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Citation de Partemps


Cécile Guilbert
« Lolita » occupe une place unique dans l’histoire de la littérature du XXe siècle. Comme d’ailleurs dans celle de son auteur. Car si ce douzième livre (le troisième écrit en anglais) lui apporte enfin sécurité matérielle et gloire universelle, c’est celui qui lui a coûté le plus d’efforts (cinq ans de travail acharné), le plus de découragement (sa femme a dû sauver le manuscrit de l’incinérateur), le plus de tracas éditoriaux.

C’est aussi le seul de ses romans dont le manuscrit reste introuvable et qu’il ait entrepris de traduire lui-même en russe en 1967 : signes flagrants d’un désir de dissimuler sa genèse comme du statut-charnière occupé par cette œuvre dans son extraordinaire mue linguistique.


"Amour morbide et dégénéré"

Par ailleurs, sa célèbre nymphette n’est pas seulement devenue (comme Don Juan, Harpagon et Quasimodo en leur temps) le seul archétype littéraire du siècle : près de soixante ans après sa parution, alors que plus de cinquante millions d’exemplaires s’en sont vendus à travers le monde, « Lolita » demeure scandaleuse. Déjà, en 1992, un traducteur chinois avait cru bon devoir remplacer son titre par « Amour morbide et dégénéré ». Et cela fait plusieurs années que les plus grands éditeurs occidentaux affirment en chœur qu’il serait impossible de publier ce roman aujourd’hui.

« Contrairement à la plupart des livres controversés,écrivait encore récemment Charles McGrath,éminent critique du "New York Times", la lame de "Lolita"ne semble pas s’être émoussée avec le temps. Là où Ulysse ou l’Amant de Lady Chatterley, par exemple, ont désormais un air familier, inoffensif, voire même charmant, le chef-d’œuvre de Nabokov est encore plus dérangeant qu’il ne l’était jadis. »

Réaction propre au puritanisme américain ? à la bien-pensance régressive qui sévit désormais partout ? à la montée du thème des abus sexuels commis sur les enfants dans l’actualité et l’opinion ? Sans doute pas. Car les symptômes de refoulement déchaînés par ce roman virtuose et magnétique remontent à sa naissance.

En effet, dès son achèvement en 1953, la « bombe à retardement » prévue par Nabokov (qui envisagea un temps une publication anonyme) bute sur le refus des cinq plus grands éditeurs américains. Motifs invoqués ? « Insensée perversité » et « pornographie pure ». Et si Maurice Girodias, éditeur parisien d’ouvrages sulfureux, accepte de la publier en anglais l’année suivante, c’est parce qu’il y lit - à tort, bien sûr - une apologie bienvenue de la pédophilie qui (dixit Nabokov) « pourrait mener à une transformation des attitudes sociales vis-à-vis du genre d’amours décrits. »

Aussitôt interdit en France (la censure ne sera levée qu’en 1958, date de sa publication aux Etats-Unis), « Lolita » le sera aussi en Angleterre. Entre-temps, les critiques s’empoignent avec violence. Si Graham Greene l’élit comme un des trois meilleurs romans de l’année, John Gordon déclare dans le « Sunday Express » que c’est « le livre le plus immonde » qu’il ait jamais lu.

Même réaction des prestigieux Evelyn Waugh et Edmund Wilson qui ne cachent pas leur répulsion. Tout comme Emile Henriot qui le juge « dégoûtant » et « déplaisant ». Ce qui n’empêche pas l’immense succès du livre, best-seller immédiat percutant de plein fouet une société de consommation privilégiant l’adolescence comme catégorie sociologique majeure.


"Cloaque de montres pourrissants"

Néanmoins, Nabokov a beau multiplier mises en garde et mises au point, flanquer l’édition américaine d’une postface où il explique que « Lolita » diffère des livres licencieux et « ne contient aucune leçon morale », rien à faire, malentendus et méprises ne cesseront plus. L’identification problématique de son narrateur à son créateur non plus. Preuve que ce grand roman d’amour scandaleux - qui est aussi une satire sociale, un polar atypique, une métaphore de la confrontation entre la vieille Europe et la jeune Amérique, une réflexion sur la puissance du destin et beaucoup d’autres choses encore - demeure à ce jour l’un des meilleurs test-baromètre des capacités de lecture d’un individu.

Ayant toujours conçu l’art romanesque comme celui de « composer des énigmes aux solutions élégantes » et ses romans comme des « crystogrammes étincelants », Nabokov a eu raison d’affirmer (à propos de l’effroi initial des éditeurs envers « Lolita ») que « leur refus se fondait non pas sur ma façon de traiter le thème, mais sur le thème lui-même ». Le « thème » ? Aveuglant, il s’agit bien sûr de la liaison d’un homme mûr avec sa belle-fille aussi impubère qu’impudique et le cortège de turpitudes qu’accompagne cette passion pédophile doublée d’inceste.

