Nous le savons, dans l’organisation de notre société, il est nécessaire de maintenir le schizophrène à l’état de dépendance, de veiller à ce qu’l ne quitte pas le circuit classique : maison – hôpital – prison – hôpital – maison. Ce circuit fermé est acquis, bien qu’il soit largement dénoncé dans le secteur psychiatrique. Les malades eux-mêmes au bout de dizaines d’années de traitement constatent qu’ils demeurent écartés de la machine sociale et maintenus dans le réseau de l’hôpital ; ils doivent continuer de pointe, d’être sous la surveillance de la médecine et la vigilance de leurs proches. Nous nous adoptons progressivement à cette logique de contrôle qui, au-delà du domaine de la maladie et de la folie, s’étend à l’ensemble de la population, et nous conforte dans l’idée que nous pouvons nous prémunir des dérives de la normalité. Pour que cette normalité existe, il faut des fous. Qui sont-ils aujourd’hui ? Qui seront-ils demain ? Sans répondre à cette question, il y a fort à parier que la normalité servira encore le prétexte de leur isolement.
Vocabulaire - Malade mentale. Schizophrène. Folle. Psychotique. Nosographie. Clinophilie. Perplexité. Dysmnésie. Héautoscopie. Athymhormie. Aboulie. Processus anidéique. Bouffée délirante. Vol de la pensée. Morcellement. Syndrome de Cotard. Désordre tymique. Organe. Ithyphallique. Moi. Ça.
Dissocier la volonté d’être artiste de l’inconscience de l’être est une fabrication, aucun créateur n’est insensible au fait que son œuvre soit observée, intrigue, émeuve celui qui la regarde ; rendre hommage aux internés en se passionnant pour leur capacité à pouvoir s’exprimer bien que coupés du monde, illustre combien l’art officiel s’est hissé à un tel niveau de pouvoir qu’il s’émerveille de retrouver les conditions premières de la création humaine en dehors des mécènes des biennales… Accorder une place dans les musées à des artistes bruts, leur donner un nom, écrire la charte de leur genre, c’est une façon de créer une marginalité au sein d’un art officiel qui n’a plus de légitimité et récupère, de façon détournée, un statut. L’art officiel est entré en résistance en défendant l’art brut.
Le roman graphique est le lieu de l’expérimentation narrative. La trahison du réel articule une masse de documentation, de textes, de photos d’archive avec la peinture. Cette dernière n’a pas vocation à illustrer un texte, lequel n’a pas non plus pour rôle de soutenir une image ; le texte et la peinture parlent chacun en leur nom, comme le font les dessins automatiques et les poèmes anagrammes. Mais ainsi, comment construire une histoire ? Chaque pas en avant amène une nouvelle question : travailler sur Unica Zürn impose de questionner le rapport à la peinture dans le récit, l’immatérialité de l’expérience dans le vécu. D’autre part, comment faire l’expérience d’une pensée qui s’articule tout à la fois autour de la poésie, d’une œuvre graphique et littéraire, des événements directement nourris par un imaginaire plus concret que le quotidien même ? Comment rendre à Unica Zürn ce qui lui est dû : l’acceptation de son imaginaire comme réalité et la reconnaissance de son choix d’appuyer sa pensée sur des signes plutôt que sur des faits ? Le ressort scénaristique n’est pas la seule réponse possible. Nous pouvons choisir d’aborder l’album graphique comme une toile, de jeter en premier lieu une confusion de couleurs, d’atmosphères, de notes, de segments de textes, afin d’éviter à tout prix que le récit ne se mette en ordre dès le départ, car c’est cheminant que sa forme se construit ; comme le personnage, il s’organise autour d’un axe que le temps seul peut éclairer, il n’a pas de contours. Le sujet de cet album pourrait être : comprendre qu’une œuvre soit plus investie que la vie…
Selon Unica Zürn, la folie est l’unique façon d’être monde. Bien que ses livres soient édités, elle nie avoir une œuvre. Tandis que les surréalistes et les psychiatres explorent avec intérêt les œuvres de Strindberg, Höderlin, Van Gogh, elle voit en eux des artistes empêchés d’explorer leur déraison. Elle interroge les anagrammes.
