La philosophe Chantal Jaquet, qui a forgé le concept des "transclasses" pour désigner ces personnes qui passent d'un milieu social à un autre, revient sur son enfance et sa propre trajectoire de transclasse dans un entretien aux PUF, "Juste en Passant".
La langue est cruciale dans la construction identitaire du transclasse : celle qui est choisie trahit un choix de vie, une rupture sensible avec le milieu d'origine. Les gestes ou les vêtements sont les premiers signes visibles, les mots sont les premiers signes audibles. Le transclasse choisit un idiome pour marquer, de sa volonté verbalisée, la frontière qui incarne son départ de la classe d'origine. Il semble maîtriser ce choix. Pourtant, d'une certaine manière, le transclasse ne peut jamais se défaire de la langue à laquelle il était lié avant : il ne peut pas s'offrir le luxe, par exemple, de faire semblant de ne pas comprendre. Il est condamné à comprendre les manières de parler des deux classes qu'il recouvre. Cela vaut aussi bien pour le transclasse quittant la ruralité pour la ville que pour celui qui change de pays.
Je suis transclasse, triple transclasse même : de l'Inde à la France, de la vie de cité à celle de Paris, et du tamoul au français.
Par mon histoire, le transclasse m'est apparu comme indissociable de la figure de l'éternel émigré. Ou plus qu'émigré, ce participe passé substantivé qui marque une fin - je l'associe au migrant, participe présent de l'action toujours en cours. Paradoxalement, même si cette réflexion autour de la migration provient de mon histoire personnelle, elle me semble porter une universalité.
« Le sens d’une trajectoire transclasse n’est pas univoque et donné d’avance. Il dépend de la reprise qui en est faite et de la position que le transclasse affiche et occupe dans le champ social. Peut-on parler d’émancipation, lorsque le transclasse reprend à son compte sans le moindre recul critique le discours méritocratique pour justifier l’ordre social, en oubliant ceux qu’il a laissés derrière lui, ou en devenant un pilier de la classe dominante, d’autant plus efficace qu’il connaît le monde des dominés et sait les manipuler ? Bien que certaines trajectoires puissent incarner des figures de liberté, comme celles des héritiers ruinés qui épousent la cause ouvrière ou celles d’anciens prolétaires qui mettent leur richesse et leur puissance nouvelle au service de la justice sociale, tout transclasse n’est pas par définition porteur d’émancipation. » P:116.

« La méritocratie n’est pas un concept, c’est une idéologie qui, sous couvert de nier les privilèges de la naissance et de faire valoir le travail et le talent de chacun, masque les héritages et justifie l’ordre établi, en faisant croire que les inégalités économiques, politiques et culturelles entre les hommes, ainsi que leurs positions sociales, sont dues à la différence de leurs qualités intrinsèques. En introduisant la distinction par le mérite au cœur de l’appareil d’état, on ne corrige pas les inégalités de naissance, au contraire, on les accroît. On rajoute de l’inégalité symbolique à l’inégalité économico-politique et on humilie davantage les sans-grade, en transformant un fait social inique en faute dont ils sont responsables. On comprend bien les avantages qu’un État conservateur peut en tirer, car il peut ainsi se dédouaner à bon compte de ses responsabilités en matière de justice sociale et permettre aux privilégiés de prolonger leur rente avec la bonne conscience de ceux qui s’estiment méritants et qui ont admis au repêchage quelques transclasses alibis dans leur rang.
Mais c’est le stade infantile de la politique parce qu’il s’agit de gouverner les hommes à l’aide du tableau d’honneur et du bonnet d’âne, comme à l’école primaire. Au lieu d’unir les hommes, la méritocratie les divise en élus qui montent sur le podium et en exclus qui restent en bas de l’échelle faute de talent et de volonté, bien entendu. » P:83,84.
L'encens est cette essence qui fait sens, car elle s'échappe de la pierre, la traverse et l'imprègne de cette odeur humaine qui permet à chacun de se reconnaître dans la nature.
Spinoza reste l'instrument de ce travail de réhabilitation, puisque chez lui l'esprit et le corps sont une seule et même chose, exprimée à égalité de deux manières, tantôt sous l'attribut de la pensée, tantôt sur l'attribut de l'étendue. Il n'y a donc plus lieu d'instaurer une hiérarchie, de déprécier le corps et d'en faire le tombeau de l'âme. Une double approche physique et mentale de l'homme est possible et rend caduque l'opposition traditionnelle entre matérialisme et idéalisme. Les aptitudes physiques et mentales étant nécessairement corrélées, l'esprit ne peut que ce que peut le corps.
p. 96
Quoi de plus fascinant que d’observer le vivant à ses différents niveaux, les
molécules, les cellules, les organes, les organismes, les écosystèmes, sans oublier, au-delà de la biologie, le quantique ou l’astronomique...
L'existence de quelques cas singuliers qui ne vérifient pas la règle générale ne saurait suffire pour l'infirmer ou pour en nier la réalité.
Car enseigner, au sens propre, c'est faire signe. C'est une forme d'appel à l'autre, à son intelligence. Ce signe n'est pas nécessairement reçu ou compris. Et quand il l'est, il est de toute façon interprété et il fait l'objet d'une reprise et d''une réappropriation.
p. 118
Ainsi, on ne naît pas ouvrier ou patron, mais on le devient de père en fils... ou presque.