux, bouleversant même » ? Sans cesse confondue avec l’ensorcellement même de l’art, Lolita est à l’image de la nymphe désignant chez le papillon le stade intermédiaire entre la larve et l’imago : état fragile, transitoire, certes, mais surtout merveille de la nature. Et que seul l’esthète est capable de repérer. Car comme l’écrit le narrateur,
il faut être un artiste doublé d’un fou, un de ces êtres infiniment mélancoliques, aux reins ruisselants d’un poison subtil, à la moelle perpétuellement embrasée par une flamme supra-voluptueuse (oh, cette torture sous le masque !), pour discerner aussitôt, à des signes ineffables – la courbe féline d’une pommette, la finesse d’une jambe duveteuse, et cent autres indices que le désespoir et la honte et des larmes de tendresse me retiennent d’énumérer…
Aussi, « Lolita » doit être lue de bout en bout comme une féérie éminemment ludique, une production de délectation esthétique. Humbert Humbertn’est-il pas un « vampire de conte de fées » ? Le rayon fillettes du magasin où il fait des emplettes pour Lolita « un lieu féérique » ? Cette dernière « une proie enchantée » ? Leur intimité « le pays de merveilles » ? Leur voyage « un périple enchanté » ? Et « Les Chasseurs enchantés » le nom de l’auberge où se déroule la première scène majeure du livre mais aussi celui de la pièce dans laquelle joue Lolita, écrite par ce Clare Quilty qu’Humbert Humbert tuera ?
Autre difficulté qui rend difficile le décollement identificatoire de Nabokov à son narrateur et alimente les malentendus ? La figure de l’adorable enfant aux charmes impubères qui traverse toute son œuvre et sa biographie : de son premier amour transposé dans « Machenka » à la nouvelle « l’Enchanteur » qui constitue « la première petite palpitation » de « Lolita ». En passant par la Colette réelle d’« Autres rivages » et de sa traduction en russe du chef-d’œuvre de Lewis Caroll.
Après 1955, il y aura encore « Ada », Armande dans « la Transparence des Choses », puis les Dolly et Bel de « Regarde, regarde les arlequins ». Jusqu’au posthume « Original de Laura » où cette dernière, prénommée comme la nymphette de Pétrarque, fait résonner l’écho assourdi de Lolita comme roman et personnage. Nympholâtre, Nabokov ? Assurément. Mais pas criminel. Même s’il est vrai qu’ « un style imagé est la marque du bon assassin. »
Cécile Guilbert
« Je me souviens de la quiétude de la nuit.
Je me souviens de l'épaisseur du silence. (…)
Je me souviens d'avoir confondu mon grand calme avec mon courage et mon courage avec ma force.
Je me souviens d'être restée de longs moments immobile, à la fois pensive et surexcitée, comme réveillée.
En cours de réanimation moi aussi ?
L'habitude est un oripeau qui tombe comme un corset délacé au plus fort de l'étreinte. »

Il faut craindre le public cultivé comme la peste. Bien davantage que la cohorte chaque jour plus nombreuse des illettrés. Car l’ignorance crasse mais claire de ces derniers, dépourvue des prétentions de ceux qui croient tout connaître et n’avoir plus grand-chose à apprendre quand l’expérience prouve chaque jour le contraire, possède au moins les mérites de l’innocence.
Engeance particulièrement redoutable, le critique « professionnel » incarne à merveille cette (im)posture de surplomb où l’ignorance travestie par le masque du savoir dissimule sous l’empathie la pulsion basique du meurtre.
C’est ainsi que mutiler à mort l’art sous couvert de la culture est aujourd’hui l’une de ces opérations quotidiennes et multiples qui nous submergent et nous empoisonnent, au même titre que la pollution de l’air, l’infection des aliments ou la falsification des statistiques.
Confronté de son temps à semblables manoeuvres de « jivarisation » quoique sous des formes très différentes, Artaud, lui, n’hésitait pas à utiliser le terme bazooka d’« envoûtement ». Mais il est vrai qu’il n’avait peur de rien quand beaucoup ont encore peur de lui. La preuve ? L’indifférence générale qui accueille aujourd’hui la réédition de son Van Gogh le suicidé de la société [5].
Si les livres capitaux pouvaient dangereusement osciller sur les tables des libraires comme des grenades dégoupillées, nul doute que ce volume fiévreux flanquerait à coup sûr par terre les piles voisines. Et s’il était possible que de tels livres se métamorphosassent illico en torches, celui-ci suffirait sans doute pour foutre le feu à toute la boutique.
Fruit de l’étrange délire d’une raison comme toujours extralucide et paranoïaque (la paranoïa des « hautes natures », dit Artaud), ce brûlant brûlot offre un curieux dispositif : un texte sans titre, suivi de deux pages de post-scriptum, puis d’un autre texte intitulé « le suicidé de la société » auquel s’ajoute un second post-scriptum...