Je me suis tournée et retournée en moi-même, je me suis écoutée et regardée. Et j’en ai eu assez de moi. Si j’étais un homme, peut-être aurais-je dans cet état créé une œuvre. Mais telle que je suis – et je ne voudrais être rien d’autre -, je n’ai fait que divaguer. – Unica Zürn, dans Vacances à Maison Blanche
Unica a imaginé un grand hypnotiseur qu’elle baptise H.M., une entité supérieure qu’elle porte aux nues. Cloué dans un fauteuil roulant, il est impossible à H.M. de la toucher. L’abstraction du corps incarne leur union spirituelle, à l’image de l’amour pur, selon elle. Elle attend ses prophéties pour accomplir son merveilleux destin. […] Elle se rappelle les émois de l’aube faits de beauté et de souillures, où il fut clair qu’ensuite, rien ne serait comme avant. La précoce conscience de la mort, les pulsions érotiques de l’enfance et avoir manqué à sa parole tant de fois, malgré l’indulgence des amis, hantent ses rêveries quotidiennes.
L’image, le portrait et plus généralement la représentation, attribuent une fausse identité à un personnage – Ici, une artiste insaisissable et son œuvre, source d’interprétation et d’inspiration intarissable pour moi. Cette identité, qu’elle soit peinte ou dessinée, relève nécessairement du fantasme, non moins que la photographie, obsolète dès la seconde suivant sa prise. Aussi faudrait-il considérer toute imagerie comme un leurre. Le roman graphique est l’art de confronter le leurre au récit. Cet album sur Unica Zürn est une errance libre dans son œuvre, accompagnée néanmoins du souci de comprendre certains événements de sa vie, qui n’auraient pu se produire en d’autres temps et en d’autres lieux. Sur le tard, j’ai réalisé combien un artiste était lié à son contexte social ; ce que nous omettons parfois quand nous le découvrons de nos jours, même si, au minimum, nous voyons dans les livres des reproductions d’œuvres en vis-à-vis d’une biographie… Dans le cas de Zürn, cela n’apporte qu’un faible éclairage ; après avoir lu quelques thèses sur sa vie et son œuvre, je me suis aperçue que ces lectures ne complétaient aucunement l’impression que m’avaient laissé ses textes. Non que ces analyses manquent de sensibilité, mais la plupart persistent dans l’exploration de l’œuvre par le prisme de la folie. Cet angle me paraît insuffisant et j’ai souhaité me tenir à distance de ce parti pris ; sans pour autant prétendre apporter un éclairage nouveau, j’ai tenté au contraire de préserver au mieux le mystère d’un esprit créateur qui se tient en marge de la normalité.
Ne te contente pas de cette vie médiocre ! Tu mérites mieux que ça. Hans Bellmer te croit fragile ? Montre-lui qui tu es vraiment ! ne te laisse pas manipuler. Tu étais bien plus hardie quand tu étais petite fille. Qu’attends-tu pour te défendre ? Lui résister ? Tout le monde te croit fragile, pas seulement Bellmer ! Tu n’as pas besoin d’eux ! Vas-tu te contenter de singer la vie des autres ? Devenir adulte, vieillir, mourir ? N’attends plus ! Je serai là comme la première fois, près du jasmin. Relève la tête, l’histoire de l’humanité défile dans les nuages. Tous les morts depuis l’âge du Christ pleurent, tu as le pouvoir de soulager leur peine. N’oublie pas, il se prépare une grande fête en ton honneur !
Unica attend un miracle. Elle sait que le miracle peut se produire à tout moment, l’évanescence du corps, le 99 avant d’atteindre le 100 ou la maturité inaccessible ; qui peut compter jusqu’à 100 cesse d’être un enfant.