Entre Contact et De toutes pièces, il y a deux autres livres, qui ne sont pas des romans mais des formes hybrides entre l’enquête et le récit poétique. Saphir Antalgos, travaux de terrassement du rêve, est une inspection des cartes de visites que le personnage du rêve laisse à chaque fois qu’il nous visite et travaille sur nous, avec ses multiples corps de métier. Les Longs Silences décrit la vie d’une communauté de patients dans une clinique psychiatrique. Ces deux livres sont hybrides dans leur genre, mais aussi dans leur mode d’édition, à la fois sous forme numérique et papier, chez l’éditeur Publie.net. Il y a eu aussi pendant ces dix ans bien d’autres expérimentations d’écriture : séries de textes courts sur mon site www.petiteracine.net, mais également fiction web sur notre identité numérique, mêlant textes, propositions graphiques et vidéos, avec Etant donnée, ou performances diverses.
Entre ces différentes formes, le processus d’écriture est finalement le même pour moi. Cela ne fabrique bien sûr pas le même objet, mais moi, je travaille identiquement.
Je suis même assez allergique, je dois l’avouer, aux catégorisations qu’on voit fleurir, sur « l’écriture numérique », ou pire, « l’écrivain numérique ». C’est créer de petits tuyaux, de petits milieux, qui ne disent rien de la vitalité, de l’invention, des ratages aussi, qui viennent féconder la littérature, travailler la langue là où l’homme la parle, et parler du monde dans lequel nous vivons, tout simplement. Ce n’est pas parce que les circuits économiques sont différents et que les acteurs de ces différents circuits économiques sont globalement indifférents à ce qui se passe juste à côté d’eux que l’acte d’écriture, lui, serait d’une nature différente, de s’exercer sur le web, sur une scène, ou pour créer une forme apparemment plus classique qu’on appelle le livre.
Pour moi l’écriture c’est toujours mâcher des fragments de réel - parce qu’ils sont difficilement digérables, puis les régurgiter, constater que ces déchets sont beaux, et tenter de les agencer. Il y a donc deux étapes. Une écriture par fragments, par intensité. Puis, de la couture, de la manigance, de la narration, appelez ça comme vous voulez.
Le monde est une avalanche. Ca nous déboule sur le coin du nez sans prévenir, il y en a beaucoup trop. On veut tout embrasser, on veut s’en débarrasser, on ne sait plus. Chacun sa méthode pour s’en sortir. Moi, prendre du recul, ça ne me réussit pas. Quand c’est en plan large, en panoramique, en surplomb, on se prend pour Napoléon, on raisonne en grosses masses, on finit par n’être captivé que par le coucher de soleil là-bas au fond, bref on s’ennuie et on fait des erreurs. De stratégie. Et de goût, aussi. Alors je préfère zoomer.
J’aime regarder de près. M’abîmer dans la contemplation active de petits détails : la dentelure d’une feuille, l’implantation des poils sur le mufle d’un hippopotame, le vitrail glauque d’une tranche de courgette coupée très fin. Quand c’est vivant et mobile, quand c’est humain surtout, peut-être ça va un peu trop vite pour moi, ça crée du flou dans mes émotions, du remous. Mais je pense quand même que c’est une position juste, politiquement et artistiquement, d’y regarder de plus près. C’est-à-dire au cœur même de l’avalanche. Et pas devant. Quand on est au cœur du mouvement, tout est beaucoup plus calme, en fait.
Ceci posé, si je puis dire, on peut en venir aux objets. Les objets sont des détails bourrés de détails, ce qui est un bon point pour eux. Dans De toutes pièces, j’ai voulu traiter les objets dans leur matérialité, leur sensualité, bien qu’elle soit toute imaginaire puisqu’aucun de ceux décrits de près ici n’a jamais été devant moi. J’ai voulu aussi les traiter comme des symptômes. Chaque objet décrit, dans sa singularité, dit pour moi quelque chose de l’état de notre monde. C’est comme une humeur que le médecin scrute, pour dire hum hum, vous êtes bilieux mon bon ami. Mais l’objet d’à côté dit autre chose encore, et la description d’où nous en sommes s’enrichit et se contredit. C’est une véritable cacophonie, il faut bien l’avouer, et c’est peut-être ça qui peut nous rendre joyeux : tant de symptômes ne peuvent pas faire seulement une maladie.
Ce personnage se prend effectivement pour le narrateur d’un projet, d’une entreprise qui est la sienne. Il prend conscience progressivement que la toute-puissance qu’il pensait avoir est illusoire. Il pensait avoir la liberté de recréer un petit monde de toute pièces. Mais cette liberté là n’est pas la sienne. Car il l’exerce dans le cadre d’un contrat truqué, une sorte de pacte faustien : il troque son intelligence, son goût pour la beauté, pour accroître la possession d’un commanditaire dont on ignore tout, sauf une chose qui apparaît de façon de plus en plus évidente : son indifférence totale à ce qui vient d’être créé, en tant que ce serait une oeuvre. Seule compte effectivement la valeur monétaire de l’ensemble, et ce qui pourrait s’en dégager de pouvoir supplémentaire.