Mais quelle importance ? Prenez-le, lisez-le, et voici qu’aussitôt ses phrases rouge sang grondent et se lèvent comme des insurrections, tels les étendards de l’armée sans âge de ces « suicidés de la société » qui ont pour nom Baudelaire, Poe, Nerval, Nietzsche, Kierkegaard, Hôlderlin, Lautréamont, Van Gogh bien sûr, et Artaud lui-même — chacun ayant incarné à sa façon une « funèbre et révoltante histoire de garrotté d’un mauvais esprit ».
Là, justement, les esprits dits forts s’affolent. Qu’est-ce que ces histoires d’« opérations d’alchimie sombre », de « grandes passes d’envoûtement globaux » et de « vampirisme » peuvent bien vouloir dire ?
Eh bien, qu’une lutte à mort a lieu, entre par exemple un ordre social « tout entier basé sur l’accomplissement d’une primitive injustice » et « les investigations de certaines lucidités supérieures ». Entre les médecins, via « les conciliabules puants des familles », et les prétendus « malades ». Entre « l’humanité de singe lâche et de chien mouillé » et « le timbre supra-humain, perpétuellement supra-humain » que ces corps singuliers font sonner. C’est-à-dire entre deux délires dont le plus délirant n’est pas celui qu’on croit. En d’autres termes une « scission humaine de fond » a lieu : celle d’un corps particulier, d’une vie ne recoupant pas exactement l’existence générique et punie pour cette raison d’être même.
On l’aura compris, Artaud n’écrit pas sur Van Gogh : il est Van Gogh. Et s’il semble comparer le docteur Gachet d’Auvers-sur-Oise avec les docteurs Ferdière ou Latrémolière de Rodez, ce n’est évidemment pas aux fins d’historiciser son propre cas et celui du peintre mais bien pour faire sentir à travers le temps l’incarnation d’un tropisme identique :
« Il y a dans tout psychiatre vivant un répugnant et sordide atavisme qui lui fait voir dans chaque artiste, dans tout génie, devant lui, un ennemi. »
Van Gogh, Vieux souliers aux lacets Manet, Lola de Valence, 1862.
automne 1886.
Ce qui fascine Artaud chez Van Gogh ? Son génie à « passionner la nature et les objets ». Sa révélation de l’Etre par les moyens de la « pure peinture » — l’Etre saisi en « pure énigme » qui « vient en avant de la toile fixe » et dont Artaud pointe l’« oubli » en le désignant comme
« cette force d’inertie dont tout le monde parle à mots couverts et qui n’est jamais devenue si obscure que depuis que toute la terre et la vie présente se sont mêlées de l’élucider ».
On pense évidemment à Heidegger, lequel n’a médité un tableau qu’une seule fois dans son oeuvre et comme par hasard un tableau signé Van Gogh [6].
Là, il faut lire (boire, ai-je envie de dire) les extraordinaires phrases d’Artaud comme autant de pépites en prise directe avec le geste du peintre,
« avec la couleur saisie comme telle que pressée hors du tube, avec l’empreinte, comme l’un après l’autre des poils du pinceau dans la couleur, avec la touche de la peinture peinte, comme distincte de son propre soleil, avec l’i, la virgule, le point de la pointe du pinceau comme vrillée à même la couleur, chahutée, et qui gicle en flammèches »...
La peinture est un opéra sensible, une musique « remise à même la vue, l’ouïe, le tact, l’arôme ». Mais elle est aussi la révélation la plus vraie de la nature, ne serait-ce que parce que le motif ouvre la porte d’une réalité permanente possible. Artaud insiste beaucoup là-dessus :
« Van Gogh est peintre parce qu’il a recollecté la nature, qu’il l’a comme retranspirée et fait suer, qu’il a fait gicler en faisceaux sur ses toiles, en gerbes comme monumentales de couleurs, le séculaire concassement d’éléments, l’épouvantable pression élémentaire d’apostrophes, de stries, de virgules, de barres dont on ne peut plus croire après lui que les aspects naturels ne soient faits. »
Tiré à trois mille exemplaires en 1947, Van Gogh le suicidé de la société obtint le prix Sainte-Beuve de l’essai en janvier 1948. Deux mois plus tard, son auteur était retrouvé mort au pied de son lit.
La légende veut qu’il l’ait rédigé en état de choc, après avoir visité l’exposition du Hollandais qui se déroulait à l’Orangerie au début de l’année 1947.
Comment ne pas songer à Proust qui, un an avant sa mort, en 1921, sortit de sa réclusion pour aller voir l’exposition Vermeer du Jeu de Paume et rédigea à son retour l’épisode célèbre de la mort de son double Bergotte, défaillant comme lui devant « le petit pan de mur jaune » ?
« Nul n’a jamais écrit ou peint, sculpté, modelé, construit, inventé, martelait l’interné de Sainte-Anne, de Ville-Évrard, de Rodez et d’Ivry, que pour sortir en fait de l’enfer. »
Gageons qu’Artaud a enfin atteint le Paradis.