Céline Huyghebaert

Je répète souvent cette phrase dans ma tête. Papa est mort. J'essaie de me convaincre que la présence du verbe "être" empêche sa totale disparition.

Les albums de famille racontent peut-être moins les événements heureux que la façon dont les gens se sabotent, comment l'horizon se resserre et les choix se raréfient, jusqu'à ce qu'on ait l'impression qu'ils sont tous derrière nous.

Comment fait-on pour conserver intacts ces moments, dès lors qu'ils s'emmêlent dans le temps qui passe et le récit qu'en font les autres?

(...) le passé est toujours en nous, on pense qu'il est loin, mais il est toujours présent, on vit avec.

Je ne veux pas que le silence s'installe quand nous aurons vidé les mots de leur substance à force de les utiliser pour remplir nos conversations.

Je pense qu'on peut se lever tous les matins, travailler, manger, parler, sourire, et être mort quand même.

Je me suis demandé si mon père continuerait d'exister après, quand il ne resterait plus rien de lui, et comment, moi, j'existerais le jour où je ne pourrais plus me mettre au bout de son histoire, parce qu'elle serait totalement effacée.

Céline insiste, parce qu'elle voudrait faire oublier l'homme qui boit. C'est une image tellement forte qu'elle efface toutes les autres. Parfois, quand on lui demande de quoi son père est mort, elle répond un cancer. Juste ça. Le mot cirrhose, elle sait très bien ce qu'il draine comme imaginaire dans la tête des gens. C'est caricatural ; ça titube, ça chante fort et ça gueule.

IIIIIIIIIIII
Il va chercher son père à la gare. Elle dit que le repas sera prêt à midi, qu'ils ne traînent pas trop au bistrot. Elle attend quelque chose que le mariage aurait dû déposer dans sa vie, surtout le week-end.

La famille est régie par des codes, un langage, des interdits. On apprend par mimétisme à s'y soumettre. On n'ose pas poser certaines questions, car personne ne les a posées avant nous. Chacun finit par croire à l'existence d'un grand secret dont la révélation briserait les liens familiaux, alors que ce n'est pas ça. Ce n'est pas le secret qui menace la famille, c'est la question qui n'a jamais été posée. Si on la posait, plus personne n'arriverait à se raccrocher à sa petite histoire, quand bien même aucune des réponses n'y apporterait quoi que ce soit de nouveau.

Marguerite Duras vivait toute seule dans une grande maison à Neauphle-le-Château, pas très loin du village où mon père a grandi. Elle écrivait : "La solitude, c'est ce sans quoi on ne fait rien", et elle écoutait le plancher craquer dans sa maison à deux étages.

On se place là où il faut. On agit de la seule façon possible. Et c'est plus tard, dans la solitude qu'on se permet d'être désarticulé.