Ma grand-mère ne possédait aucune culture littéraire. Soumise dès la naissance aux lois d'un milieu social qui considérait la lecture comme un luxe interdit aux femmes, mariée très jeune à un homme qui ne s'intéressait qu'à sa profession, bientôt chargée d'enfants, elle avait passé sa vie à sécher sur pied dans une grande faim d'évasion mentale entre les tyrannies de la marmaille et les urgences du pot-au-feu, pour se retrouver, la soixantaine venue, avec une voracité intacte, des loisirs inattendus, et tout aussi ignorante qu'à vingt ans.
On vous a reproché de prendre vos illusions pour des réalités, mais c'est à force de faire une réalité de votre désir que vous m'avez enseigné la poésie.
on vous a reproché de prendre vos illusions pour des réalités, mais c'est à force de faire une réalité de votre désir que vous m'avez enseigné la poésie
Enfin, elle commençait à parler. D'une voix assez basse d'abord, comme si elle avait à forcer quelque interdit de sa nature pour se désenliser du silence.
On vous a reproché de prendre vos illusions pour des réalités, mais c'est à force de faire une réalité de votre désir que vous m'avez enseigné la poésie.
C’est ainsi que le nom de Bruges a conservé dans mon esprit une connotation festive si intense qu’aujourd’hui encore je ne puis l’entendre prononcer sans un frisson de bonheur, comme si, par-dessus un gouffre de soixante-dix années, il avait le pouvoir de rendre la vie à cet univers de poésie et de liberté auquel le visage de ma grand-mère est si ardemment associé. Depuis ma petite enfance, je lui ai toujours attribué une dignité particulière dans l’aristocratie des mots qui, au-delà de l’étroite signification que leur prête le consentement général, enrichissent le tissu sensoriel du langage de tout un trésor de saveurs, de couleurs et de parfums : la seule magie de sa consonance suscite en moi le sentiment d’une complicité exultante entre l’idée de ville et celle de volupté, de velours et de vacances.
Celui qui prend la peine de gagner des quartiers moins fréquentés, à l'heure où le silence n'est plus troublé que par la rumeur lointaine de la cité et le tintement de quelque cloche dans une église de faubourg, aura peut-être la chance d'accueillir, au long d'un quai bordé par des eaux mortes ou sur le seuil d'une place où sommeillent quelques maisons sans âge, le souvenir poignant des anciens jours: c'est comme une bouffée de musique ténue, un concert de brume aux flambeaux qui affleure à la surface du passé, la vocalise d'une vie antérieure de bonheur insoucieux à peine modulée sur l'écran de la mémoire.
(...) Bruges était pour moi une ville bien vivante. Mélancolique, mais vivante: les morts ne sont pas tristes. J'aurais été incapable d'entamer une discussion sur le sujet, mais ce que j'admirais d'instinct, c'est la dignité rêveuse avec laquelle la cité assumait la déchéance dont la sévérité de l'Histoire l'avait frappée. (p. 63)
Ce que je ne savais pas encore en lisant pour la première fois les pages dorées d'Elie Faure, c'est que ce philosophe à la culture vertigineuse, cet historien qui dominait l'aventure des races et des peuples, ce poète qui jonglait avec l'art de tous les pays et de tous les temps et traitait les civilisations comme des phénomènes lyriques de la France, n'était pas un esthète filant ses longs loisirs dans quelque gentilhommière de province, mais un petit médecin de quartier parisien, sans fortune, accablé de mille devoirs épuisants, qui ne trouvait pas facilement éditeur, et qui, quand il rendait visite à un malade, s'arrêtait parfois dans l'escalier pour prendre des notes sur ses manchettes. (p. 122)
J’ai toujours éprouvé le sentiment que le bonheur de vivre s’enrichissait d’une stimulation insolite sous son toit. Si bien qu’après plus de soixante années, la maison et le jardin de Bruges demeurent auréolés dans ma mémoire d’une grâce d’élection particulière : celle des lieux où l’ajustement parfait des êtres et des choses nous ménage une connivence avec les puissances de l’invisible.