Bien sûr que c’est politique : existe-t-il encore la possibilité de faire oeuvre de nos vies , c’est-à-dire de partager la valeur de ce qu’on a réalisé sous l’aune de la puissance, et non du pouvoir ?
Toute spéculation est un escamotage : celui qui voit loin et réalise les gains est celui qui se dérobe aux yeux des autres. Cela est encore plus vrai dans un monde numérique et financiarisé, bien sûr. Mais ce retrait du commanditaire a aussi pour moi une autre signification. Plus spirituelle disons.
Ah, Shining je n’y avais pas pensé mais maintenant que vous le dites ! J’ai toujours adoré cette scène où la femme découvre que son mari, qui s’isole en permanence pour écrire et qui s’irrite si on le dérange, n’a fait que recopier indéfiniment, sur des centaines de pages, le proverbe « All work and no play makes Jack a dull boy ». C’est une image géniale de cette manie d’écrire, et du résultat qu’il faut en attendre. Une figure à prendre très au sérieux.
J’ai pensé à Joris-Karl Huysmans bien sûr. Au personnage de Des Esseintes dans A rebours. A cette idée de faire du faux plus vrai que nature et du vrai plus faux que le faux. J’ai pensé au processus de fabrication de la valeur dans certains secteurs de l’art contemporain, à cette impression désagréable que ça laisse, vaguement, de lessivage, de blanchiment. Je parle symboliquement bien entendu…
Un cabinet de curiosités parfait est celui à qui il manque encore des pièces pour l’être.
Un livre tout seul, posé comme ça devant soi, si on l’aime vraiment, ça inhibe plutôt pour écrire. Chaque livre lu et aimé est indépassable. Donc je ne crois pas que ce soit un livre en particulier qui m’ait donné envie d’écrire. Les livres, il faut que ça sédimente à l’intérieur de soi, il faut du temps. C’est la boue qu’ils fabriquent en se désagrégeant, en se mêlant à la vie vécue, qui devient matière d’écriture.
Tous les livres d’Henri Michaux.
Cent ans de solitude de Gabriel Garcia Marquez.
Par morceaux, sans doute Le Parti pris des choses de Francis Ponge.
J’ai décidé de ne pas avoir honte de tous les livres que je n’ai pas encore lus « alors qu’il faudrait » car j’aurais en permanence la tête couverte de cendres. J’ai travaillé avec un grand cinéphile, qui me parlait souvent de films que je n’avais pas vu et me disait : « Quoi, vous ne l’avez pas encore vu ? Oh comme vous avez de la chance. » Je préfère cette chance devant moi que ce remords derrière. Une chance non actualisée reste toujours une chance. C’est le ticket de loterie à gratter qui n’a pas été consommé, évoqué dans le cabinet de curiosités de De toutes pièces.
C’est moins une perle qu’un petit caillou, un « scrupulum », celui qu’on peut avoir parfois dans la chaussure, et vous rend inconfortable, et ne se fait jamais oublier. Ce livre en forme de scrupule, puisque c’est peut-être cela qui nous manque, à nous qui pouvons aller où bon nous semble, c’est La Société des abeilles de Dorothée Elminger, traduit en français par Lila Van Huyen (Editions d’en bas), où il est question de traversée de frontières, et de leur porosité sélective.
Joker sur cette question. Il y a de grands livres qui me sont tombés des mains, et certaines fois je sais très bien que c’est parce que mes mains étaient molles, pas parce que le livre était mauvais. Ce n’est pas que je considère qu’une fois qu’un livre est un « classique » il est sanctifié, mais je ne me sens pas très outillée, légitime, et motivée, pour jouer au jeu des réputations, des hommes ou des livres, de les faire et de les défaire. De mon point de vue, qui n’est que celui d’une lectrice, il y a des rencontres qui se font ou qui ne se font pas.
Alors je ne savais pas bien quoi répondre, je suis donc allée devant ma bibliothèque, j’ai regardé, je suis tombée sur Que ferai-je quand tout brûle ? d’Antonio Lobo Antunes, j’ai voulu le feuilleter mais il s’est ouvert tout seul à une page, où étaient coincés deux trèfles à quatre feuilles (mon fils a un don pour trouver les trèfles à quatre feuilles, on en a un peu partout), avec, bizarrement, un sparadrap qui était là aussi, et donc c’est sans doute le bon endroit pour trouver une citation fétiche, ce sera donc celle-là :
« - Rien d’important
Froisser le couvre-lit
- Presque rien
Lisser le couvre-lit
- Rien »
Je viens de terminer Fief, de David Lopez. Et j’ai beaucoup aimé. Et là je relis Jean-Pierre Vernant, parce que ça ne peut pas faire de mal. Ensuite je voudrais lire La Rouille d’Eric Richer et Un œil en moins de Nathalie Quintane, et aussi La Ballade silencieuse de Jackson C. Frank de Thomas Giraud.
Découvrez De toutes pièces de Cécile Portier aux éditions Quidam :
Le mercredi 7 novembre 2018, la librairie Charybde (129 rue de Charenton 75012 Paris - www.charybde.fr ) avait la joie d'accueillir Cécile Portier à l'occasion de la publication de son roman "De toutes pièces" chez Quidam éditeur.
Orgueil et ..., de Jane Austen ?