Car le fameux Humbert Humbert, « l’étranger dont le sourire tranquille d’enfant sage dissimule un cloaque de monstres pourrissants », après avoir imaginé toutes sortes de stratagèmes pour se débarrasser de sa mère, n’hésite pas à se masturber sur le corps de la fillette à son insu, lui mentir et la droguer pour abuser d’elle. Devenu « techniquement » son amant (mais coup de théâtre scandaleux, c’est une Lolita même pas vierge qui fait le premier pas !), il l’enlève, multiplie les chantages, lui impose actes sexuels et silence en la menaçant de l’abandonner, ne lui donne de l’argent de poche qu’en échange de certaines caresses, monnaie coïts et fellations contre promesses pas toujours tenues de cadeaux, tente de se caresser à côté d’elle au spectacle d’autres fillettes, etc.


La féérie des nymphettes

Or s’il suscite à maintes reprises la révolte du lecteur, ce diable de narrateur tour à tour odieux, tendre, sentimental, cynique, amoureux, calculateur, « candide comme seul un pervers peut l’être », réussit la prouesse d’emporter son adhésion par son « traitement » littéraire à mille lieues de la pornographie courante (« une copulation de poncifs », dira Nabokov) et sans prononcer le moindre mot cru.

De l’envoûter par les mille diaprures, nuances et détails d’un génie poétique subtil et lyrique, capable de « gazer » les scènes sexuelles les plus explicites. Comme de rendre (presque) acceptable son odyssée criminelle. C’est pourquoi, ainsi que l’a très justement écrit Martin Amis, « Lolita » est un roman qui « saisit le lecteur comme une drogue euphorisante, plus puissante que toutes celles jamais découvertes ou conçues. A l’image du narrateur, il est à la fois irrésistible et impardonnable. » A l’image de l’art lui-même que Nabokov a toujours identifié à une féérie, c’est-à-dire une duperie. Comme seule la nature est capable d’en produire.

Car quoi de plus féérique qu’une « nymphette », cette créature « élue », dotée de « caractéristiques mystérieuses » comme « cette grâce trouble, ce charme élusif et changeant, insidieux, bouleversant même » ? Sans cesse confondue avec l’ensorcellement même de l’art, Lolita est à l’image de la nymphe désignant chez le papillon le stade intermédiaire entre la larve et l’imago : état fragile, transitoire, certes, mais surtout merveille de la nature. Et que seul l’esthète est capable de repérer. Car comme l’écrit le narrateur,

il faut être un artiste doublé d’un fou, un de ces êtres infiniment mélancoliques, aux reins ruisselants d’un poison subtil, à la moelle perpétuellement embrasée par une flamme supra-voluptueuse (oh, cette torture sous le masque !), pour discerner aussitôt, à des signes ineffables – la courbe féline d’une pommette, la finesse d’une jambe duveteuse, et cent autres indices que le désespoir et la honte et des larmes de tendresse me retiennent d’énumérer…
Aussi, « Lolita » doit être lue de bout en bout comme une féérie éminemment ludique, une production de délectation esthétique. Humbert Humbertn’est-il pas un « vampire de conte de fées » ? Le rayon fillettes du magasin où il fait des emplettes pour Lolita « un lieu féérique » ? Cette dernière « une proie enchantée » ? Leur intimité « le pays de merveilles » ? Leur voyage « un périple enchanté » ? Et « Les Chasseurs enchantés » le nom de l’auberge où se déroule la première scène majeure du livre mais aussi celui de la pièce dans laquelle joue Lolita, écrite par ce Clare Quilty qu’Humbert Humbert tuera ?

Autre difficulté qui rend difficile le décollement identificatoire de Nabokov à son narrateur et alimente les malentendus ? La figure de l’adorable enfant aux charmes impubères qui traverse toute son œuvre et sa biographie : de son premier amour transposé dans « Machenka » à la nouvelle « l’Enchanteur » qui constitue « la première petite palpitation » de « Lolita ». En passant par la Colette réelle d’« Autres rivages » et de sa traduction en russe du chef-d’œuvre de Lewis Caroll.

Après 1955, il y aura encore « Ada », Armande dans « la Transparence des Choses », puis les Dolly et Bel de « Regarde, regarde les arlequins ». Jusqu’au posthume « Original de Laura » où cette dernière, prénommée comme la nymphette de Pétrarque, fait résonner l’écho assourdi de Lolita comme roman et personnage. Nympholâtre, Nabokov ? Assurément. Mais pas criminel. Même s’il est vrai qu’ « un style imagé est la marque du bon assassin. »

Cécile Guilbert
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